Dans une chronique antérieure, consacrée à l’Univers, nous avions indiqué en passant que tous les problèmes philosophiques sont totalement renouvelés, jusqu’en leurs fondements, par les grandes découvertes de la cosmologie moderne, principalement par la découverte que nous ne sommes pas dans un cosmos achevé, fixe, terminé, statique, de toute éternité, mais bien au contraire dans un Univers qui est en réalité un processus historique, une composition en train de s’effectuer depuis quelque vingt milliards d’années et qui est inachevée. Nous, l’Homme, nous venons d’apparaître au terme d’une composition inachevée et nous ouvrons les yeux et les oreilles sur cette symphonie cosmique qui est en train de se poursuivre.
Que tous les grands problèmes philosophiques soient totalement renouvelés, c’est évident pour l’espace et le temps. On s’est parfois représenté, dans les siècles passés, l’Espace et le Temps comme deux Réceptacles dans lesquels l’Univers serait logé, de toute éternité, comme la pomme dans son panier. Comme le disait Albert Einstein lorsqu’il a débarqué à New York en quittant l’Allemagne nazie, dans le système de Newton, si l’on enlève l’Univers, il reste l’Espace et le Temps. Dans mon système, il ne reste rien. — L’Espace et le Temps ne sont pas des êtres. Ce ne sont pas des Réceptacles. L’Univers n’est pas logé dans l’Espace et le Temps. L’Espace et le Temps sont des concepts, des conceptions, qui sont dérivés de l’Univers. Si l’Univers naît et commence, il y a quelque vingt milliards d’années, alors l’Espace et le Temps commencent avec lui. Avant l’Univers, il n’y avait pas d’Espace et il n’y avait pas de Temps. Lorsque l’Univers grandit, c’est l’Espace qui grandit avec lui. L’Espace grandit avec le Temps. L’Univers a aujourd’hui la taille de son âge. Si son âge est fini, alors sa taille est elle aussi finie. Il y a cinq, dix ou quinze milliards d’années, l’Univers était plus jeune. Il était donc plus petit. Pourquoi est-ce que l’Homme ne pouvait pas apparaître dans un Univers grand comme notre minuscule système solaire ? Parce que, lorsque l’Univers était grand comme notre système solaire, il était tout jeune. C’était un bébé Univers. Et lorsque l’Univers avait la taille de notre système solaire, les galaxies n’étaient pas encore formées. Les milliards d’étoiles qui constituent les galaxies n’étaient pas nées. Si les étoiles n’étaient pas nées, les atomes lourds, comme le carbone, le fer, le magnésium, etc., n’étaient pas formés eux non plus, puisque les noyaux des atomes lourds se forment dans le cœur des étoiles, depuis quelques milliards d’années. Lorsque l’Univers était grand comme notre système solaire, il n’y avait pas encore, dans l’Univers, les atomes qui sont nécessaires pour faire le premier être vivant. Par conséquent, lorsque l’Univers était grand comme notre système solaire, l’Homme ne pouvait pas apparaître. CQFD.
Le philosophe allemand Martin Heidegger raconte, Introduction à la Métaphysique, 1935, édition allemande p. 64 : « Il n’y a pas de Temps, lorsqu’il n’y avait pas d’Homme » ! » — Il aurait fallu demander au philosophe allemand ce qu’il faisait des vingt milliards d’années qui ont précédé l’apparition de l’Homme : toute l’histoire de la Cosmogénèse, de la formation de la Matière, et de la Biogenèse, l’Histoire naturelle des espèces vivantes. Voilà un philosophe qui n’a aucune idée de ce qu’a été l’histoire naturelle de l’Univers avant l’apparition de l’Homme, qui est un événement tout à fait récent. Ses disciples de langue française sont apparemment dans le même cas.
En ce qui concerne la théorie de la causalité, il est évident aussi que les problèmes sont totalement renouvelés. Qu’est-ce que la causalité ? C’est la communication de l’information. Toute action causale, physique, biologique, intellectuelle, historique, est communication d’une information. Lorsque Karl Marx écrit le Manifeste du Parti communiste, il exerce une action causale, qui va agir pendant des années. C’est de l’information qui est communiquée. Lorsqu’une galaxie lointaine nous envoie son rayonnement, elle exerce une action causale sur l’œil de l’astronome qui la regarde à travers son télescope. L’astronome reçoit une information ou plusieurs informations, concernant l’âge de la galaxie, sa distance, sa constitution, sa vitesse de fuite, etc. Or, si la galaxie en question est située à une distance de dix milliards d’années-lumière, alors que la lumière issue de cette galaxie est partie il y a dix milliards d’années. L’astronome à travers son télescope reçoit donc une information qui est partie de sa source il y a dix milliards d’années. Et l’astronome ne sait pas si la galaxie est actuellement, présentement, dans l’état où il la voit. Car il la voit, non pas telle qu’elle est aujourd’hui, mais telle qu’elle était il y a dix milliards d’années. La causalité met donc du temps à s’exercer. La cause n’est pas contemporaine de l’effet. La transmission de l’information causale n’est pas instantanée. La galaxie lointaine agit sur nous avec retard, avec un retard qui est proportionnel à sa distance par rapport à nous.
Le problème de Dieu, lui aussi, est totalement renouvelé par les grandes découvertes cosmologiques. C’est ce qu’avait très bien vu le pape Pie XII dans sa conférence du 22 novembre 1951 donnée à l’Académie Pontificale des Sciences. — Aristote, nous l’avons rappelé dans notre chronique antérieure consacrée à l’Univers, s’imaginait que l’Univers est divin, éternel dans le passé, éternel dans l’avenir, et qu’il échappe à la genèse et à la corruption. Nous venons de découvrir au XXe siècle que tout cela est faux. L’Univers n’échappe pas à la genèse ni à la corruption. Il est en régime de genèse depuis environ vingt milliards d’années, et il vieillit, il s’use, il se détend comme un gaz, il se refroidit, et la matière vieillit avec lui, d’une manière irréversible. Aristote s’imaginait que les astres sont des substances divines qui échappent à la genèse et à la corruption. Nous venons de découvrir au XXe siècle que le Soleil transforme son hydrogène en hélium d’une manière irréversible. Lorsqu’il aura fini de transformer son hydrogène en hélium, alors il sera une étoile morte constituée de matière dégénérée. Il y a donc peu de chances pour qu’il soit une divinité. Même raisonnement pour toutes les étoiles de notre Galaxie, et pour toutes les étoiles de toutes les galaxies de l’Univers.
La science moderne, la science expérimentale, a donc dédivinisé ou désacralisé l’Univers. Aristote pensait que l’Univers tout entier est divin, sans naissance, sans évolution, sans vieillissement, sans risque de mort. Nous savons maintenant que l’Univers a commencé, qu’il évolue d’une manière irréversible, qu’il vieillit d’une manière irréversible aussi. Si l’Univers est divin, alors il est incréé : c’est justement ce que pensait Aristote. S’il est divin, alors il est éternel dans le passé et dans l’avenir. Nous venons de découvrir que pour des raisons physiques il ne peut pas être éternel dans le passé ni dans l’avenir et qu’il n’est pas divin. L’Univers, comme nous l’avions noté dans notre précédente chronique, c’est de la lumière et de l’information. Le problème philosophique fondamental en cette fin du XXe siècle, c’est celui de l’origine de la lumière et de l’information. Car dans l’histoire de l’Univers, l’information augmente constamment, d’une manière irréversible. L’Univers passé ne suffit pas à rendre compte tout seul de l’information nouvelle qui apparaît en lui au cours du temps. Par conséquent il est un système historique qui reçoit de l’information. C’est cela la position moderne du problème de Dieu. Elle est cosmologique.
Extrait de La Voix du Nord, 3 janvier 1987