Claude Tresmontant
Cosmologie et théologie

Dans une chronique antérieure, consacrée à l’Univers, nous avions fait observer que les grandes découvertes modernes, contemporaines, portant sur l’histoire de l’Univers et de la Nature, renouvelaient totalement la position et donc l’analyse des problèmes philosophiques et métaphysiques classiques. C’est évident pour l’espace et le temps. L’Univers grandit avec le temps, c’est-à-dire que l’espace grandit […]

Dans une chronique antérieure, consacrée à l’Univers, nous avions fait observer que les grandes découvertes modernes, contemporaines, portant sur l’histoire de l’Univers et de la Nature, renouvelaient totalement la position et donc l’analyse des problèmes philosophiques et métaphysiques classiques. C’est évident pour l’espace et le temps. L’Univers grandit avec le temps, c’est-à-dire que l’espace grandit avec le temps, puisque l’espace n’est pas un être, ce n’est pas un réceptacle. Si par hypothèse on enlève l’Univers, il ne reste pas un espace vide. C’est évident pour tous les problèmes philosophiques classiques, par exemple le problème de la causalité, et celui de la finalité. Il est évident aujourd’hui que pour traiter correctement du problème de la causalité, il faut partir des données qui constituent la théorie de l’information. La causalité, c’est la communication de l’information.  C’est évident encore pour la place de l’Homme dans l’Univers. Les vieux systèmes gnostiques nous racontaient que l’Homme est tombé dans l’Univers. Le philosophe allemand Martin Heidegger a repris ce thème de la Geworfenheit, le fait d’être jeté dans le Monde.

Si l’on analyse d’une manière rationnelle la question posée par l’existence de l’Homme dans l’Univers, alors on découvre que l’Homme n’est pas plus tombé dans l’Univers que la pomme n’est tombée dans le pommier. L’Univers, pendant quelque vingt milliards d’années, prépare l’apparition d’un être capable de le penser. Toute l’histoire antérieure de l’Univers est nécessaire pour comprendre l’apparition de l’Homme.

Le malheur de la philosophie contemporaine, c’est que, généralement, elle ignore ou néglige les grandes découvertes de l’astrophysique, de la physique, de la biologie, de la neurophysiologie. Ainsi elle passe à côté des problèmes métaphysiques qui s’imposent avec évidence à l’intelligence humaine en cette fin du XXe siècle.

Mais le théologien lui aussi a tout intérêt à étudier ces grandes découvertes de la cosmologie, de la physique, de la biologie et de la neurophysiologie. Car elles le concernent.

Dans les siècles passés, par exemple au temps des Pères grecs et des Pères latins, ou bien encore au temps des grands scolastiques, comme Albert le Grand, saint Bonaventure, saint Thomas d’Aquin, Jean Duns Scot, et bien d’autres, pour connaître l’histoire de la Création, on lisait le premier chapitre de la Genèse.

Maintenant nous disposons en plus du premier chapitre de la Genèse, de l’histoire de l’Univers et de la Nature que nous venons de découvrir en cette fin du XXe siècle. Nous venons de découvrir que la Création ne s’est pas faite d’un seul coup, ni en une semaine, mais qu’elle est en train de se faire, qu’elle se poursuit, depuis environ vingt milliards d’années. Et nous sommes de plus en train de découvrir qu’elle n’est pas achevée, et que l’Homme qui vient d’apparaître, n’est pas achevé lui non plus. La cosmogenèse n’est pas achevée, et l’anthropogenèse n’est pas achevée, elle non plus.

Arrêtons-nous un instant sur ce point, et voyons ce que cela donne en théologie.

Le grand Augustin, évêque d’Hippone, mort en 430, s’imaginait que l’Univers se réduit à notre microscopique système solaire. Nous savons maintenant que notre seule Galaxie compte cent ou deux cents milliards d’étoiles analogues à notre Soleil. Et nous savons de plus que l’Univers est formé ou constitué de milliards de galaxies.

Le grand Augustin s’imaginait que la Création a eu lieu il y a cinq ou six mille ans, et qu’elle a été achevée, terminée en une semaine. Nous savons aujourd’hui de science certaine que la création de l’Univers a commencé il y a quelque vingt milliards d’années, et qu’elle s’est continuée, qu’elle se continue, depuis ces vingt milliards d’années. Des êtres nouveaux apparaissent constamment, qui n’existaient pas auparavant. Une étoile nouvelle commence d’exister. Un élément nouveau est formé au cœur d’une étoile. Une nouvelle molécule est inventée. Le système linguistique des acides nucléiques est inventé il y a entre trois ou quatre milliards d’années. Les systèmes biologiques nouveaux sont inventés au cours de l’histoire naturelle des espèces vivantes. La Création est continuée. Et elle est inachevée. L’Homme est un être foncièrement inachevé. Il vient de naître.

Augustin supposait que la Création a été achevée, depuis le commencement, il y a quelques milliers d’années, et puis qu’elle a été abîmée, détériorée, par la chute de l’Homme. Il faut donc un Rédempteur. La raison d’être du Christ, dans le système d’Augustin, c’est principalement la rédemption, la réparation, la restauration, comme il dit, latin restauration.

Nous venons de découvrir que non seulement l’Homme est un être foncièrement inachevé. Mais en étudiant attentivement les saints Évangiles, nous découvrons qu’ils contiennent une nouvelle programmation, qui a pour raison d’être de faire, ou de former, ou de créer, une nouvelle humanité, l’Humanité véritable.

Une armée de savants, depuis plusieurs générations déjà, nous découvrent l’existence de ces antiques programmations animales qui sont transmises génétiquement et inscrites dans le paléo cortex. L’Homme est un animal préprogrammé. Le petit d’Homme, lorsqu’il naît, est un animal muni de programmations très savantes, que nous sommes en train de découvrir.

Si l’on étudie attentivement les saints Évangiles, on découvre sans peine qu’ils contiennent une nouvelle programmation qui, sur nombre de points, s’oppose à l’ancienne, à la vieille programmation animale. Il s’agit donc bien d’une étape nouvelle dans le processus de l’anthropogenèse. Et par conséquent le Christ n’est pas seulement rédempteur. Il est tout d’abord Celui par qui, avec qui, et en qui, Dieu le créateur unique et incréé communique une nouvelle programmation, qui est nécessaire pour faire passer l’Homme du stade archaïque, du stade du paléo-anthropos, au stade ultime de l’Homme véritable. Et ainsi les sciences expérimentales, les sciences de l’Univers et de la nature, illuminent notre intelligence de la Création, de l’histoire de la Création, des modalités de la Création, et de la finalité de la Création.

Au siècle dernier, lorsqu’on a commencé à découvrir quelques bribes de l’histoire naturelle des espèces vivantes, de l’histoire des fossiles, de l’histoire de la genèse de l’Homme, quelques théologiens et exégètes, catholiques et protestants, ont entrepris de comparer les résultats de ces sciences que sont la géologie, la paléontologie, avec le premier chapitre de la Genèse. Cette tentative a été appelée concordisme. C’est devenu une injure. Dès que l’on s’avise de regarder du côté de l’histoire de l’Univers et de la Nature, du côté du Réel que les sciences expérimentales nous découvrent, on est taxé de concordisme. L’injure est vague et floue, comme c’est le cas en général pour toutes les injures. Mais elle signifie qu’il ne faut pas comparer l’œuvre de la Création et l’œuvre de la Révélation, et qu’il n’y a pas de relation entre l’œuvre de la Création et l’œuvre de la Révélation. La réaction contre le concordisme a abouti au régime intellectuel présent. Les savants font de la recherche. Ils nous découvrent l’histoire et la constitution de l’Univers, l’histoire de la Nature et de tout ce qu’elle contient. Les théologiens de leur côté, dans la mesure où il en reste, poursuivent leurs travaux. Mais il n’y a plus de relations entre les recherches des savants et les spéculations des théologiens. Les ponts sont coupés. Il n’y a plus communication de l’information entre le domaine des sciences expérimentales, les sciences de l’Univers et de la nature, et la théologie. Ce régime intellectuel n’est pas meilleur que le précédent. Si Dieu est l’unique Créateur de l’Univers et de tout ce qu’il contient, ce qu’il faut établir par l’analyse, et s’il est l’unique auteur de la Révélation accordée à l’humanité et à l’intérieur de son peuple chéri, le peuple hébreu,  alors il est vraisemblable qu’entre ce qu’il dit et ce qu’il fait, il doit exister certaines relations, certaines correspondances. Il ne dit pas le contraire de ce qu’il fait. Il ne fait pas le contraire de ce qu’il dit. Et par conséquent il est non seulement légitime mais absolument nécessaire d’étudier l’histoire de l’Univers et de la Nature, telle que nous la découvrent les sciences expérimentales, pour mieux comprendre l’histoire de la Création et les méthodes qu’il a utilisées, et pour mieux comprendre aussi la Révélation, qui est la création continuée de l’Homme. Unique est l’auteur de la nature et de la grâce. Nombre de théologiens se satisfont de ce nouveau régime intellectuel, le régime de la séparation entre les sciences expérimentales et la théologie, parce que précisément ils ont été formés dans la philosophie universitaire française, qui est un long commentaire de la philosophie allemande du XIXe et du XXsiècle, et qui repose sur cette séparation entre les sciences expérimentales et la philosophie. Comme de plus et corrélativement, dans nombre de cas, ils n’ont reçu aucune formation scientifique, cela les arrange de professer qu’entre les sciences expérimentales et la théologie, il n’y a aucune relation, aucune communication.

Extrait de La Voix du Nord, 7 décembre 1986.