Michel Jourdan
Voyage au Ladakh

Comme l’enseignait Marpa, notre corps est notre monastère, le bouddhisme doit être vécu dans la vie même, et le monastère doit être la maison que l’on habite. Les Ladakhis nous montrent encore pour quelque temps, l’exemple d’un bouddhisme laïc et rural, très sincère, et incorporé à chacune de leur activité quotidienne. Ils ont trouvé un art de vivre en accord avec l’enseignement du grand sentier, formulé ainsi par Dvagpo Lharje : « un art de vivre qui permettra d’utiliser chaque activité (de corps, d’esprit et de parole) comme une aide sur le sentier, est indispensable ».

(Revue Question De. No 40. Janvier 1981)

Voyager pour chercher ce qui nous manque, pour s’imprégner de cultures encore vivantes et en retrouver leur source en nous, et non pour visiter un pays et voir ce qu’il faut avoir vu, est-il encore possible ? Mircéa Eliade a souvent répété que le dialogue avec les autres cultures peut aider à retrouver des valeurs universelles.

Le bouddhisme au Ladakh, qui m’apparaît plus vivant dans le peuple, que dans les gompas où les moines rêvent de passer l’hiver en Inde, là où demeure le dalaï-lama, est une de ces cultures qui peut nous ramener chez nous… Il y a dans le peuple un bouddhisme tibétain, proche de celui de Boddhidharma pour lequel la religion était la vie quotidienne.

Pour eux tout est occasion pour pratiquer le bouddhisme Activités que l’on accomplit en récitant des mantras qui éloignent les démons (du mental) et permettent la concentration en labourant, marchant, filant la laine ou en moissonnant. Le chant qui accompagne ainsi leurs travaux, apparentés aux mantras, n’a pas d’autre but que d’éviter le manque d’attention à ce que l’on fait, d’empêcher la distraction, rejoignant la pratique (Satipatthâna) du canon bouddhiste pâli.

Le bouddhisme du peuple ?

Rires devant la statue du bouddha Chamba (Maitreya) au temple rose à Leh éclairé de lampes à huile, chiens réfugiés autour du bâtiment qui dorment au soleil dans les trous qu’ils ont creusés. Femme qui marche en récitant le mantra Om mani padme hûm. Ce boutiquier assis au soleil dans la rue devant son échoppe, qui profite des moments sans clients pour lire les textes religieux, feuillets non reliés, serrés entre deux petites planches. Les livres sont encore sacrés ici. Vieil homme qui descend d’une gompa déserte en tournant son moulin à prière en cuivre rouge et en psalmodiant « mané mané mané… », avec un air plus illuminé que les nombreux lamas qui traînent à Leh de boutiques en boutiques, au lieu de pérégriner de chortens en chortens ; apparemment ils ont oublié le conseil de Dvagpo-Lharje, disciple de Milarepa : « perdre son temps à flâner dans les villes et les villages au lieu de se consacrer à la méditation, c’est se causer à soi-même un ennui comme le fait un cerf descendant dans la vallée au lieu de rester dans la sécurité des montagnes ».

Le bouddhisme quotidien, qui est le propre du Mahayana, de Han Shan à Basho, a l’air de mieux résister que le bouddhisme rituel des monastères. D’ailleurs le mot Gompa ne signifie pas monastère, comme on le traduit si souvent, mais « maison solitaire », et les moines n’habitent pas le monastère comme en Occident, avec cellules et réfectoire, mais chacun habite une des magnifiques maisons groupées autour de la gompa, avec un balcon, des boiseries, des couleurs, des bannières à Mani, dans lesquelles ils ont une chambre et une cuisine. De même, quand ils prennent un repas en commun au cours d’une cérémonie, pas de table collective, mais chacun mange sur une petite table basse de bois décorée. On retrouve les mêmes maisons de moines autour des monastères du Mont Athos en Grèce. Voilà qui pourrait renouveler la tradition monastique en Europe, puisque au lieu d’êtres vivant les uns sur les autres, c’est un véritable village écologique d’êtres cherchant la libération, tout en travaillant la terre qui existe ainsi. Sans oublier la secte Gni ma pa, qui autorisant le mariage des moines et le port des cheveux longs, crée ainsi des villages monastiques, qui n’ont d’autre but que l’illumination et les travaux des champs, à l’aide de quelques objets essentiels à la vie.

La vallée de Sabu est un bel exemple de Gompa-village : très petite, quatre ou cinq maisons de moines, d’arbres et de rochers entourant un étang ; cela ressemble plus à l’image que l’on peut se faire d’un monastère Ch’an ou Taoïste en Chine, où l’on aimerait passer sa vie, qu’à celle des classiques monastères-forteresses tibétains que l’on peut voir au Ladakh.

Sabu, est pour moi un peu le symbole de ce qui pourrait être un mouvement monastique ou érémitique, inspiré du bouddhisme mahayana, en Occident. Implanter une culture étrangère, est-il si dangereux que l’on veut bien nous le faire croire ? L’assimiler donne toujours autre chose. De l’Inde (Orissa) est venu Boddhidharma qui a apporté le bouddhisme en Chine et cela a donné le Ch’an, le Ch’an importé au Japon a donné le Zen. De la même façon, toujours de l’Inde, Padmasambhava a apporté le bouddhisme au Tibet et cela a donné le Vajrayana… Il en sera de même pour le zen et le bouddhisme tibétain qui arrivent depuis plusieurs années en Occident. Bien que Nietzsche ait prédit, avec raison peut-être pour certains, qu’une vague de bouddhisme tiédasse et sentimental envahirait l’Europe, C. Delacampagne, plus lucide, qui a séjourné plusieurs fois au Ladakh et connaît les moines occidentaux qui vivent là-bas, affirme que « l’attrait que présente pour un occidental, une religion sans dieu ni dogme, qui conseille le silence, prêche la modération et recommande de vivre en accord avec soi et avec la nature est trop puissant pour passer comme une mode. »

Le voyage vers l’Est

Je suis tout à fait d’accord avec Jacques Pimpaneau (l’excellent traducteur de Han Shan, l’ermite-poète Ch’an) quand il dit que le voyage vers l’Est est la meilleure introduction à l’étude des textes sacrés de l’Asie. Toutefois il me paraît évident que le bouddhisme européen le plus pur, viendra plutôt de ceux qui quittent les villes, pour vivre et méditer dans les montagnes, où les deux ne feront plus qu’un. Et je vois un signe prometteur dans le fait que celui qui dirige le Dojo de la secte Soto d’Europe à Pau, habite une vallée de montagne des Pyrénées.

Si nous avons tenté de rejoindre le bouddhisme tibétain en allant dans l’Himalaya aux confins du Chang Thang, province tibétaine, c’est que le bouddhisme Ch’an ayant disparu des montagnes de Chine, et le Zen Japonais étant cerné par l’urbanisation, il n’y a que dans l’Himalaya, dans les plus hautes montagnes du monde encore loin des villes, au milieu d’une vie rurale restée très asiatique, que l’on trouve une pratique vivante du bouddhisme Mahayana dans le peuple et dans la secte Kajyûpa, issue des expériences psychiques de Tilopa, Naropa, Marpa et Milarepa, dont le « sentier direct » est très proche du bouddhisme Ch’an, et où la vie érémitique est encouragée avec les Naldjorpas [L’ermitage de Kotzang au-dessus d’Hémis (Ladakh) serait habité par six ermites. Ermitage aussi à Sabu].

Comme l’enseignait Marpa, notre corps est notre monastère, le bouddhisme doit être vécu dans la vie même, et le monastère doit être la maison que l’on habite. Les Ladakhis nous montrent encore pour quelque temps, l’exemple d’un bouddhisme laïc et rural, très sincère, et incorporé à chacune de leur activité quotidienne. Ils ont trouvé un art de vivre en accord avec l’enseignement du grand sentier, formulé ainsi par Dvagpo Lharje : « un art de vivre qui permettra d’utiliser chaque activité (de corps, d’esprit et de parole) comme une aide sur le sentier, est indispensable ».

Les lamas et le tourisme

Faire payer la visite des Gompas afin de restaurer les bâtiments et d’en construire de nouveaux pour exposer les trésors artistiques aux yeux des touristes, ce n’est plus du bouddhisme. Entretenir ces gompas avec l’argent des visites uniquement pour les faire visiter, n’a plus de sens. Et certains lamas l’ont compris, qui rêvent de fermer le Ladakh au tourisme pour éviter que la vie monastique dégénère… Mais le Tibet étant interdit, et beaucoup de chefs spirituels du Tibet habitant ou passant l’hiver en Inde, ils ne pourront empêcher les lamas du Ladakh de rêver de la chaleur de l’Inde, au lieu de rêver de Lhassa comme auparavant. Ainsi ce lama de Phyang qui nous répétait « Ladakh tang mo » (Ladakh froid) pendant qu’il barattait du thé beurré dans la cuisine de sa cellule pour nous le servir sur une petite table basse, pour lui la tradition tibétaine de se chauffer à sa chaleur intérieure (tun mo), c’est peut-être passer l’hiver en Inde ?

L’importance du lieu

Le bouddhisme a besoin de paysages et de lieux, n’en déplaise aux apôtres d’un bouddhisme urbain déshumanisé. André Migot le savait bien, pour lequel le cadre tibétain est unique au monde, et manifestement prédestiné au bouddhisme qui s’y est développé ; pour lui aucun autre pays que le Tibet ne lui avait donné une telle impression de pureté et de dépouillement avec ses grands espaces vides. Paysages de la pureté originelle où l’esprit ne rencontre plus de barrières et d’entraves. Michel Peissel lui aussi souligne l’importance qu’ont pu avoir les sites uniques, élevés ou superbes, où sont bâtis les monastères tibétains, en les prolongeant, et en haussant l’âme de ceux qui y habitent. Le paysage a façonné ce bouddhisme Vajrayana, et l’esprit des tibétains par la suite. Esprit tibétain pour lequel chaque jour semble être une aventure, se passionnant pour ce qui arrive, sans penser au futur ni désirer autre chose que ce qui est à l’instant présent.

Bibliographie

Dvagpo Lharje in « Le yoga tibétain et les doctrines secrètes ». A. Maisonneuve.

C. Delacampagne. Ladakh. Buchet-Chastel.

J. Pimpaneau « Le langage de l’orient ou préambule à un voyage vers l’est » in Chaman 10.

A. Migot. Sur les traces du Bouddha au Tibet, Ed. du Rocher.

M. Peissel. Himalaya continent secret. Flammarion.