Gérard Fourez
Comment travaille la science occidentale ? La notion de paradigme

Cela signifie qu’une discipline scientifique ne s’organise pas autour d’un objet qui serait donné par la nature, mais autour d’une certaine manière de structurer une vision restreinte et particulière d’une partie du monde que l’on découpe. En gros, on appelle « paradigme », une série de règles acceptées par un groupe de chercheurs et admises comme telles ; elles donnent une certaine organisation à la manière de voir les choses suivant une discipline ou une philosophie — une manière de vivre.

(Revue CoÉvolution. No 14. Automne 1983)

Je vais d’abord définir ce que l’on appelle « paradigme » en philosophie des Sciences. Partons de la manière dont on imagine les sciences. Pour beaucoup de personnes, les sciences examinent simplement les choses telles qu’elles sont : c’est l’image un peu classique d’un certain positivisme. Il y aurait des choses qui existent et les scientifiques regardent comment elles sont. Le savoir scientifique est alors supposé complètement déterminé par « les choses telles qu’elles sont ».

Nous sommes de plus en plus conscients que ce n’est pas ainsi que les Sciences travaillent. En fait, on ne regarde jamais « les choses telles qu’elles sont ». Déjà Kant le disait d’une certaine manière. Aujourd’hui on est de plus en plus conscient qu’il faut étudier « comment nous voyons les choses ». Cela signifie que notre vision du monde, les représentations que nous nous en donnons, sont déterminées par toute une série d’éléments qui viennent de nous.

Quels sont ces éléments ? Je les situerai à deux niveaux. Un premier niveau se réfère à l’image globale que l’on peut avoir du monde, différente d’une culture à l’autre. Nous avons tous, suivant notre culture, une manière de nous imaginer tout ce qui existe. Cela peut prendre des noms différents selon les penseurs. Par exemple, deux américains, Luckmann et Berger parlent de la construction sociale de la réalité. Que veulent-ils dire par là ? Que le réel n’est jamais perçu qu’à travers une certaine construction que la société en fait. La seule chose que nous voyons, c’est un monde socialement organisé, construit, et perçu comme objectif parce qu’on l’a construit d’une certaine façon. Ou bien, considérons un penseur comme Castoriadis : il parlera de l’Institution Imaginaire. Que veut-il dire par là ? Que la manière dont nous regardons le monde est structurée, organisée, instituée dans l’Imaginaire ; cela nous permet finalement de voir comment les choses peuvent être perçues. Prenons un troisième courant — et on pourrait en citer encore beaucoup : celui de la psychologie cognitive. Elle a perçu, depuis un certain nombre d’années, que contrairement au comportementalisme, nous ne connaissons pas les choses en réagissant directement à des stimuli, mais que nous structurons notre connaissance.

Voilà donc un premier résultat sur lequel je voudrais insister : la manière dont on voit le monde est liée à une structuration globale de ce que l’on voit. Il nous est impossible de produire une connaissance hors de cette organisation culturelle. Comme le disait le philosophe Wittgenstein : « on est dans la bouteille à mouches » et on ne peut en sortir (c’est-à-dire que nous ne savons pas sortir de notre manière de voir les choses).

Si on veut maintenant descendre à un niveau un peu plus limité on voit que, lorsque nous faisons des recherches scientifiques, nous utilisons ce que, depuis Thomas Kuhn, on a appelé un « paradigme ». Cela signifie qu’une discipline scientifique ne s’organise pas autour d’un objet qui serait donné par la nature, mais autour d’une certaine manière de structurer une vision restreinte et particulière d’une partie du monde que l’on découpe. En gros, on appelle « paradigme », une série de règles acceptées par un groupe de chercheurs et admises comme telles ; elles donnent une certaine organisation à la manière de voir les choses suivant une discipline ou une philosophie — une manière de vivre.

Les trois temps d’une discipline scientifique

Prenons comme exemple une discipline qui naît et grandit : l’Informatique. Il y a une quarantaine d’années, l’Informatique était dans ce que le groupe Stanberg appelle une période pré-paradigmatique. Cela veut dire qu’elle s’occupait d’un certain nombre de problèmes sans avoir d’outils bien déterminés pour les aborder. Puis, des chercheurs s’organisèrent autour de ces problèmes et se mirent d’accord sur des manières de les structurer. Ceux qui ne sont pas d’accord avec leur manière de voir ont été de plus en plus rejetés sous prétexte qu’ils ne font pas de l’Informatique. Cette structuration, dans le cas de l’Informatique, s’organisa autour d’un outil — l’ordinateur — tandis que la recherche de l’Information se structura de plus en plus autour des méthodes liées à l’ordinateur. Ces méthodes furent de plus en plus explicitées et liées à des institutions : on commença à former des informaticiens, et ceux qui ne rentraient pas dans ces méthodes furent renvoyés dans une sorte de ténèbres extérieures ; ils ne sont pas « informaticiens ». On peut étudier ces processus de rejet de la communauté scientifique qui s’est ainsi formée.

C’est alors la période appelée « paradigmatique » : des règles sont formulées et ceux qui ne les acceptent pas sont refoulés à l’extérieur.

Dans certaines disciplines, apparaît plus tard une période post-paradigmatique, c’est-à- dire qu’elle devient une pure technologie intellectuelle utilisée sans qu’on réfléchisse à ses présupposés. On l’utilise comme un outil, un peu comme quelqu’un utilise une machine à écrire sans se demander comme elle est faite. Ainsi, une discipline que vous avez tous rencontrée un jour, la trigonométrie, est une discipline d’une période post-paradigmatique : elle est devenue un outil qu’on accepte comme tel. J’ai pris expressément des exemples en dehors de la biologie parce que l’on voit mieux les concepts quand on est un peu éloigné de ce que l’on fait quotidiennement.

Le monde vu comme un objet

Pour terminer, je dirai un mot sur ce qui paraît être le courant principal de l’évolution des Sciences sous leur forme moderne. Elles sont nées, avec une classe sociale — la bourgeoisie — qui s’est donnée comme caractéristique de regarder le monde comme un objet. Pour le comprendre il faut savoir imaginer le marchand bourgeois : il n’est plus complètement déterminé par le monde dans lequel il vit ou par la communauté autarcique caractéristique du Haut Moyen Age ; il se trouve dans un monde qui lui est extérieur et il peut se penser comme extérieur au monde dans lequel il vit. Ceci est très important pour comprendre l’apparition des Sciences Modernes car il serait difficile d’imaginer que quelqu’un qui vit dans un village moyenâgeux du XIe siècle, s’imagine « en dehors » du monde dans lequel il vit et où il a toujours vécu. Mais, avec la bourgeoisie, apparaît une classe sociale qui peut s’imaginer hors de son environnement usuel. Cela aide à comprendre comment le scientifique se verra en dehors du monde et le regardera avec les yeux de l’étranger. Peu à peu les Sciences Modernes s’affirmeront autour de cette idée-là. En gros, en 1600, pour tout le monde, pour l’honnête homme, le monde était organisé suivant une certaine « âme ». Ainsi, à la fin du XVIe siècle quand Gilbert « découvre » le magnétisme terrestre, il pense voir l’Ame du monde. Un siècle plus tard, tout aura changé, « l’honnête homme » de 1700 verra le monde comme inanimé, lié à des forces abstraites, rationalisé et qui fonctionne comme telles. Entre les deux, on peut imaginer — en simplifiant pour aller très vite — que Newton a posé les jalons de ce monde inanimé. Pourtant, Newton vit encore dans un monde animé puisque, pour lui, l’alchimie, la théologie et ce que l’on appellera plus tard la physique, sont mêlées. Il semble être un personnage de transition.

Pendant plus de deux siècles régnera une Science qui travaille par rapport à un monde « inanimé », — désenchanté, dira Monod —, avec des forces qui peuvent être décrites d’une façon abstraite. Je crois que la représentation la plus claire en a été donnée par Laplace : « Si vous me donnez les positions de toutes les choses, je pourrai tout vous dire de ce qui s’est passé dans le passé et de ce qui se passera dans l’avenir ».

La physique triomphante, à ce moment-là, fonctionne autour de deux images.

L’une est fournie par ce que l’on appelle en physique le problème des deux corps ; il permet de prédire le mouvement de deux astres grâce à une mathématique extrêmement précise.

Le deuxième problème de référence est celui du pendule : c’est un mouvement qui oscille autour du point d’équilibre et qui est généralement descriptible de manière univoque. Ces problèmes fournissent la représentation centrale (paradigmatique) des Sciences pour plusieurs siècles : celle d’un monde déterminé et sans histoire.

Personne ne se rend compte alors que ce sont des problèmes très restreints. Cependant, vu la précision de ses résultats, la Physique dominera toutes les autres sciences. Les autres disciplines essayeront de copier son paradigme. A la fin du siècle dernier, pourtant, des fissures apparaissent dans l’édifice : la relativité, la mécanique quantique, puis, plus récemment encore, la fameuse question des structures dissipatives. On se rend compte que la Physique du XIXe siècle s’est limitée aux problèmes proches de l’équilibre, tandis que les autres problèmes ne sont pas décrits : ils sont même éliminés de la vision du physicien par le coup de force du paradigme de la Physique. Pour le dire plus simplement quand j’ai reçu ma formation comme physicien, j’ai appris à ne regarder qu’un certain nombre de problèmes proches de l’équilibre et à ne pas voir les autres ; c’est cela la formation d’un physicien.

Tout cela n’est pas étranger au problème qui nous touche : la métamorphose de la Science et de la Biologie. Le concept de Science a été influencé par cette histoire. Maintenant — en tout cas depuis un certain nombre d’années, vingt, trente, cela dépend où on situe les limites — on perçoit de plus en plus qu’il faut réfléchir à la fois aux conditionnements sociaux des productions de nos savoirs et aux règles intellectuelles qui structurent ces savoirs.

En d’autres termes, on perçoit de plus en plus les savoirs comme des technologies intellectuelles liées à des situations précises, et donc limitées. On se rend de plus en plus compte qu’un savoir ne peut être utilisé que dans le cadre pour lequel il est adéquat. Exactement comme un tracteur n’est utilisable que dans une région où il y a de l’essence, des pièces de rechange et certaines connaissances de mécanique. Si vous importez ce tracteur dans un autre pays, vous le verrez très vite tiré par un bœuf. Je dirais, c’est la même chose dans les savoirs scientifiques. Il importe de voir ce qu’ils sont et quelles sont leurs limites.

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Gérard Fourez, est docteur en physique théorique de l’université du Maryland et titulaire d’une licence en philosophie. Professeur aux Facultés Universitaires de Namur, il y a enseigné l’épistémologie, l’éthique et la philosophie de l’éducation. Il est l’auteur de nombreux livres et articles parmi lesquels La construction des sciences, L’alphabétisation scientifique et technique, Nos savoirs sur nos savoirs et Apprivoiser l’épistémologie.

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