Le titre est de 3e Millénaire
Question : Vous dites que l’amour est chaste. Voulez-sous dire qu’il est célibataire?
Krishnamurti : Nous allons explorer ce problème et voir quelles sont ses implications. Je vous en prie, ne soyez ni sur l’offensive ni sur la défensive ; car pour comprendre il faut explorer et l’exploration cesse lorsqu’on est de parti pris, lorsqu’on est ficelé à une tradition ou à une croyance. C’est comme un animal attaché par une corde à un poteau: il ne peut pas errer au loin, et il nous faut errer loin pour découvrir ce qu’est la vérité. Vous devez aller très profondément pour trouver la vérité d’un problème, quel qu’il soit ; mais si vous êtes ancré dans un havre de croyance, de tradition, ou de préjugés, vous ne trouverez jamais la vérité d’aucun problème. Donc, je vous en prie, pour ce soir du moins, explorons ensemble sans être ancrés – ce qui est une tâche très ardue en soi. Car, lorsque vous êtes de parti pris, le problème est évidemment déformé, et par conséquent la réponse est aussi déformée ; et pour trouver la réponse, l’on doit étudier le problème sans déformations, soit défensives ou offensives, soit négatives ou positives. Nous allons donc examiner le problème ensemble et voir où il nous mène.
Dans cette question est impliquée toute la complexe question sexuelle. Des instructeurs religieux, des systèmes traditionnels ont interdit les relations sexuelles en disant qu’elles empêchent l’homme de réaliser le suprême, qu’il nous faut pratiquer le célibat afin de trouver Dieu, la vérité, ou ce que cela peut bien être. Traditionnellement, c’est cela qui est généralement accepté. Mais si nous voulons trouver la vérité d’un problème, la tradition et l’autorité n’ont pas de sens. Au contraire, elles deviennent un empêchement – ce qui ne veut pas dire qu’il faut que l’homme devienne licencieux. La vérité ne se trouve pas dans un contraire, car un contraire est la continuité de son propre opposé. L’antithèse est la continuation de la thèse, sous une forme différente. Donc, pour trouver la vérité en cette affaire, nous devons l’approcher avec beaucoup de soin, sans la crainte de l’autorité, et sans le plaisir insinuant du relâchement. Nous devons la regarder et voir sa pleine signification.
Tout d’abord, pourquoi le sexe est-il devenu un problème pour la plupart d’entre nous? Comment se fait-il qu’à peu près partout dans le monde, à notre époque (c’est un des faits les plus extraordinaires), les hommes et les femmes soient pris dans ce plaisir sensoriel? Pourquoi est-ce devenu un problème si intense, si brûlant? Si nous ne comprenons pas cela, nous condamnerons la vie sexuelle ou nous nous y complairons. Je ne dis pas que cela serait bien ou mal – ce serait une façon stupide de considérer le problème. Devez-vous pratiquer le célibat parce que les livres vous le disent? Devez-vous mener une vie dissolue parce que d’autres livres vous le disent? Pour penser à fond le problème, nous devons le penser à neuf ; et pour le penser à neuf, nous devons abandonner les lignes bien tracées du vieux. Donc, le problème est: comment se fait-il que le sexe soit devenu une question si brûlante? Tout d’abord – c’est évident – parce qu’il se trouve stimulé par tous les moyens possibles dans la société moderne ; chaque journal, chaque périodique, les cinémas et les affiches stimulent l’érotisme. Le négociant emploie une femme pour attirer votre attention, pour vous faire acheter une paire de chaussures, ou Dieu sait quoi. Par stimulation, on nous bombarde tout le temps de sexe. Voilà un fait. Et la société, la civilisation à notre époque est essentiellement le résultat de valeurs sensorielles. Les choses, les choses qui ont trait aux plaisirs de ce monde sont devenues extraordinairement importantes dans nos vies ; les positions, les richesses, les noms ont acquis une importance vitale, parce que ce sont les instruments du pouvoir, les instruments de la soi-disant liberté. Les valeurs sensorielles sont devenues prédominantes dans nos vies, et c’est là aussi une des raisons de la prédominance écrasante du problème sexuel. Dans vos pensées, dans vos sentiments, vous avez cessé d’être créateurs ; vous n’êtes plus que des machines à imiter, n’est-ce pas? Votre religion consiste purement en habitudes, à suivre l’autorité, la tradition et la peur, à copier un livre, à suivre des règles, un exemple, un idéal. C’est devenu une routine. La religion consiste à marmonner des mots, à aller au temple ou à pratiquer une discipline – ce qui veut dire répéter, copier, imiter, contracter des habitudes. Et qu’arrive-t-il à votre esprit et à votre cœur lorsque vous n’êtes qu’un imitateur? Naturellement, ils se fanent, n’est-ce pas? L’esprit, qui doit être prompt, capable de pénétration profonde, de compréhension profonde a été transformé en une simple machine, en un gramophone qui imite, copie, répète. Il a cessé d’être un esprit, et votre religion est devenue affaire de croyance. Donc émotionnellement, intérieurement, il n’y a pas de création, il n’y a pas de réponse créatrice – il n’y a qu’un vide obtus. Il en est de même de la pensée. Quelle est votre pensée, quelle est votre existence? Une routine creuse et vide, n’est-ce pas? Gagner de l’argent, jouer aux cartes, aller au cinéma, lire un peu de mauvaise littérature ou des livres très, très cultivés. Encore une fois, qu’est-ce que c’est? N’est-ce pas encore une machine à répétition qui fonctionne sans profondeur, sans pensée, sans compassion, sans vulnérabilité? Comment un tel esprit peut-il être créateur? Alors, qu’arrive-t-il à votre vie? Vous êtes stériles, irréfléchis, insensibles. Vous imitez, vous copiez ; donc naturellement, le seul plaisir qui vous reste est le sexe, qui devient votre évasion. Comme c’est votre seul dégagement, vous êtes pris dedans, et voilà posée l’éternelle question: comment en sortir? Et vos idéals, vos disciplines ne vous en feront pas sortir. Vous pouvez le refouler, vous pouvez le dompter, mais cela n’est pas vivre d’une façon créatrice, heureuse, pure, noble – c’est vivre dans la peur. Le sexe est un des moyens que l’on a de s’oublier soi-même ; on s’oublie momentanément ; et parce que vous vivez si superficiellement, d’une façon si imitative, le sexe est la seule chose qui reste, donc il devient un problème. Et naturellement, lorsque le sexe est la seule chose qui reste, il n’y a pas de vie.
Nous ne sommes pas en train d’essayer de résoudre le problème ; nous essayons de le comprendre ; et en le comprenant pleinement, nous trouverons la réponse. Aux nombreux problèmes sérieux de la vie, il n’y a pas de réponses catégoriques, oui ou non ; mais en comprenant le problème lui-même nous trouverons la réponse. La réponse est que le problème existe tant qu’il n’y a pas d’état créateur, tant que vous n’êtes pas libre de l’imitation, des habitudes, tant que l’esprit est tenu en servitude par des répétitions, par de l’argent à gagner, etc., ce qui est une existence sans pitié. Dans le fait de répéter, de chantonner vos prières, et tout le reste, il ne peut pas y avoir de création. Il n’y a d’état créateur que par le dégagement de la pensée créatrice, de la vie créatrice, de l’existence créatrice, ce qui veut dire provoquer une révolution radicale dans notre façon de vivre – non pas une révolution verbale, mais une révolution interne, une complète transformation de nos vies. Alors seulement ce problème aura-t-il un sens différent ; alors la vie elle-même aura une différente signification. Ceux qui essayent de pratiquer le célibat comme moyen de parvenir à la réalité, à Dieu, sont impurs, sont ignobles, parce que leurs cœurs sont secs. Sans amour, il ne peut certes pas y avoir de pureté, et seul un cœur pur peut trouver la réalité – non un cœur discipliné, non un cœur refoulé, non un cœur déformé, mais un cœur qui sait ce que c’est qu’aimer. Mais vous ne pouvez pas aimer si vous êtes esclave d’une habitude, religieuse ou physique, psychologique ou sensorielle. Ainsi, un homme qui s’efforce à une vie de célibat ne peut jamais comprendre la réalité ; car pour lui le célibat n’est que l’imitation d’un exemple, d’un idéal ; et l’imitation d’un idéal n’est que de la copie, donc n’est pas créatrice. Mais un homme qui sait comment aimer, comment être charitable, comment être généreux, comment se donner, s’abstraire complètement sans avoir des pensées se rapportant à lui-même, cet homme connaît l’amour ; et un tel amour est chaste. Où il y a un tel amour, le problème cesse d’exister.
Question : Vous dites que la crise actuelle est sans précédent. De quelle façon est-elle exceptionnelle?
Krishnamurti : Il n’y a que moi qui pense ici, et vous autres, vous ne faites qu’écouter. Ce n’est pas de chance. Monsieur, il y a le danger, dans toutes ces réunions, que vous deveniez un simple auditoire et moi la personne qui parle en public. C’est cela qui s’est produit dans le monde. Vous allez tous à des parties de football ou de cricket ou au cinéma. Ce sont d’autres qui agissent, d’autres qui jouent, mais jamais vous. Vous êtes devenus stériles – c’est pour cela que vous avez tant de problèmes destructeurs qui rongent vos cœurs. Donc, je vous en prie – si je puis vous le suggérer – ne devenez pas ici une audience ; ce serait vraiment malheureux et cela n’aurait aucun sens. Il est si facile d’écouter parler quelqu’un, si facile de lire des livres que d’autres ont écrit ; mais s’il n’y avait pas de livres, s’il n’y avait pas de prédicateurs, vous seriez obligés de réfléchir à vos propres problèmes et alors vous seriez créateurs, n’est-ce pas? Et c’est ce que nous essayons de faire ici. Je n’ai, heureusement, pas lu de livres, de textes sacrés ; mais vous, oui ; malheureusement vos esprits sont farcis d’idées appartenant à autrui – et c’est là votre difficulté. Votre difficulté est que vous n’êtes pas en train de penser, ou vous pensez à travers des formules et des idées émises par d’autres que vous, des dires, des citations. Donc, en fait, vous ne pensez pas du tout. Ces causeries n’auront absolument aucune portée si vous devenez de simples observateurs, des auditeurs ; car vous vous apercevrez que je ne donne aucune réponse à aucun problème. Cela serait trop facile, cela serait trop stupide, de dire oui ou non au sujet d’une question quelconque. Mais, si nous pensons ensemble un problème jusqu’au bout, avec aisance, sainement, sans être ancrés à aucun préjugé, nous découvrirons la signification du problème ; et il y aura alors un bonheur créateur dans la recherche. Monsieur, cette recherche même est dévotion – non pas à une image, à une idée: il y a dévotion dans la recherche même du problème et de son sens. Il y a une joie, il y a une extase créatrice à trouver ce qui est vrai ; mais si nous ne faisons qu’écouter, les mots ont très peu de sens. Le mot n’est pas la chose ; pour trouver la chose, vous devez aller au-delà des mots.
N’est-il pas évident que la crise présente est exceptionnelle? Non pas parce que je le dis – je dirai beaucoup de choses, mais cela ne sera pas vrai si vous ne faites que les répéter. La propagande est un mensonge, la répétition est un mensonge. Manifestement, la crise actuelle dans le monde entier est exceptionnelle, sans précédent. Il y a eu des crises de types différents à différentes périodes au cours de l’Histoire, sociales, nationales, politiques. Les crises vont et viennent ; des reculs économiques, des dépressions surviennent, subissent des modifications et continuent sous une forme différente. Nous connaissons cela, ce processus nous est familier. Mais la crise actuelle n’est-elle pas différente? Elle est différente, tout d’abord, parce que nous avons affaire non pas à un problème d’argent, à des choses tangibles, mais à des idées. La crise est exceptionnelle parce qu’elle est dans le champ de la représentation des choses dans l’esprit. Nous nous querellons sur des idées, nous justifions l’assassinat ; dans ce pays, comme partout dans le monde, nous justifions l’assassinat comme moyen vers une fin de justice et d’équité, ce qui, en soi, est sans précédent. Avant, le mal était reconnu comme étant le mal, le meurtre était reconnu comme étant un meurtre ; mais maintenant le meurtre est un moyen pour atteindre un résultat noble. Le meurtre d’une personne ou d’un groupe de personnes, est justifié parce que l’assassin, ou le groupe que l’assassin représente, le justifie comme moyen pour atteindre un résultat qui sera bienfaisant pour l’homme. En somme, nous sacrifions le présent au futur – et les moyens que nous employons à cet effet importent peu, tant que notre but déclaré est un résultat dont nous disons qu’il sera bienfaisant pour l’homme. L’implication est que des moyens erronés produiront une fin juste et vous justifiez les mauvais moyens par des systèmes d’idées. Dans les différentes crises qui ont eu lieu précédemment, le facteur principal était l’exploitation des choses ou de l’homme ; mais c’est maintenant l’exploitation des idées, qui est bien plus pernicieuse, bien plus dangereuse, parce que l’exploitation des idées est si dévastatrice, si destructive. Nous avons appris maintenant combien puissante est la propagande, et c’est là une des plus grandes calamités qui puissent arriver: l’emploi des idées comme moyen pour transformer l’homme. Il est évident que c’est cela qui se produit dans le monde aujourd’hui. L’homme n’est pas important – les systèmes, les idées sont devenus importants. L’homme n’a plus aucune importance. Nous pouvons détruire des millions d’hommes tant que nous parvenons à un résultat, et le résultat est justifié par des idées. Nous avons une magnifique structure d’idées pour justifier le mal ; et cela est certainement sans précédent. Le mal est le mal ; il ne peut pas engendrer le bien. La guerre n’est pas un moyen vers la paix. La guerre peut apporter des avantages secondaires, comme plus d’avions perfectionnés, mais elle n’apportera pas la paix aux hommes. La guerre est justifiée intellectuellement comme moyen d’instaurer la paix et lorsque l’intellect a la primauté dans la vie humaine, il provoque une crise sans précédent.
Il y a d’autres causes aussi qui indiquent une crise sans précédent. L’une d’elles est l’importance extraordinaire que l’homme accorde aux valeurs sensorielles, à la propriété, au nom, à la caste et au pays, à l’étiquette particulière que vous portez. Vous êtes soit un Musulman, soit un Hindou, un Chrétien ou un Communiste. Le nom et la propriété, la caste et le pays sont devenus d’une importance prédominante, ce qui veut dire que l’homme est pris dans des valeurs sensorielles, dans la valeur des choses, des choses faites par l’esprit ou par la main. Les choses faites par la main ou par l’esprit sont devenues si importantes, que nous sommes en train de nous tuer, de nous détruire, de nous égorger, de nous liquider les uns les autres, à cause d’elles. Nous nous approchons ainsi du bord du précipice ; chaque action nous y mène, chaque action politique, économique, nous conduit inévitablement au précipice, nous entraînant dans cet abîme de chaos et de confusion. Ainsi la crise est sans précédent et exige une action sans précédent. Franchir cette crise, en sortir, exige une action intemporelle, une action non basée sur une idée, sur un système ; car toute action qui est basée sur un système, sur une idée, conduit inévitablement à une frustration. Une telle action ne peut que nous ramener à l’abîme par un autre chemin. Donc, comme la crise est sans précédent, il faut aussi une action sans précédent, ce qui veut dire que la régénérescence de l’individu doit être instantanée et non un processus du temps. Elle doit avoir lieu maintenant, non demain ; car demain est un processus de désintégration. Si je songe à me transformer demain, j’invite la confusion, je suis encore dans le champ de la destruction. Et est-il possible de changer maintenant? Est-il possible de se transformer soi-même dans l’immédiat, dans le maintenant? Je dis oui. Pour faire cela, pour se transformer immédiatement, maintenant, il faut suivre de près tout ce que je suis en train de dire, parce que la compréhension est toujours dans le présent, pas dans l’avenir. J’ai déjà un peu parlé de cela, et nous en discuterons à mesure que nous avancerons, au cours des nombreux dimanches à venir.
Le point est que, étant donné que la crise a un caractère exceptionnel, pour l’aborder, il faut une révolution de la pensée ; et cette révolution ne peut pas se produire par l’intermédiaire d’autrui, ou de quelque ouvrage, ou de quelque organisation. Elle doit venir par nous, par chacun de nous. Alors seulement pourrons-nous créer une nouvelle société, une nouvelle structure éloignée de cette horreur, éloignée de ces forces extraordinairement destructrices qui sont en train de s’accumuler, de s’emplir ; et cette transformation ne survient que lorsque vous, en tant qu’individu, commencez à être conscient de vous-même en chaque pensée, action et sentiment.
Question : N’y a-t-il pas des gourous parfaits, qui n’ont rien pour l’homme avide de sécurité éternelle, mais qui guident, visiblement ou invisiblement, un cœur aimant?
Krishnamurti : Cette question: « A-t-on besoin d’un gourou?» est posée maintes et maintes fois sous des formes différentes. Messieurs, la grande majorité d’entre vous a des gourous, et c’est une des choses les plus extraordinaires ici. Donc, pour ce soir au moins, mettez-les de côté, et enquêtons dans le problème. Vous me demandez: « Est-ce qu’un cœur aimant a besoin d’un guide? » Comprenez-vous? Un cœur aimant n’a certes besoin d’aucun guide, car l’amour lui-même est le réel, l’éternel. Un cœur aimant est généreux, charitable, sans réserve, il ne retient rien pour lui, et un tel cœur connaît le réel ; il connaît cela qui est sans commencement et sans fin. Mais, pour la plupart, nous n’avons pas un tel cœur. Nos cœurs sont secs, vides, faisant beaucoup de bruit. Nos cœurs sont remplis des choses de l’esprit. Et comme nos cœurs sont vides, nous allons chez quelqu’un nous les faire remplir. Nous allons chez quelqu’un, à la recherche de cette éternelle sécurité que nous appelons Dieu ; nous allons chez quelqu’un pour trouver cette satisfaction permanente que nous appelons la réalité. Parce que nos cœurs sont secs, nous allons à la recherche d’un gourou qui les remplira. Et est-il possible qu’une personne quelle qu’elle soit – visible ou invisible – vous remplisse le cœur? Vos gourous vous donnent des disciplines, des pratiques ; ils ne vous disent pas comment penser, mais plutôt quoi penser. Et qu’arrive-t-il? Vous vous entraînez, vous méditez, vous vous disciplinez, vous vous conformez et pourtant votre cœur demeure insensible, vide et sans amour ; vous vous disciplinez vous-même et vous tyrannisez votre famille. Pensez-vous qu’en méditant, qu’en vous disciplinant, vous connaîtrez l’amour? Monsieur, sans amour, vous ne pouvez pas trouver la réalité, n’est-ce pas? Si vous n’êtes pas tendre, délicat, respectueux envers autrui, comment pensez-vous connaître le réel? Et peut-on vous apprendre à aimer? L’amour n’est certes pas une technique. Au moyen d’une technique, vous ne pouvez pas le connaître. Vous pourrez apprendre à connaître n’importe quoi, mais pas l’amour. Donc, vous ne pouvez jamais connaître la réalité au moyen d’une discipline, d’une pratique, d’un conformisme ; car le conformisme, la discipline, les pratiques sont des répétitions qui émoussent l’esprit, congèlent le cœur – et c’est cela que vous voulez. Vous voulez abrutir votre esprit, parce que votre esprit est agité, errant, actif, toujours en lutte ; et, ne comprenant pas cet esprit qui n’arrête jamais, vous voulez l’étouffer, vous voulez le discipliner selon un modèle, vous voulez le dominer selon un système, un code et des règles, et par conséquent vous étranglez l’esprit et vous l’abêtissez complètement. C’est cela qui se produit, n’est-ce pas? Examinez votre esprit, voyez comme il est apathique, insensible, du fait que vous avez si longtemps poursuivi des gourous. C’est devenu une habitude, une routine, d’aller d’un gourou à un autre. Chaque gourou vous dit de faire quelque chose, et vous le faites jusqu’au jour où vous trouvez que cela ne vous satisfait pas, et alors vous passez à quelqu’un d’autre, et de ce fait vous épuisez votre esprit par ce continuel usage ; car ce que l’on emploie constamment s’use. Ce que vous cherchez réellement chez un gourou, ce n’est pas la compréhension, mais une satisfaction, une sécurité permanente, que vous appelez l’éternel, Dieu, le réel, la vérité, ou ce que vous voulez. Et puisque vous cherchez une satisfaction, vous trouverez un gourou qui vous satisfera ; mais cela n’est certes pas comprendre ; cela ne donne aucun bonheur, cela ne donne pas l’amour. Au contraire, cela détruit l’amour. L’amour est quelque chose de neuf, d’éternel, de moment en moment. Il n’est jamais le même, jamais tel qu’il était précédemment ; et, sans son parfum, sans sa beauté et sa bonté, chercher chez un gourou ce que l’on doit trouver par soi-même est totalement inutile. Donc notre problème n’est pas de savoir si un gourou visible ou invisible nous aidera, mais comment donner lieu à cet état d’être dans lequel nous savons ce qu’est l’amour. Car l’amour est une vertu, et la vertu n’est pas une pratique. Mais la vertu engendre la liberté, et ce n’est que lorsqu’il y a liberté que l’éternel peut entrer en existence.
Donc, notre question est: comment est-il possible, pour un esprit obtus, pour un cœur vide, d’arriver à l’amour, d’être sensitif, de connaître la beauté, la richesse de l’amour? Tout d’abord, vous devez percevoir que votre esprit est émoussé, que votre processus de pensée n’a pas de portée. Vous devez percevoir que votre cœur est vide, sans lui trouver des excuses, sans le justifier ni le condamner. Soyez simplement conscients. Essayez, Messieurs. Soyez conscients et voyez si votre esprit n’est pas obtus, si votre cœur n’est pas vide ; bien que vous soyez mariés, que vous ayez des enfants et des possessions, n’est-il pas vide? N’est-il pas vide? Votre esprit est borné, bien que vous connaissiez tous les livres sacrés ; bien que votre esprit soit une encyclopédie, plein d’informations, il est atone, las, épuisé. Soyez simplement avertis de ce fait, sans condamner, sans justifier ; soyez ouverts au fait que votre esprit manque d’intelligence, qu’il est las ; et aussi que votre cœur est vide, abandonné et douloureux. Je ne suis pas en train de vous hypnotiser – soyez simplement conscients de tout cela et vous verrez, si vous êtes passivement avertis, qu’il se produit une transformation, une réponse extraordinairement prompte ; et en cette réponse, vous saurez ce que c’est qu’aimer. En cette réponse, il y a une immobilité, il y a une quiétude ; et en cette quiétude, vous trouverez l’indescriptible, l’indicible.
Bombay, le 15 février 1948