Jean Bousquet
Confinement / déconfinement

Nous voici donc confinés, assignés à résidence. Nous ne nous sentons donc pas libres. Depuis quelques semaines seulement ? À mon sens, le confinement officiel et réglementaire que nous subissons bon gré mal gré n’est qu’un bien modeste prolongement d’une réclusion, d’une privation de liberté bien plus profonde et générale, inhérente à la condition humaine. […]

Nous voici donc confinés, assignés à résidence. Nous ne nous sentons donc pas libres. Depuis quelques semaines seulement ? À mon sens, le confinement officiel et réglementaire que nous subissons bon gré mal gré n’est qu’un bien modeste prolongement d’une réclusion, d’une privation de liberté bien plus profonde et générale, inhérente à la condition humaine.

Dès la naissance, et probablement aussi avant elle, la conscience – par nature universelle, fluide, intégrale – se retrouve enchaînée, emmurée dans les limites étroites d’un automate biologique avec ses besoins tyranniques, ses instincts aveugles, ses réflexes conditionnés, ses sensations fragmentaires, ses sécrétions hormonales incessantes générant humeurs et désirs changeants, ses réactions pré-programmées pas toujours appropriées, ses énergies instables, ses émotions, ses facultés intellectuelles qui créent, entretiennent et interprètent en permanence une perception et une expérience duelles des faits de l’existence découpés en plaisir et douleur, gain et perte, réussite et échec, bienveillance et cruauté, bien et mal, tout cela encouragé par l’éducation et la culture ambiante.

Paradoxalement, le confinement décrété nous offre le temps et la possibilité d’explorer nos mécanismes d’auto-enfermement, notre addiction viscérale au personnage fantasmatique que nous croyons et voulons être. Nous avons la chance unique, dans une société devenue mondiale en croissance et accélération constantes, de provoquer en nous-mêmes un « arrêt sur image » grandement favorisé par ces circonstances exceptionnelles. Cette période, maudite ou bénie, nous invite avec insistance à pratiquer un retour de la conscience sur elle-même. Observer les enchaînements mentaux-émotionnels, leur manège incessant, peut enfin, si nous aspirons à la vérité sur nous-mêmes, au démasquage de l’ego, devenir une activité à temps plein. Cette observation attentive induit naturellement une neutralisation des influences observées, leur désamorçage progressif, leur dissolution dans une conscience plus vaste et plus ouverte de nous-mêmes et de notre monde de relations. Nous avons la liberté de faire de cette période de confinement obligé une chrysalide au sein de laquelle l’automate biologique se déconstruit, se dissout dans une transformation continue qui rejoint la Vie, qui s’unit à Elle, qui EST la Vie.

Exemple : la peur de contracter la maladie tant médiatisée me saisit. Il y a deux niveaux à la peur. Au premier niveau, la peur m’envahit totalement avec toutes ses conséquences physiologiques et psychologiques bien connues. À ce stade, il n’y a que peur en moi ; elle vibre et agit dans toutes les fibres de mon être. Il n’y a plus qu’une seule chose qui domine et engloutit tout : la peur. Je n’ai donc aucun choix, puisqu’il n’y a rien d’autre. Au second niveau, je deviens conscient de ma peur. Je deviens conscient de sa domination totalitaire, de ses effets dévastateurs sur moi. Une deuxième « réalité » émerge donc ainsi : la conscience elle-même. À ce stade, j’ai donc le choix : la peur ou la conscience. L’une et l’autre sont toutes deux observables en moi-même. Un basculement libérateur devient ainsi possible ; une opportunité à saisir dans ce moment magique. Si je la saisis, si la connaissance de mon enchaînement et mon aspiration à la délivrance sont suffisantes, alors les éventuels résidus chimico-psychiques de la peur sont très rapidement balayés de mon organisme et de mon psychisme, tel des scories pulvérisées par un grand brasier. Ils font place à une paix inenvisageable l’instant d’avant, à un équilibre retrouvé. La soi-disant peur n’était qu’un rêve, une chimère, une influence et non une réalité en soi. Il m’est de nouveau loisible de l’appréhender comme un corps étranger, une « attaque virale » dont je me suis immunisé par un processus naturel de retour à la conscience. Je suis de nouveau libre de reconduire l’émotion à son origine avec bienveillance, d’en rire même, de la remercier d’avoir été le déclencheur d’une conscience accrue des mécanismes humains qui agissent en moi à mon insu. La peur n’existe que parce que j’ai un moment lâché la main de la conscience. Mais grâce à la peur et à ses conséquences douloureuses, je me ressaisis, je me réveille. Chaque découverte, chaque bribe de connaissance de soi arrachée à la cécité et à l’oubli, devient un précieux joyau ajouté au Trésor de Lumière qui gît en chacun(e).

Avertissement : il s’agit là d’un exemple et non d’un « exercice ». Je ne peux en aucun cas provoquer la peur ou tout autre émotion (irritation, colère, découragement, mélancolie, etc.) par une posture factice. Cela advient de soi-même, ou non. J’ai seulement le choix, toujours et à nouveau, en situation, de laisser s’éteindre la flamme de la conscience, comme un gardien assoupi, ou de continuer de l’alimenter et de la protéger par mon attention active, même en cas de « grand vent ».

Tôt ou tard (tôt, de préférence), nous serons « déconfinés » par les autorités nationales ; nous pourrons de nouveau vaquer à nos occupations utiles ou futiles. Mais l’ultime « déconfinement » – la libération de la conscience par elle-même – ne peut pas être le fruit d’une décision administrative. Cela n’est pas un événement surgissant à un moment donné, en un lieu précis. Ce déconfinement-là est un travail sur soi à la fois rigoureux sans rigidité, persévérant sans effort et profondément joyeux. Cette libération progressive, avec ses hauts et ses bas, ses collines et ses vallons, ses gouffres et ses sommets, est un écoulement, une marche sereine et confiante, une construction patiente dans l’écoute de notre conscience la plus profonde, de ce qui oblitère celle-ci ou accompagne son éclosion.

De nombreux regards se tournent, pleins d’espérances, vers ce qu’il est convenu d’appeler « le jour d’après ». Des souhaits de renouveau social, économique et politique s’expriment sur internet. Mais qu’est-ce qui peut bien changer radicalement « après » si nous ne changeons pas nous-mêmes radicalement « aujourd’hui » ? Le plus beau cadeau que nous puissions nous faire à nous-mêmes, à notre entourage et à l’ensemble de la société humaine, est de mettre à profit le confinement géographique temporaire pour approfondir et désactiver nos sempiternels conditionnements – ce confinement multiforme à l’intérieur de nos propres limites et croyances, c’est-à-dire nos automatismes à la fois sociaux et intimes, nos routines intérieures et relationnelles habituellement inconscientes, dont les manifestations sont provisoirement enrayées ou bloquées. Un peu à la manière d’un électricien qui profite d’une coupure de courant programmée pour débrancher, remplacer ou modifier le câblage d’une installation. Puissions-nous accueillir ce ralentissement ou cet arrêt de notre frénésie collective de production-consommation non pas comme une contrariété passagère ou une simple pause bienfaisante, mais comme l’opportunité unique de tisser en nous-mêmes la chrysalide porteuse d’une métamorphose spirituelle profonde et durable.

Tout arrêt est une occasion d’observer et d’apprendre.

Toute crise est matrice de transformation accélérée.

Une autre Voie s’ouvre à nous, et nous sommes cette Voie.

Une autre Vie nous appelle, et nous sommes cette Vie.