Jean Carteret
Les mystères du Tarot

Le Tarot est la translation d’une rotation tandis que l’Astrologie est la rotation d’une translation, la marche des astres. Disons que l’Astrologie est la carte du voyage tandis que le Tarot en décompose les étapes nécessaires comme sont nécessaires les étapes de l’alphabet pour l’apprentissage du verbe et la construction syntaxique de la phrase.

(Revue Question de. No 37. Juillet-Août 1980)

Le Tarot, une ordonnance du verbe

Si « la nature a horreur du vide », la surnature a horreur du plein. Les valeurs du plein dans le monde étant celles de la vie, de la masse et de la nature, les valeurs du vide dans le monde seront celles de l’esprit, de la structure et de la surnature. Autant dire que le plein est au vide ce que le contenu est au contenant, que ce dernier soit revêtement ou support. Le contenant est un revêtement, un cadre, parce qu’il est externe, il est support lorsqu’il est interne.

Le contenant est au contenu ce que la structure est à la masse, le dur au mou, le squelette à la chair, les valeurs fixes de l’esprit aux valeurs mobiles de la vie.

Si le Tarot, comme l’Astrologie, est né de la coïncidence entre les hommes et le monde, elle est exclusivement coïncidence des contenants. Le contenu c’est l’homme qui l’apporte comme à l’auberge espagnole…

C’est pourquoi toutes les mancies qui ont utilisé ces grandes ordonnances ont pu parfois tomber juste et souvent tomber à côté.

Le Tarot est le passage comme hermétisme entre l’ésotérisme et l’exotérisme et inversement. Il est le passage d’exotérisme à ésotérisme quand on va vouloir saisir quels sont les principes du monde, mais quand on va « tirer les Tarots » on va passer de l’ésotérisme à l’exotérisme puisqu’on part des principes appliqués à des évènements qui vont se produire et que l’on opère une incarnation. Il y a donc là un problème dialectique. Le Tarot est le passage d’un lieu à un autre sans qu’il y ait un élément privilégié. Il faut une aisance dans les deux à la fois.

Toute ordonnance du Verbe est un temple. Ouvrir les portes du temple, ouvrir les portes du Tarot, c’est ouvrir les portes du langage. Le langage était à l’état de son et de chaleur dans la naissance, il sera à l’état de silence et de lumière dans la mort.

Pour prendre conscience du langage il faut passer par la mort, pour prendre conscience du Tarot il faut passer par la mort.

La mort écarte les masses et nous fait rejoindre les structures alors que la naissance nous masquait les structures pour faire proliférer les masses.

La vie, qui est mobile, est affaire de masse ; l’esprit qui est fixe, est affaire de structure. D’ailleurs tout ce qui change a tort du point de vue de l’esprit et tout ce qui demeure a tort du point de vue de la vie.

Si le Logos est la mise en proportion du Principe — principio / initium — initiation, le Tarot est une mise en ordonnance et en coordination du Logos.

Étant ce parcours global du monde des essences il précède par là même la réalité concrète des contenus. La création est le passage à l’acte de ce monde des essences, elle va de la qualité à la quantité, et lorsque l’homme revient de la réalité à cette ordonnance qui la précède et la sous-tend, il en opère une prise de conscience.

C’est un retour de l’existence à une essence seconde, un retour de la quantité à une qualité nouvelle. Ce retour au Principe par la conscience constitue une initiation véritable et désacralisante.

Les Arcanes du Tarot forment un panorama de l’ensemble de toutes les formules possibles du verbe. C’est un livre de la création. Certes, ce sont des formules du point de vue du monde, mais c’est l’homme qui peut procéder à la formulation par le jeu ou par la mancie.

Tirer les Tarots à quelqu’un c’est voir comment le monde se présente en lui, mais c’est à un monde d’essence que nous aurons alors affaire et non à un monde d’existence.

L’architecture du Tarot témoigne de l’ordonnance de la création par rapport à la créature. La mancie dégénérée et superstitieuse est incapable, dans cette confrontation à ce théâtre du vide, d’y voir autre chose qu’un sombre déterminisme.

En fait, il s’agit de savoir, y lire comment la création se présente, en ses valeurs poétiques, à la créature. Ce qui révèle alors le style selon lequel le monde s’offre à nous et ce qui se cache derrière tous les accidents du monde. Et ce regard n’est pas mathématique, il ne saurait jamais être que vécu…

Le théâtre des réalités

Le Tarot doit être regardé comme le théâtre de ces réalités, il n’a d’autres propos que de nous conter les rapports amoureux et souvent pleins de crises, du Ciel et de la Terre, de l’homme et du monde.

« La diseuse de bonne-aventure » ne peut nous renseigner que sur les contenants à vivre et seule la réalité qui suivra pourra remplir ces contenants.

Autrement dit, tout est possible, toujours, seulement pas n’importe comment, là est la rigueur du langage du Tarot. Cette rigueur n’est absolument pas logique, elle s’exerce dans l’analogie. La logique est à l’analogie ce qu’est la loi des contenus à la loi des contenants.

Dans l’entre-deux chaises de la vision, le voyant, commençant par l’expérience, doit affirmer la réalité à laquelle il assiste mais cette réalité est l’expression d’une transcendance et d’une structure : il est nécessaire d’en venir à structurer l’expérience du Tarot.

Il faut passer de cet accident du plein qu’est la réalité physique à la substance du vide qui est la réalité métaphysique du langage ; remonter de l’expérience que nous faisons du monde à la Connaissance qui est la manière dont le monde fait l’expérience de l’homme.

La cartomancienne puise encore dans ce qui la concerne qu’elle projette sur l’autre. A l’opposé d’elle se tient le prophète capable, lui, de voir ce que l’autre concerne et non ce qui concerne l’autre.

Qualitativement, le prophète contient le terme, il est lui, capable de voir au-delà de ce qui est ici et maintenant vécu. Ce qui nous concerne, c’est la prophétie.

Dans le Tarot il y a le témoignage stupéfiant de l’ordonnance du monde. La création a trouvé là le moyen de passer à travers la créature (la créature c’est ceux qui ont fait le Tarot) pour arriver à se manifester ; d’avoir vraiment en image ce que nous ne voyons pas du tout dans la réalité qui nous présente une quantité de fois une quantité de choses dont nous ne voyons plus les principes. En sommes, c’est une révélation de principes, c’est un temple.

Le Logos est la mise en ordonnance du Principe. Toute ordonnance est à la fois structure et dialectique. Structure par sa valeur d’état et dialectique par sa valeur dynamique.

La structure est une demeure, elle est fixe, immobile, statique. La dialectique, elle, est essentiellement mobile et dynamique.

Ainsi du temple construit qui est une structure. Ainsi de la circulation dans l’espace qualitatif du temple, entre les colonnes qui forment ses pôles et qui est circulation de la dialectique à l’intérieur de la structure du temple. D’ailleurs il y a moins, dans le temple, circulation que simple déplacement.

Le Tarot contient cette structure et cette dialectique. On retrouve dans les Tarots à la fois les principes de l’origine du monde et tous leurs accomplissements. La structure est la maison de la polarité et la dialectique en est le véhicule.

Le serpent qui se mord la queue prend la forme d’un cercle et le cercle est le symbole du verbe. Le cercle serait l’expression d’un point vide.

Le point vide est au cercle ce que ce qui demeure est à tout ce qui change. Le point vide se déploie et s’exprime par le cercle qui est une figure parfaite, régulière et continue.

Béance et pénétration

En étant continue elle n’est pas dans le temps, elle est intemporelle. Chez les Sumériens le cercle fut découpé en 360 degrés… Si le point vide est un parapluie fermé, le cercle est un parapluie ouvert, et sous les Sumériens, le parapluie a obtenu 360 baleines.

Dans l’antiquité les bases de la connaissance ne dépendaient pas immédiatement des conditions pratiques et logique, elles provenaient d’abord de conditions métaphysique, de la conscience vécue et non raisonnée d’une métaphysique du monde.

Et les 360 degrés du cercle résultent de cette structure métaphysique. Ils sont un nombre nécessaire aussi bien du point de vue physique et concret dans ses applications mathématiques que du point de vue métaphysique du théâtre et du langage.

Nous allons voir comment l’introduction de 360 degrés dans l’intemporel du cercle consiste en fait dans l’introduction d’un devenir et d’une ordonnance dialectique du langage dans la structure statique qui le précède, hors du temps.

Car si le cercle est au point vide ce que le devenir est à l’état, les 360 degrés du cercle sont au cercle lui-même ce qu’un nouveau devenir est à un nouvel état.

Du cercle à la sphère passons du plan au volume. Le support interne de cette sphère, son armature, son squelette, est fait de trois axes de coordonnées. Ces trois axes fondent ainsi six directions essentielles : la hauteur, la profondeur, la gauche, la droite, l’avant et l’arrière.

Si l’axe vertical a priorité sur les deux axes de l’horizontale, si la verticale active s’impose, commande et pénètre l’horizontale, c’est la croix des deux axes horizontaux qui porteront en son centre l’anneau, passif, du passage. Dans ce premier cas, deux polarités, le haut et le bas, épousent cinq polarités, l’avant, l’arrière, la droite, la gauche plus l’anneau de passage qui appartient ici à l’horizontale et constitue sa section. 2 X 5 = 10 rapports possibles.

Dans une ordonnance construite en mode décimal il y a prédominance des valeurs de la verticale sur celles de l’horizontale, de l’état sur l’action, de l’esprit sur la vie, de la lumière sur la chaleur, etc.

Ou bien alors c’est la croix des axes horizontaux active, qui veut faire l’amour à l’axe vertical. En ce sens c’est l’axe vertical qui ouvrira une béance pour s’offrir à la pénétration.

Fixe et volatil

Dans ce second cas les quatre polarités de l’horizontale épousent les trois polarités de la verticale, haut, bas et anneau du passage qui, cette fois, appartient à la verticale. 4 x 3 = 12 rapports possibles.

Dans ce mode duodécimal, inversement, l’horizontale prédomine sur la verticale. Dans la douzaine il y a de la place pour l’amour alors que dans la dizaine c’était la Connaissance qui contenait l’amour sans le laisser sortir. La douzaine est plénitude là où la dizaine est intégrité. Si nous voulons effectuer un mariage entre la verticale et l’horizontale en épuisant la totalité des situations possibles et organiser les noces de l’état et de l’action on les réunira en une triple confrontation :

1° Passage où 10 épouse 12, le fixe devient volatil.

2° Passage où 12 épouse 10, volatiliser le fixe.

3° Les deux s’épousent ensemble dans la transcendance et simultanéité.

Ces trois combinaisons de cent vingt valeurs (3 fois 10 X 12 = 120 rapports) créent l’androgynat de la structure, c’est-à-dire les 360 polarités de l’œuvre globale. C’est l’analogue de la porte cochère qui possède deux battants et sa globalité de porte… Nous sommes ici en présences des 3 Portes du Seuil, les deux premières portes que l’on retrouve dans les Arcanes XIII et XIV du Tarot se succèdent l’une à l’autre et la troisième porte, analogue à l’Arcane XV, en est le dépassement dans la simultanéité. Ceci nous renvoie aux trois Rois mages, à Hermès Trismégiste et au, jamais deux sans trois, populaire. Nous retrouverons ce même cheminement dans l’ordonnance des vingt-deux Arcanes majeurs du Tarot. Ainsi les six premiers Arcanes exprimeront les six pôles de l’état où la verticale domine sur l’horizontale, les six Arcanes suivants (de VII à XII) exprimeront les six pôles de l’action où l’horizontale domine sur la verticale. Ensuite nous aurons un troisième groupe de six Arcanes (de XVI à XXI) qui exprimera la confrontation globale et simultanée des deux premiers groupes. Mais avant d’accéder à ce sénaire ultime il nous faudra passer par le triple seuil des Arcanes XIII, XIV et XV qui exprime la double inversion que doivent subir les deux premiers sénaires avant l’établissement du dernier. XIII est l’inversion du second sénaire, XIV est l’inversion du premier et XV la double inversion des deux. Nous aurons donc 6 + 6 + 3 + 6, soit 21 Arcanes.

Le 22e Arcane, le Mat, qui ne porte pas de nombre, exprime à la fois le degré zéro de la sphère non encore structurée et sa globalité ultime, en deçà et au-delà des noces.

Les 360 degrés du cercle déterminent les 22 Arcanes. Le nombre de polygones réguliers, c’est-à-dire d’un nombre entier de degrés, que l’on puisse inscrire dans un cercle de 360 degrés est de 22.

Le premier de ces polygones est le triangle équilatéral de 120 degrés d’angle et le dernier le polygone de 360 côtés de un degré d’angle.

Le triangle est le premier polygone où le verbe va s’articuler, il est l’initiateur de la série des 21 autres. Le second sera le carré puis le pentagone, l’hexagone, mais, première rupture de la série : 360 n’est pas divisible par 7, il n’y a pas de polygone régulier qui comporte sept côtés… (ceci nous ramène à une valorisation du nombre 6, aux six jours de la création : s’il n’y a pas de polygone régulier de sept côtés c’est parce que « Dieu » s’est reposé le septième jour… premier éclatement du cercle).

Ensuite nous aurons des polygones à 8 côtés, à 9, 10, 12, 15, 18, 20, 24, 30, 36, 40, 45, 60, 72, 90, 120, 180 et 360 côtés.

Ce nombre de « 22 » est directement lié à la nécessité du ternaire et du sénaire. En effet, 6 est la valeur secrète des trois axes de coordonnées : 1 + 2 + 3 = 6.

Quant à la valeur secrète des six directions, elle est de 21 : 1 + 2 + 3 + 4 + 5 + 6. Là encore le 22e Arcane, le Mat, sans nombre, représente le zéro, la page blanche de tous les possibles.

Les 22 polygones sont les 22 régularités, les 22 expressions du verbe par le cercle. Le cercle devient la parole du point vide et du Principe en 22 articulations.

Les 22 polygones représentent l’architecture des articulations du cercle-verbe ; ces 22 sont donc « l’alphabet ». Dans les Arcanes majeurs nous avons affaire à l’alphabet de tous les possibles du verbe, aux 22 lettres du verbe… Et l’ordonnance qui agit à l’intérieur des 22 Arcanes majeurs du Tarot est le complémentaire et l’inverse de ce qui détermine ces 22 Arcanes, à savoir les 360 degrés du cercle, eux-mêmes issus du croisement et des épousailles des dimensions respectives de la verticale et de l’horizontale.

Le hasard objectif est un acte du monde, rouler les dés met en scène cet acte, jeter les Arcanes du Tarot procède du même acte.

Le Tarot est le prisme de l’acte, il décompose la lumière dans ses parties infimes et intimes. Il permet la prise de conscience de cette décomposition, il nous octroie la prise de conscience de l’acte.

Rotation et translation

Le Tarot est la translation d’une rotation tandis que l’Astrologie est la rotation d’une translation, la marche des astres. Disons que l’Astrologie est la carte du voyage tandis que le Tarot en décompose les étapes nécessaires comme sont nécessaires les étapes de l’alphabet pour l’apprentissage du verbe et la construction syntaxique de la phrase.

Coiffé du nombre et soutenu du nom, la carte, joue avec l’image représentée et l’idée qu’elle exprime.

Le nom est existence, il correspond à ce que je pense (penser, c’est nommer) tandis que le nombre, l’essence, signale ce qui me pense (ce qui me constitue).

Dans les Arcanes mineurs [1] du Tarot l’image et l’idée se trouveront dissociées dans la succession alors que cela ne l’était pas dans les Arcanes majeurs.

Ainsi, les figures regrouperont les images et les noms, c’est-à-dire les personnages des rois, des reines, des valets, des cavaliers, et les autres lames de 1 à 10 vont regrouper les idées et les nombres.

S’ajoutera la dialectique quaternaire des couleurs où, à l’inverse des Arcanes majeurs, les pôles de l’horizontale seront constitués séparément et où les pôles noms et nombres, de la verticale, seront, eux, confondus.

Dans l’image elle-même, le nom domine sur le nombre. Dans l’idée, le nombre domine sur le nom. Dans le nom, l’image domine sur l’idée. Dans le nombre, l’idée domine sur l’image.

Le nom c’est du son et de la chaleur, le nombre c’est de la lumière. La sublimation du nom et du son sera sa montée dans l’idée et l’incarnation du nombre et de la lumière sera sa descente dans l’image.

Jean Carteret (1906- 1980)


[1] La roue est la route elle y attire. La roue (ROTA) semble le schéma le plus exact (Guillaume Postel, au XVIe siècle l’aurait déjà signalé) du ROLE des Arcanes majeurs. Par exemple le Mat est alors à sa juste place, entre le Monde et le Bateleur, le fou, le clown, étant l’aspect irrationnel intervenant dans la cohérence de l’UNivers.

Il ne s’agit pas d’écarter le Mat sous prétexte qu’il n’est pas numéroté dans le Tarot de Marseille (en fait pour mieux s’arranger d’une structure 3 x 7) car dans un Tarot encore plus ancien (le Tarot des Visconti) où le Mat est représenté, aucune carte n’est numérotée.