Jean Gontier
Connaissance et croyances

L’appréhension par la vision d’une certaine forme donne naissance à des images qui vont être désignées chacune par un mot : sapin, chêne, bouleau, par exemple. Mais le concept d’arbre n’a aucune existence en dehors du mental qui l’a conçu. On ne peut voir, toucher, mesurer un arbre, mais seulement l’élément sensoriel, qui, avec d’autres similaires, a donné naissance au concept d’arbre. Enfin, de la même manière, l’intellect, à partir des concepts issus des premiers phénomènes sensoriels, en élabore d’autres de plus en plus généralisateurs. Après le concept d’arbre, on passe à celui de végétal, à côté de ceux de minéral, d’animal, de liquide ou de gaz. A un niveau d’abstraction encore plus grand, on arrive au concept d’être vivant, à l’opposé d’être inanimé et en dernier lieu, de généralisation en généralisation, on parvient au concept d’élément universel qui suivant les temps et les civilisations aura un vocable différent. En sens inverse, à partir de cette source commune, on reconstruit logiquement tous les systèmes métaphysiques et cosmogoniques.

(Revue Être. No 2. 1ère année. 1973)

Il existe en l’homme un désir de connaître l’essence de toute chose et de trouver enfin l’explication définitive des êtres et de lui-même. Son instrument de connaissance est son mental dont le siège réside dans le néocortex orbito-frontal. Mais il n’y a pas de pensées, de connaissance, au sens habituel du terme, sans objet. En effet, l’enfant nouveau-né n’a pas d’intellect faute d’expériences sensibles et par là de souvenirs des objets. Si on « le laissait se développer physiquement pendant plusieurs années dans une privation sensorielle complète, un tel être n’aurait pas de fonction mentale. Son cerveau serait vide et dépourvu d’idées, il n’aurait pas de mémoire et serait incapable de comprendre son milieu » (Docteur DELGADO, Le Conditionnement du cerveau et la liberté de l’esprit, 1972). La pensée associative, produit du néocortex, est une réaction électrochimique représentative d’une sensation qui mise en mémoire permet, par la suite, de reconnaître le phénomène qui l’a initialement provoquée. Mais le cerveau ne perçoit pas les choses elles-mêmes. La représentation qu’il peut en avoir est fonction de la structure des neurones, de leur nombre et de leurs relations entre eux. En sorte qu’on peut dire qu’il n’existe pas « en soi » de réalité extérieure mais seulement des relations interneuroniques.

Ce mental, à côté de son aptitude à recevoir, enregistrer et reconnaître les informations sensorielles, possède un pouvoir de généralisation. Une fois un certain nombre de réactions similaires enregistrées dans le cerveau, la pensée réunit dans un même concept la partie commune aux différents phénomènes en négligeant les autres.

L’appréhension par la vision d’une certaine forme donne naissance à des images qui vont être désignées chacune par un mot : sapin, chêne, bouleau, par exemple. Mais le concept d’arbre n’a aucune existence en dehors du mental qui l’a conçu. On ne peut voir, toucher, mesurer un arbre, mais seulement l’élément sensoriel, qui, avec d’autres similaires, a donné naissance au concept d’arbre. Enfin, de la même manière, l’intellect, à partir des concepts issus des premiers phénomènes sensoriels, en élabore d’autres de plus en plus généralisateurs. Après le concept d’arbre, on passe à celui de végétal, à côté de ceux de minéral, d’animal, de liquide ou de gaz. A un niveau d’abstraction encore plus grand, on arrive au concept d’être vivant, à l’opposé d’être inanimé et en dernier lieu, de généralisation en généralisation, on parvient au concept d’élément universel qui suivant les temps et les civilisations aura un vocable différent. En sens inverse, à partir de cette source commune, on reconstruit logiquement tous les systèmes métaphysiques et cosmogoniques.

Cette démarche de la pensée tient au fonctionnement même du cerveau humain. Parodiant le Tao To King on pourrait dire : le mental conçoit un, un conçoit deux, deux conçoit trois, trois conçoit tous les êtres du monde. De plus, par suite de la confusion permanente des phénomènes sensibles et des concepts intellectuels, nous croyons à une réalité extérieure, « c’est vrai, ça existe parce que je le pense ». C’est prendre ses pensées pour la réalité parce qu’on croit à la réalité de ses pensées. En fait, ceci relève de la croyance, non de la certitude ou de la réalité.

Nous avons vu qu’il n’y a pas de concept inné. Tout concept est fruit de l’apprentissage, de l’éducation. On apprend à l’enfant le concept d’arbre, d’animal, etc. Pendant des millénaires, à moins de bouleversements amenant une civilisation à en supprimer, absorber ou remplacer une autre, rien n’est venu ébranler les croyances. Il n’en est plus de même avec la connaissance scientifique à partir du XVIe siècle.

À la différence des systèmes religieux et politiques qui procèdent par affirmation et contrainte (ceci est la seule vérité et qui n’adhère pas à cette vérité est contre elle), la démarche scientifique, qui part des phénomènes pour construire des modèles intellectuels, à leur tour soumis à l’expérience sensible, ne pose plus que des hypothèses, ces hypothèses n’étant que des structures logiques assurant provisoirement la poursuite de la recherche. Par science il faut entendre l’expérimentation et l’analyse des phénomènes mesurables, reproductibles dans des conditions données.

Si au XIXe siècle on a pu concevoir une religion de la science au moyen de laquelle on allait tout expliquer, les théories scientifiques qui se sont effondrées et s’effondrent depuis cinquante ans, au fur et à mesure que les moyens d’investigation de l’homme de science sont de plus en plus perfectionnés, ne permettent plus d’affirmer de vérités absolues en ce domaine. Le concept de matière n’a pas résisté au développement de la physique atomique et nucléaire. A côté de la mécanique de la physique classique, il a fallu concevoir la mécanique quantique pour rendre compte des phénomènes atomiques, laquelle à son tour se trouve insuffisante pour traduire les phénomènes nucléaires.

Le véritable scientifique sait que certains concepts, moyens commodes pour désigner certains phénomènes, sont incapables d’expliquer la nature causale des dits phénomènes. Comme l’écrit le biologiste François Jacob dans La Logique du Vivant : « Depuis la connaissance de la thermodynamique, la valeur opératoire du concept de vie n’a fait que se diluer et son pouvoir d’abstraction que décliner. On n’interroge plus la vie aujourd’hui dans les laboratoires, on ne cherche plus à en cerner les contours, on s’efforce seulement d’analyser des systèmes vivants, leur structure, leur fonctionnement, leur histoire. » Quel physicien sérieux est capable de définir les concepts d’énergie, de champ gravitationnel ou magnétique dont on constate les manifestations mesurables et reproductibles, mais dont la nature profonde échappe ? Le mot ne peut plus masquer l’ignorance, sauf à être reconnu comme tel, comme par le passé où le concept de phlogistique, puissance mystérieuse, servait à expliquer la combustion et où les humeurs peccantes masquaient l’humeur pédante des médecins. De même les dernières découvertes de la neurobiologie et de la neuropsychiatrie commencent à saper irrémédiablement la scolastique freudienne. Parce que tant d’affirmations présentées comme des vérités absolues se sont révélées fausses à l’expérience, on en vient à mettre en doute toutes les croyances. Il semble que ce soit là la cause profonde de la désaffection que connaissent actuellement les religions.

L’homme est-il irrémédiablement condamné à ne jamais connaître l’Absolu, sous-jacent à toute recherche ? Par le moyen de la représentation mentale sans aucun doute !

Le mental est un système fini. Les combinaisons possibles entre un nombre limité de neurones ne peuvent être indéfinies. Or, le principe mathématique de non-contradiction montre que tout système pour être entièrement défini, doit faire appel à des notions appartenant à un système qui lui est supérieur. Ce n’est pas possible pour le mental qui ne peut se dépasser lui-même. De plus, nous avons vu que les perceptions sensorielles ne pouvaient rendre compte d’une réalité « en soi » extérieure et que les concepts n’avaient pas de réalité en dehors du système qui les élaborait.

Pour reprendre la même chose sous la forme de la théorie mathématique des ensembles, nous disons que si l’élément d’un ensemble appartient bien à cet ensemble, en ce sens que toutes les qualités de l’élément se retrouvent aussi dans l’ensemble tout entier, toutes les qualités de l’ensemble, elles, dépassent infiniment celles de l’élément, en nombre et en puissance. En sorte que toute représentation de l’élément pour rendre compte de l’ensemble ne sera et ne pourra être qu’une caricature.. Et cependant parce que l’élément appartient à l’ensemble, l’essence de l’ensemble existe aussi dans l’élément. Il n’y a pas de dualité entre l’ensemble et l’élément. Il n’y a pas un principe supérieur d’un côté et moi de l’autre. Nous verrons ultérieurement comment l’homme en arrive à se concevoir comme distinct, comme ego.

J’appartiens en totalité à ce qu’en raison de l’indigence du langage et du conceptuel je nomme l’Ultime Réalité, pour reprendre le vocable de Jean Klein. Je suis manifestation de cette Ultime Réalité au même titre que toute autre manifestation et en même temps je suis cette Ultime Réalité connue, non plus en mode de pensée, de concept, mais en tant que « vécu ».

Mais décrire ou définir cette Ultime Réalité, c’est retomber dans les limites du mental, les concepts, les systèmes et les croyances. La nommer est déjà faux. « Tout concept formé par l’entendement pour essayer d’atteindre et de cerner la nature divine ne réussit qu’à façonner une idole de Dieu, non à la faire connaître » [Grégoire de Nysse, Contemplation sur la vie de Moise, 377 B]. « Toutes ces conceptions des savants, telles que : Il est, Il n’est pas, etc., qui s’efforcent à saisir l’insaisissable ne sont qu’un voile de la Réalité » [Shankarâchârya, Commentaires sur la Mandûkya Upanishad, 4.83].

C’est l’Absolu vécu, ici et maintenant en permanence, ce qu’un ami de Freud désigne comme « sensation d’éternité, sentiment de quelque chose d’illimité, en un mot : d' »océanique » [Freud, Malaise dans la civilisation (Rev. Fr. de Psychanalyse, 1.1970), p. 30]. Rien de comparable à ces états provoqués par des moyens psychosomatiques ou chimiques, états transitoires desquels on sort pour se retrouver tel qu’on était avant d’y entrer, ne gardant qu’un souvenir nostalgique d’un paradis artificiel que l’on cherche à reprovoquer. Il s’agit d’un retournement complet de l’être qui reconnaît sa véritable nature. Expérience paradoxale s’il en est. Au départ, l’ego veut acquérir, saisir pour lui cette connaissance ultime, s’épuisant en vains efforts. C’est seulement au terme d’une enquête, lorsque l’ego reconnaît l’inutilité de ses tentatives et ne désire même plus cette connaissance ultime, qu’Elle est là avec la même certitude absolue, certitude non conceptuelle, non mentale, que celle que tout homme a d’exister.