(Revue 3e Millénaire. Ancienne série. No 16. Septembre-Octobre 1986)
Depuis quelques temps déjà, tout le monde politique, professionnel, culturel et publicitaire parle de communication. C’est un peu la tarte à la crème de notre époque. Qui n’a pas son spécialiste en communication ? même l’Etat… Or très peu de ces spécialistes savent ce qu’est vraiment la « communication » que, d’une manière triviale, ils confondent avec « information ». D’ailleurs, rien n’est plus difficile que d’entrer en contact avec un spécialiste de la communication-responsable de celle-ci dans une entreprise ! Jacques Dudot examine ce phénomène et explique le fonctionnement profond de la communication, véritable science politique qui passe sans cesse et par le mental el par le biologique et par la culture profonde des hommes.
Il me semble utile, pour ne pas dire indispensable, d’apporter ici quelques réflexions au sujet de la « dernière mode », à savoir la « communicomanie » ; il s’agit là d’une inflation paradoxale ; le mot communication est utilisé à tort et à travers, dans tous les domaines et à tout propos ; il envahit régulièrement les colonnes de nos plus grands quotidiens, avec sa propre rubrique ; on lui a même réservé les services d’un ministère ; ce mot star devient peu à peu omniprésent et omnipotent ; et comme on pouvait s’y attendre, il s’use, c’est-à-dire que plus on l’utilise, moins il est significatif.
Mais la perte de signification du mot « communication » se complique d’une parcellisation et d’une multiplication des interprétations à son sujet ; plus il perd en clarté, plus il gagne en pseudo-sens, en secret, et donc en pouvoir ; quoi de surprenant alors qu’il soit de plus en plus utilisé par le monde politique ou par les media ; son ambiguïté même devient un alibi pour tous ceux dont le métier repose sur l’ambivalence de la parole ou de l’écrit ; on assiste à un véritable détournement collectif du terme de communication ; les nouveaux pouvoirs reposent en partie sur l’utilisation qu’ils savent faire de ce mot ; après la biocratie on voit apparaître la communicocratie.
Une nouvelle « science » à la mode
Qu’est-ce qu’un communicocrate ? C’est une personne ou le représentant d’un groupe qui est en mesure de maîtriser (ou de faire croire qu’il est capable de maîtriser) l’ensemble des processus de la communication humaine ; on voit tout de suite qu’un tel homme n’existe pas réellement ; il est impensable que des lois aussi fondamentales que celles qui régissent les échanges symboliques puissent être un jour suffisamment connues pour qu’on les maîtrise, et qu’on en use et abuse selon les caprices de quelque nouveau prince ; et pourtant cette illusion s’instaure peu à peu dans l’opinion publique, et l’on voit naître çà et là un nouveau pouvoir, une nouvelle autorité, une nouvelle spécialité, avec sa « science », la communicologie !
Tandis que je réfléchissais aux raisons profondes qui pouvaient conduire une société à de tels effets pervers, pour ne pas dire à de telles absurdités, j’ai eu la chance de rencontrer Paul Berliet, l’homme des camions ! Il m’a dit, non sans malice, que l’une des parties les plus importantes de l’économie des transports en région Rhône-Alpes était « le câble » ! En effet le transport humain par câble, dans les Alpes, est non seulement le plus important en nombre de kilomètres et de personnes transportées, mais il est encore appelé à un très grand développement technique et prête même à une prospective d’exportation vers de nombreux pays au monde ; l’intérêt de cette réflexion est dans le double sens du mot câble ; habituellement, quand on parle de câble, on pense au téléphone transatlantique de nos pères ou encore à la télévision par fibres optiques ; on pense donc aux télétransmissions et non aux transports humains !
La notion d’échange vital
C’est l’effet paradoxal obtenu lorsqu’on veut à tout prix augmenter les performances de la transmission : une baisse de régime communicationnel. Pour que les hommes puissent se mettre en sympathie, en écho ou en résonance, il est nécessaire qu’ils soient placés dans une atmosphère optimalisée, où l’on ne trouve ni trop de bruit ni trop de signaux (rapport signal/bruit) ; c’est un peu comme pour les poissons dans la mer ; ils ne pourraient survivre longtemps si le taux de sel venait à augmenter ou à diminuer ; leur vie serait en danger. Si l’on devait résumer par une devise l’évidence imposée par les excès de nos recordmen industriels des télécom, ce serait la suivante : « communiquez moins et mieux ! ».
En effet, la deuxième branche sémantique du mot communication s’est développée plus récemment, du moins sur le plan conceptuel ; il s’agit de la notion d’échange vital. On savait depuis Newton que l’univers n’était pas seulement constitué de particules et d’objets visibles, mais aussi d’interactions ; les lois d’attraction de masses ont permis de comprendre que le monde était à la fois visible et invisible, à la fois particulaire et interactif, et même qu’une particule n’était sans doute qu’un cas limite d’un certain type d’interaction…
Pour l’univers vivant et pour l’univers culturel (= humain) il en est un peu de même ; un individu biologique n’est pas seulement une masse complexe et organisée repérable dans l’espace-temps, mais aussi (et surtout) un système d’échanges ; ce qui caractérise la vie, c’est une sorte de membrane qui maintient par échanges permanents une différence petite et non nulle (comme l’information) de part et d’autre d’elle-même dans un milieu ambiant ; en d’autres termes ce n’est pas la cellule qui est vivante mais ses membranes !… Autant dire que la « communication biologique » est la vie même.
La culture est une réalité sociologique
Mais pour aller plus loin, et se rapprocher de notre thème de réflexion, la communication interhumaine (intersubjective) est non seulement le résultat de la rencontre de deux hommes mais une nécessité vitale pour ces deux hommes ; tout comme la matière n’existerait pas sans les interactions, et tout comme la vie n’existerait pas sans les membranes d’échange (biolimites) de même la culture et la vie humaine n’existeraient pas sans un bain communicationnel aussi riche et complexe qu’une atmosphère liquide ou gazeuse… Les hommes baignent dans un univers communicationnel, un univers de signaux et de symboles mémorisés et transmissibles par apprentissage, et transformables au fur et à mesure des échanges ; la culture est vraiment le milieu de culture de l’homme. Tout comme l’interaction en physique ou l’information en biophysique, la culture est une réalité sociologique et non le produit absurde d’une imagination de théoriciens.
La « communication culturelle » (comme dit Edward T. Hall) se caractérise avant tout par sa complexité, c’est-à-dire par une manipulation concomitante d’ordres différents ; elle est donc paradoxale. Si on voulait la décrire en deux dimensions on penserait qu’elle est contradictoire. C’est donc là une première différence avec les télécommunications et l’informatique qui ne sont que logiques…
La communication humaine s’apparente à la biologie par le fait qu’elle est optimalisable mais non pas maximalisable ni minimalisable ; sur ce point encore elle se différencie fondamentalement des télétransmissions.
Enfin la communication humaine est permanente, même si elle évolue par crises ; elle ne peut jamais cesser sans entraîner la mort, la maladie ou la guerre ; il y a là aussi une différence absolue avec les « techniques de communication » qui ne fonctionnent qu’à la demande.
Ces diverses caractéristiques, complexité paradoxale (ambiguïté), incompétence à l’excès et permanence sont le propre d’une culture. C’est dire à quel point l’étude de la communication humaine doit être prudente, discrète, humble même et non pas prétentieuse comme toutes ces sciences dont l’ambition avouée est de tout expliquer ; « Il est faux de croire que nous sommes pleinement conscients de ce que nous transmettons à autrui. Le message d’un individu à un autre est facilement altéré dans le monde où nous vivons. Chercher à comprendre vraiment et à pénétrer les cheminements de la pensée d’autrui est une tâche beaucoup plus difficile et une situation beaucoup plus sérieuse que la plupart d’entre nous ne sont disposés à l’admettre. » (E. T. Hall).
L’habituelle confusion
Car le grand problème moderne de la communication tient dans une confusion permanente entre deux significations ou définitions de ce mot ; parmi de multiples sens, le mot communication veut dire aussi bien le moyen de transmettre des informations que le fait d’échanger des informations ; et ces deux grands chapitres, si différents l’un de l’autre, mais recouverts par le même sigle, peuvent, lorsqu’ils sont confondus, donner naissance à des malentendus plus ou moins graves.
Le premier champ de significations du mot communication débute avec le tam-tam et le sémaphore pour se prolonger vers les satellites de télécom, en passant par le téléphone. Depuis toujours, l’homme a eu besoin d’échanger des messages avec ses congénères à des distances parfois très grandes et dans des délais les plus brefs possibles ; il y avait: donc un émetteur et un récepteur ; entre eux, transitait une suite de messages codés, c’est-à-dire codables par l’émetteur et décodables par le récepteur ; cette transmission d’informations longtemps empirique, est devenue au XXe siècle industrielle ; en effet, il a été possible d’élaborer une théorie mathématique de la transmission des informations ; en découvrant que l’information pouvait être mesurée en quantité inverse de sa probabilité, les théoriciens ont permis de manipuler ce nouveau produit malgré le fait qu’il ne pouvait se repérer « ni en masse ni en énergie » (N. Wiener) ; l’économie de l’information est devenue aussi importante que celle de l’énergie et donne lieu chaque mois à une nouvelle discipline ou spécialité (robotique, télématique, médiatique, informatique, etc.).
Télétransmission n’est pas communication
Le malheur a voulu que les hommes, une fois de plus, confondent l’outil et l’ouvrier ! Quel que soit le degré de sophistication d’un fil téléphonique ou d’un réseau de câbles optiques, et quelle que soit la maîtrise physicomathématique des conditions de transfert d’une information, rien n’est dit sur la communication ; or l’information n’est rien sans l’homme, c’est-à-dire sans une puissance de symbolisation irrationnelle et intuitive, celle de la culture ; il ne suffit pas de mesurer des débits dans les cours d’eau, ni ceux des automobiles sur les autoroutes pour comprendre l’irrigation ou l’économie des loisirs estivaux.
Pourtant, ce contresens a été fait en Occident ; non seulement on a confondu les techniques de la télétransmission avec la communication humaine, mais à partir de cette confusion, on risque de gêner considérablement le déroulement harmonieux de cette communication. L’État français a installé un « ministère de la Communication » chargé de toutes les questions relatives au commerce des télécommunications ; on voit ici et là naître dans les communes des offices municipaux de la communication ! On y communique d’ailleurs très peu ; en général on y apprend l’informatique ! On voit même pousser comme des champignons dans certaines grandes villes de nouvelles tours de Babel baptisées pompeusement « Maisons de la Communication » alors qu’on y communique très difficilement ; comment en effet, pourrions-nous préserver des conditions normales de rencontres et d’échanges dans un amoncellement invraisemblable d’outils compliqués et insolites dont le seul but est de « gagner un marché » dans une atmosphère de brouhaha et de foire à la surinformation ; il s’agit plutôt, dans ces cathédrales du dieu « communication » d’éviter à tout prix de parler de ce nouveau tabou qui fait peur à tous : la solitude humaine.
Attention aux conséquences pathologiques
Ce nouveau champ de connaissance et d’étude qu’est devenue la communication humaine un peu partout dans le monde est essentiel ; il porte à nourrir l’appétit insatiable des hommes à se découvrir eux-mêmes au contact des autres ; il est un précieux garant contre l’engourdissement de notre civilisation ; il ne faut donc pas le confondre ou le laisser étouffer par les « communicocrates et leurs tours de Babel ».
Si l’on ne parvenait pas à éviter cette grave confusion, des conséquences pathologiques ne tarderaient pas à se faire sentir ; les hommes civilisés, perdus dans le dédale inextricable des machines infernales de la communication technique seraient bien vite désorientés dans leur communication culturelle ; et cette désorientation se manifesterait singulièrement par des « communicopathies » ou maladies de la communication.
Les communicopathies ne sont pas encore très connues, mais on commence à pouvoir en faire le diagnostic ; elles sont en relation, sinon de cause à effet, du moins d’environnement avec les perturbations des notions d’espace, de temps et d’identité.
1/ La communicopathie spatiale est reliée à une dysharmonie des conditions spatiales de l’échange ; on connaît déjà les perturbations du sentiment d’espace personnel comme dans les schizophrénies ou dans certaines allergies broncho-alvéolaires. On peut craindre pour un avenir très prochain l’apparition de troubles liés à une désorientation spatiale ou à une mauvaise adaptation aux nouvelles définitions de la distance ; se trouver tout à la fois à six mille kilomètres d’un être aimé et à une portée de téléphone n’est pas anodin ; les notions de télépathie si décriées par les techniciens et par les scientifiques pourraient bien se retourner contre eux avec l’apparition des télécommunicopathies.
2/ La communicopathie temporelle est très proche de la précédente par le fait que le temps et l’espace sont inextricablement reliés ; mais il est bien certain que l’une des révolutions les plus rapides et spectaculaires du XXe siècle n’est pas la longue distance mais la vitesse ; après la conquête de l’espace, l’homme s’est lancé à la conquête du temps ; pourra-t-il s’adapter à cette grande mutation ? On sait que les hôtesses de l’air sont fragilisées à cause de la « maladie des fuseaux horaires ». La société légiférée considère de plus en plus l’activité humaine en heures de travail ou en heures de loisirs ; jusqu’où peut-on prolonger cette expérience mystificatrice sans perturber gravement la santé mentale et physique de chacun d’entre nous ? « L’homme pressé » n’est pas un exemple d’homme sain et, comme dit le poète canadien : « Il courait après sa perte qu’il a fini par rattraper ! ».
La médecine développe aujourd’hui un nouveau champ de recherche sur l’adaptabilité humaine aux perturbations des biorythmes ; la revue 3e millénaire consacrera bientôt des articles à cette question très importante et d’actualité…
3/ Enfin, la notion d’identité, qu’elle soit biologique ou culturelle, pourrait bien être de plus en plus bousculée ou perturbée aussi par tous les brassages d’hommes et d’informations en tous genres dont le régime augmente continuellement ; les communicopathies identitaires sont déjà connues en psychiatrie avec les mégalomanies de la paranoïa ou de certains syndromes maniaques, ou avec les dépressions nerveuses et les mélancolies…
Conclusion
Aujourd’hui où l’on voit s’accélérer la naissance et la mort des groupuscules (clans, communautés, réseaux, associations diverses…) on dirait que l’histoire ethnologique s’accélère ; chaque personne appartient à trente ou quarante groupes différents, parfois contradictoires ; en cas de conflit intérieur, il arrive qu’on soit désemparé et incapable de s’adapter à certains paradoxes polyculturels ; la culture enchevêtrée est parfois régénérante, mais elle fait aussi courir le risque d’une déstabilisation individuelle : l’homme « ne s’y retrouve plus ». On connaît bien l’hypersensibilité des hybrides, métis et autres transculturels ; mais si ce phénomène jusqu’ici marginal venait à se généraliser, il n’est pas certain que cette nouvelle mutation puisse se faire sans souffrances.
La face culturelle du monde est tigrée ; mais elle n’a pas la peau d’un caméléon ; si le puzzle de la mémoire partagée est mouvant, il ne peut pas se mouvoir trop vite.
Toutes ces questions nouvelles sont « de notre temps » et non pour l’avenir ; c’est à elles qu’il convient de s’intéresser, comme c’est le cas pour les lecteurs de cette revue ; les questions techniques de télétransmissions ne seront jamais que secondaires par rapport à la question fondamentale du milieu communicationnel de l’homme, c’est-à-dire de la culture.