Taisen Deshimaru
Commentaires

On pense, on pense surtout avec la partie gauche du cerveau. Si l’on enseigne à partir du corps et qu’on se concentre sur le comportement, on oublie de penser. Si on se concentre sur le corps, on oublie l’esprit. Tel est le sens du deuxième vers. Est-ce le corps ou l’esprit qui devient Bouddha ? Il faut réaliser à travers le corps et l’esprit, car ils ne sont pas séparés. Chaque cellule a sa propre vitalité mais toutes sont interdépendantes. Où existe le véritable esprit ? L’esprit et le corps existent en interdépendance. Dans certaines religions, on prétend qu’après la mort, le corps disparaît mais que l’esprit reste. Je ne peux y croire. Tout problème relatif au monde invisible ne peut ni être nié, ni être affirmé. Certes, à la mort, l’activité disparaît, mais le corps tout en se transformant retourne au cosmos, si on incinère ou jette dans la mer. Et même, cent ans ou six cents ans plus tard, les éléments constitutifs du corps demeurent.

(Revue Question De. No 48. Juillet-Août 1982)

Maitre Taisen Deshimaru, La Gendronnière, le 19 aout 1981

La nuit du 15

L’ENTRÉE DE CHAQUE MAISON
EST ÉCLAIRÉE PAR LE CLAIR DE LUNE
EN CHACUN EXISTE LA PERFECTION,
SANS MANQUE NI LACUNE.
POURTANT IL ARRIVE
QUE LE CRAPAUD D’ARGENT
SOMBRE DANS LA MONTAGNE NOIRE,
ET QUE LE LAPIN DE JOYAUX
TOMBE AU FOND DE LA GROTTE
DU DÉMON

Les deux premiers vers ont un sens très voisin. Ils énoncent tous les deux l’évidence de l’individualité, sa nécessité, sa réalité. Chaque personne se distingue des autres; elle a un caractère, des qualités, une personnalité qui lui sont propres. Il en est comme des touches d’un piano ; si toutes rendaient le même son, on ne pourrait pas jouer de musique. Chaque touche produit une note particulière qui en soi est parfaite. Et pour bien jouer de la musique, la première condition est de bien connaître les notes. Ce principe vaut pour l’éducation qui doit considérer chaque individu séparément, c’est une condition de prime importance qui a toujours fait loi dans l’éducation Zen, contrairement à l’éducation moderne qui est une éducation « uniformisante » et standardisée. Suivre la Voie du Bouddha signifie l’application mise dans la connaissance de soi. Il est totalement inutile et vain de vouloir voir dans la lune avec le regard des autres ou de demander à quelqu’un de voir la lune telle qu’on la voit. Il est tout aussi vain et inutile de ressentir jalousie, ressentiment, convoitise et de vouloir toujours faire lia course pour la première place. Le Maître est le Maître, le cuisinier, le cuisinier.

Toutefois, il ne faut pas non plus tomber dans le travers qui consisterait à ne considérer que le seul point de vue de l’individualité. Car, si l’entrée de chaque maison est éclairée par le clair de lune, il est aussi exact de dire que la lune originellement est une, et que c’est la seule et même lune qui éclaire toutes les maisons.

De même Dieu est un, et en même temps il est différent pour chacun. Au moment de ma mort, le monde mourra avec moi ; cependant, à ma mort, le monde subsistera. La montagne est différente pour chacun ; cependant la montagne est ce qu’elle est : la montagne. C’est ce second aspect qu’exprime le Yuishiki Vijnana Shastra quand il dit que « chaque existence est une seule et même conscience». Montagnes et vallées, rivières et océans, toute chose n’est que l’actualisation d’une seule et même conscience. Toutes les existences sont les phénomènes manifestés d’une seule et unique chose.

Cependant,il arrive que le crapaud d’argent sombre dans la montagne noire (3e vers).

L’argent, tout comme la lune, symbolise le vrai, le juste, la vérité première et originelle. La montagne noire désigne les chemins obscurs et embourbés, les chemins démoniaques. Ce vers exprime donc l’idée que bien que la Nature de Bouddha (symbolisée par l’argent ou la lune) soit en chacun de nous, bien qu’elle constitue notre texture essentielle, nous feignons souvent de l’ignorer et préférons nous laisser dévoyer. L’on veut faire zazen, on vient au dojo, mais dès que l’on sent les minutes s’égrener trop lentement, alors on n’a plus qu’une hâte, que zazen finisse pour pouvoir se dégourdir les jambes et aller boire un verre. Notre vie ne cesse d’être écartelée entre ces deux attitudes : celle de poursuite et celle de fuite. Aussi, même « le crapaud d’argent sombre dans la montagne noire». La vérité de zazen au contraire réside dans l’attitude paisible de l’esprit qui ne recherche ni ne fuit. Telle est la signification de la simple assise sur son zafu ; absence de convoitise et absence de peur, trouver en nous-mêmes la joie et la sérénité. Ainsi est le véritable zazen. Faire zazen à la Gendronnière pendant dix jours, dix jours qui nous permettent de laver, récurer, repasser, ôter tous les plis et faux-plis de notre corps et de notre esprit, exige que nous venions dans un esprit déterminé d’abandon de soi, d’abandon de son ego ; et l’on pourra alors, tout simplement, trouver le paradis. Hélas pour le plus grand nombre, dix jours ne suffisent guère à rééquilibrer les plateaux de la balance entre la faible somme des mérites et le lourd poids des erreurs. La civilisation actuelle est néfaste pour tous ; elle ne cesse d’engendrer du mauvais karma qui s’accumule dangereusement. C’est ainsi que la guerre atomique finira par éclater. Un sutra dit que « ceux qui font zazen résistent au mauvais karma général». Mais je veux préciser : ceux qui font vraiment zazen, ceux dont l’esprit de zazen se prolonge dans la vie, car il faut vraiment un esprit droit, stable, à la fois serein et ouvert, rigoureux comme la posture de zazen pour échapper aux pressions pernicieuses de notre civilisation.

Le lapin de joyaux tombe au fond de la grotte du démon (4e vers).

C’est la même idée qui est reprise dans ce vers-ci. En fin de compte, c’est l’attachement qui est la source de tous les maux. Fuite ou poursuite, rejet ou convoitise, voilà les deux attitudes nées de l’attachement, qui perpétuent le malheur de l’homme. Le lapin de joyaux, tout comme le clair de lune et la tortue d’argent symbolise le vrai, celui qui est dans le vrai, l’être de satori, le religieux ou le moine ; mais même eux, s’ils nourrissent un quelconque attachement, devront sombrer dans la grotte du démon au cœur de la montagne noire.

La nuit du 16 Août

«Tournant dans mon cerveau, je ne peux le saisir.

Si je veux parfaire mon corps de lune

Mon esprit en est amoindri.

Lorsque ce n’est ni obscur, ni clair, la lune s’élève.

Comment puis-je la saisir à la mi-automne ? »

C’est un très beau poème de Nyojo sur l’esprit qui voit directement la lune. Il ne s’agit pas de la lune qui brille dans le ciel, mais de l’esprit.

Le ciel et la terre ont les mêmes racines, toutes les existences ne sont qu’un seul corps. Tous les êtres sensibles ont la nature de Bouddha : le sot, l’érudit, le fou, la grenouille, le chien, le mouton.

Muga : non ego.

Jisso : l’aspect réel, le vrai visage.

Les personnes qui ne pratiquent pas zazen, ne peuvent pas comprendre muga, même si elles sont très intelligentes. Elles peuvent entrevoir la vérité mais ne peuvent la réaliser. Ceux qui continuent zazen comprennent rapidement car ils en ont l’expérience. C’est la certification du premier vers du poème : « Tournant dans mon cerveau, je ne peux le saisir. »

« Si je veux parfaire mon corps de lune, mon esprit en est amoindri. » Lorsqu’on contemple la lune, il faut le faire avec l’esprit pur. Nagarjuna dit : « Le vrai corps est toujours frais. C’est l’éternité. » La vieille chose éternelle est toujours fraîche. Elle n’est pas ceci ou cela. Elle est impermanente, tout comme l’esprit. C’est un des aspects de la pleine lune.

Maître Sosan a dit : « La foi est non-deux, non-deux est la foi. » Comment obtenir le satori ? Par l’esprit ou par le corps ?

Le monde invisible

On pense, on pense surtout avec la partie gauche du cerveau. Si l’on enseigne à partir du corps et qu’on se concentre sur le comportement, on oublie de penser. Si on se concentre sur le corps, on oublie l’esprit. Tel est le sens du deuxième vers.

Est-ce le corps ou l’esprit qui devient Bouddha ? Il faut réaliser à travers le corps et l’esprit, car ils ne sont pas séparés. Chaque cellule a sa propre vitalité mais toutes sont interdépendantes.

Où existe le véritable esprit ? L’esprit et le corps existent en interdépendance. Dans certaines religions, on prétend qu’après la mort, le corps disparaît mais que l’esprit reste. Je ne peux y croire. Tout problème relatif au monde invisible ne peut ni être nié, ni être affirmé. Certes, à la mort, l’activité disparaît, mais le corps tout en se transformant retourne au cosmos, si on incinère ou jette dans la mer. Et même, cent ans ou six cents ans plus tard, les éléments constitutifs du corps demeurent.

Pour certaines personnes la matière n’est pas importante, seul l’esprit les intéresse. La spiritualité donne la primauté à l’esprit, la science ne voit que la matière. Les religions traditionnelles sont devenues spiritualistes.

Le corps et l’esprit ne sont pas séparés. Être spiritualiste ou matérialiste reflète une attitude imparfaite. La véritable lumière apparaît lorsque ce n’est ni clair, ni obscur. Si votre posture est bonne, l’esprit devient droit. La plupart des gens ne pensent qu’à l’esprit et oublient le cerveau droit. La vraie religion se pratique à partir du cerveau droit.

Les scientifiques, de nos jours, arrivent à voir l’énergie reliée au cosmos. L’énergie est connectée à travers les doigts au cosmos. Nous recevons et émettons de l’énergie. Lorsque le foie est faible, l’auriculaire est faible et n’émet plus d’onde. C’est une méthode pour comprendre l’état de son corps. Le corps et l’esprit n’existent pas séparément.

Comment saisir la véritable lune à la mi-automne ? Comprendre cela à travers un raisonnement scientifique est limité. La lune de la mi-automne est la grande Sagesse du Bouddha. Si la posture est droite, l’esprit est exact et inversement, l’esprit dirige le corps et la posture suit.

(Extrait de « Eiheikoroku », poèmes de Dogen. Commentaires de Maître Deshimaru.)