Pour que la discussion soit possible, à deux, à trois ou davantage, plusieurs conditions sont requises.
Premièrement il faut que les participants à la discussion admettent et reçoivent la réalité des faits objectifs et certains, c’est-à-dire l’Univers, la Nature, l’histoire. Si quelqu’un met en doute la réalité de l’Univers, de la Nature, du monde de l’expérience, alors la discussion n’est plus possible. Le critère ultime de la vérité, c’est l’expérience objective. Si quelqu’un ne tient pas compte, ne veut pas tenir compte de l’expérience objective, alors la discussion n’est plus possible.
Bien entendu, on peut en sciences ou en histoire discuter de la réalité des faits. Par exemple on a longuement discuté de l’existence des atomes ; on discute de l’expansion de l’Univers ; on a discuté de l’existence des microbes, avant la découverte des microscopes suffisamment puissants. Mais lorsque le fait est établi d’une manière certaine, la discussion n’est possible que si tout le monde se soumet à la réalité objective des faits. Lorsque, en 1628, Harvey publie son ouvrage dans lequel il expose sa découverte de la circulation du sang, à partir de l’observation directe de l’animal, et non sur les livres des autres, sa découverte est accueillie par un ricanement général. Descartes écrit au Père Mersenne le 9 février 1639 : Je veux bien qu’on pense que, si ce que j’ai écrit de cela… se trouve faux, tout le reste de ma philosophie ne vaut rien. — Descartes ne pouvait pas admettre la découverte de Harvey, parce que celui-ci a établi que le cœur a une activité propre ; il se contracte et il chasse le sang dans les artères. Descartes n’admettait pas que le corps, l’organisme, ait une activité propre, puisqu’il avait supposé que le corps n’est qu’une machine. — Lorsqu’en 1865 le moine augustin Johann Mendel publie son mémoire fondamental consacré à ses découvertes concernant les lois de l’hérédité, son ouvrage passe totalement inaperçu auprès des sommités de la biologie de l’époque. Et ainsi de suite. Depuis trois ou quatre siècles, toutes les grandes découvertes qui ont révolutionné la vision du monde dominante, celle qui s’imposait à tous, celle qui était enseignée par tous, en cosmologie, astronomie, physique, biologie, médecine — chaque grande découverte a suscité une réaction violente de la part de ceux qui sont assis sur les chaires, non pas de Moïse, mais des Universités, réaction d’autant plus violente qu’elle bouleversait davantage la vision du monde dominante et donc majoritaire. L’histoire des sciences le montre : c’est un tout petit nombre qui avait raison contre la majorité dominante. Il est extrêmement difficile à un professeur qui a enseigné toute sa vie que la Terre est au centre de l’Univers, et que le Soleil tourne autour, de reconnaître à la fin de sa vie qu’il s’est trompé. Il en va de même en biologie et en médecine. Très rares dans l’histoire des sciences sont les savants qui ont reconnu à la fin de leur vie qu’ils s’étaient trompés tout au long de leur existence de professeur, ou de chercheur.
Il existe donc une difficulté à recevoir la réalité des faits, à cause de l’enseignement antérieur, à cause de la vision du monde dominante à un moment donné. Lorsqu’à partir du milieu du XIXe siècle on a commencé à découvrir que tout s’use dans la Nature d’une manière irréversible et que tout se dégrade d’une manière irréparable, cette grande découverte a suscité de la part de savants, physiciens et biologistes, qui tenaient pour la conception du monde antérieur, une résistance violente dont on trouve encore les traces aujourd’hui. La conception du monde antérieure, c’était celle des Grecs, celle d’Aristote : un Cosmos sans genèse, sans évolution et sans vieillissement. Le Second Principe de la Thermodynamique, le Principe de Carnot-Clausius mettait en cause cette antique vision du monde. Il a été sauvagement combattu, au nom d’une vision du monde antérieure. Des philosophes comme Engels, l’ami de Marx, et Nietzsche, combattent cette découverte expérimentale au nom de leur philosophie préférée, celle des cycles cosmiques et celle de l’Éternel retour.
En politique, c’est encore pire. Lorsqu’un pays pratique des horreurs, des massacres, des tortures, des génocides, il est très difficile de le savoir et de le faire savoir. Le pouvoir en place a intérêt à dissimuler les faits, la réalité des faits. Celui qui parle trop, celui qui écrit, est en danger de mort. Il existe donc des intérêts, économiques, financiers, politiques, qui s’opposent à ce que la vérité soit faite sur telle ou telle réalité historique.
La première condition qui est requise, pour qu’une discussion soit possible, à deux, trois ou davantage, c’est donc que tout le monde se rende à la réalité des faits dûment attestés, soit en sciences, soit en histoire ou en politique. Et cela ne va pas sans mal. Car il existe des intérêts, soit théoriques ou spéculatifs, soit financiers et politiques, qui s’opposent à la manifestation des faits et de leur réalité.
L’autre condition qui est requise, c’est l’analyse logique. Personne ne sait à cette heure ce qu’est la raison. Ce qui est sûr, c’est que ce n’est pas un organe comme le foie ou la rate. Mais par contre nous avons une idée de ce qu’est l’analyse logique, l’analyse rationnelle, et de ce qu’est l’irrationnel. Je ne peux pas dire simultanément une chose et son contraire. Je ne peux pas dire simultanément qu’il fait beau et qu’il pleut ; qu’il fait jour et qu’il fait nuit ; que ceci est une pomme et que ce même objet est une cerise ; et ainsi de suite. Je ne peux pas dire que je suis en train de prendre le thé à Saigon si je suis en train de boire une bière au bistro à Lille, place de Gaulle. Finalement, là encore, c’est la réalité objective qui impose ses contraintes. Je peux dire n’importe quoi, mais n’importe quoi n’est pas possible. Ce qui implique contradiction n’est pas possible, c’est la réalité objective qui nous le dit. Le fou qui se prend pour Napoléon ou pour Jeanne d’Arc a perdu le sens de la réalité objective. Il vit dans son rêve. Il ne peut plus en sortir.
Pour qu’une discussion soit possible, il faut qu’elle soit conduite selon les normes de l’analyse logique. Cela ne va pas sans mal parce qu’il existe des gens qui n’ont pas le sens de l’analyse logique et qui sont incapables de raisonner d’une manière correcte. Ils lancent en l’air des affirmations éventuellement contradictoires qui retombent par terre. Mais ils ne sont pas capables de conduire un raisonnement, de même que d’autres n’ont pas l’oreille musicale. Il y a des gens qui raisonnent faux comme d’autres chantent faux.
Les choses se compliquent par le fait qu’en réalité nous ne pouvons pas savoir à l’avance ce qui est rationnel et ce qui ne l’est pas. Nous nous faisons illusion à ce sujet. Pendant des siècles on a pensé que la Terre, ronde comme une boule, et les antipodes étaient une absurdité, puisque cela suppose qu’il y a des gens, de l’autre côté de la Terre, qui ont la tête en bas. L’idée que la Terre tourne sur elle-même a paru absurde pendant longtemps à de fort bons esprits qui rétorquaient : Si cela était vrai, la soupe dans nos gamelles giclerait et volerait en l’air. Lorsqu’on a découvert que la lumière est constituée de corpuscules, l’un des plus illustres physiciens du XVIIIe siècle écrivait à une Princesse : Majesté, si cette théorie absurde était vraie, nous aurions tous les yeux crevés.
Si au siècle dernier vous aviez dit : Je vois en ce moment ce qui se passait il y a un milliard, deux milliards, trois milliards d’années, et plus, — vous étiez immédiatement enfermé à l’asile des fous de votre ville. Or nous savons aujourd’hui qu’il suffit de regarder dans un grand télescope une galaxie située à une distance d’un milliard d’années de lumière, ou de deux, trois, quatre, cinq, six, milliards d’années-lumière, pour voir de nos yeux ces galaxies telles qu’elles étaient il y a un, deux, trois… milliards d’années, ou plus. Ce qui paraissait absurde ne l’était pas en réalité. Là encore c’est la réalité objective qui commande et qui nous permet de distinguer le rationnel et l’irrationnel. Nous ne savons pas a priori ce qui est rationnel et ce qui ne l’est pas. Nous le savons après, à partir de l’expérience. Si un membre de l’Union rationaliste avait dit, il y a quinze milliards d’années, alors que l’Univers était tout jeune, que les galaxies commençaient à peine à se former, que la matière physique n’était pas encore composée : Dans cet Univers, il y aura des systèmes solaires, et dans l’un de ces systèmes solaires, il y aura un petit bonhomme qui va jouer de l’orgue et du clavecin, et composer des cantates, — ses camarades de l’Union rationaliste, que l’on suppose par hypothèse, lui auraient répondu : C’est impossible. Dans l’Univers il n’y a que de la matière. Il n’y a pas d’être vivant. Il n’y a pas d’être pensant. L’avenir de l’Univers est identique à son passé. Puisque dans le passé il n’y a jamais eu d’être vivant et pensant, dans l’avenir il n’y en aura pas non plus. Ce que tu racontes, c’est du spiritisme, c’est irrationnel. Tu es exclu de l’Union rationaliste.
On observe que dans ce raisonnement, l’erreur était la majeure : Dans l’Univers, le passé est identique à l’avenir. — En réalité, l’Univers est un système dans lequel l’avenir est toujours plus riche que le passé. Le passé de l’Univers et son avenir ne sont pas symétriques par rapport au présent. Il y a plus dans l’avenir que dans le passé. Par conséquent l’avenir n’est pas prévisible à partir du passé de l’Univers.
Lorsqu’à partir des années 1927 et suivantes des faits expérimentaux ont établi que l’Univers était en expansion, que les galaxies se fuient les unes les autres comme une nuée de moineaux qui viennent d’entendre un coup de feu, ou comme un essaim d’abeilles qui se disperse, cette découverte expérimentale a suscité des réactions violentes, une résistance farouche, pour la même raison : elle mettait en question, elle mettait par terre toute une conception du monde, celle des anciens Grecs : l’Univers fixe et sans histoire, sans commencement, sans genèse, sans évolution et sans usure, sans vieillissement.
Pour qu’une discussion soit possible, il faut donc que tous les participants soient prêts, quoi qu’il leur en coûte, à recevoir, à admettre, la réalité objective quelle qu’elle soit. Comme le disait souvent ce bon Monsieur Ernest Renan, alors professeur au Collège de France : Après tout, peut-être que la vérité est triste ! Il faut qu’ils soient tous respectueux des exigences de l’analyse logique. Et les exigences de l’analyse logique sont en fait les exigences du Réel lui-même. Ce qui est rationnel, finalement, c’est ce qui est. Toute l’histoire des sciences montre que nous ne pouvons pas deviner ou prévoir à l’avance ce qu’il est. L’expérience, la réalité, est toujours surprenante. Le Réel n’est pas comme nous l’aurions imaginé, comme nous l’avions prévu. Et c’est la raison pour laquelle l’expérience scientifique la plus riche, à longue échéance, c’est celle qui dérange le plus, celle qui met par terre toutes nos conceptions antérieures, toute notre vision du monde. C’est celle qui surprend le plus. C’est l’intrus.
On voit déjà qu’une discussion bien conduite, en tout domaine, scientifique, historique, politique, philosophique, implique une ascèse redoutable. Car si la discussion est bien conduite, et si tout le monde respecte le Réel, et si tout le monde sait raisonner correctement, — alors quelqu’un va changer d’avis. Quelqu’un va devoir reconnaître qu’il s’est trompé.
Nous le notions dans une chronique antérieure. Nous ne pouvons pas poser en principe que Madame notre arrière-grand-mère avait forcément raison. Et donc nous ne pouvons pas poser en principe que la vérité consiste à retrouver nos sources, notre passé ou nos racines comme on dit aujourd’hui. Si ma grand-mère était bouddhiste, marxiste ou animiste, cela ne prouve rien du point de vue philosophique, car la question n’est pas de savoir si mon aïeul était druide et cueillait du gui dans la forêt, s’il était Celte, Aryen, Germain ou autre chose. La question est de savoir ce qui est vrai, c’est-à-dire plus simplement : Ce qui est. Et ce n’est pas en recherchant quelle était la pensée de mes ancêtres bretons, celtes, corses ou autres que je vais trouver ce qui est vrai. La seule méthode est la méthode scientifique qui est la méthode expérimentale. Et ce qui est beau dans la méthode scientifique, c’est que la question de savoir si tel savant est japonais, indien, américain, soviétique, africain ou chinois, n’a aucune espèce d’importance ni d’intérêt pour personne. La seule question est de savoir s’il fait des découvertes en astrophysique, physique, chimie, biochimie ou biologie. La Cité scientifique est universelle. Elle ne connaît qu’un seul critère : la réalité objective, à savoir ce qui est.
On voit donc que pour qu’une discussion soit possible, en sciences, en philosophie, en politique, il faut savoir s’arracher à ce que pensaient nos ancêtres les Gaulois, ou les Celtes, ou les Grecs, etc. Il faut savoir s’arracher à ce que nous pensions nous-mêmes. Il faut être libre, par rapport à tout intérêt autre que celui de la vérité.
C’est la raison pour laquelle une belle discussion réussie est une chose si rare. Car rien n’est plus douloureux que de s’arracher à ce que nous tenions pour vrai. La recherche de la vérité en tout domaine est une aventure héroïque. Supposons une discussion entre un athée et un monothéiste. Une discussion honnête suppose de part et d’autre un risque. Car évidemment l’un des deux a tort. Quelqu’un se trompe. Et donc une discussion bien menée, sur une base expérimentale, et conduite selon les normes de l’analyse logique, va aboutir à reconnaître que l’un des deux se trompe. Dans ce cas, pour que la discussion soit possible, il faut et il suffit que l’un et l’autre des participants admettent la réalité de l’Univers physique, de la Nature et de son histoire, et les exigences de l’analyse logique. — Supposons une discussion entre un rabbin et un évêque. Pour que la discussion soit possible, il faut et il suffit que l’un et l’autre admettent au départ l’existence objective de l’Univers et de la Nature, comme dans la discussion précédente, et le fait de la Révélation accordée à Abraham, Isaac, Jacob, les prophètes hébreux, Moïse, etc. Avec, bien entendu, et comme toujours, les normes de l’analyse logique. — Supposons une discussion entre un curé catholique et un pasteur protestant. Dans ce cas, ce qui est commun aux deux participants, c’est l’Univers, la Nature, l’histoire humaine, la Révélation accordée depuis Abraham, les livres de la Nouvelle Alliance, et les six premiers conciles œcuméniques. On se demande dans ces conditions comment l’accord n’est pas encore fait entre les curés catholiques et les pasteurs protestants.
Nous avons relevé dans une chronique antérieure qu’en politique la discussion n’est possible que si l’on admet un système de référence commun, ce que nos hommes politiques de droite, de gauche et du centre appellent les valeurs. Nous avons vu dans cette chronique antérieure que cette question des valeurs est extrêmement floue et confuse, car nos hommes politiques n’ont pas traité la question du fondement des valeurs. En sorte que leurs valeurs qu’ils ont constamment à la bouche flottent comme des fantômes. En réalité lorsqu’on examine philosophiquement et donc critiquement l’ensemble des hommes politiques français, aujourd’hui, depuis la droite jusqu’à la gauche, on découvre, ce qui surprend, qu’en réalité la plupart d’entre eux ont le même système de référence. La Norme suprême, pour la plupart d’entre eux, c’est l’intérêt national. La nation est donc la norme suprême, la valeur principale, le critère ultime. Et il y a donc désaccord profond, abyssal, insurmontable, avec les quelques humanistes qui pensent que la nation n’est pas la norme suprême, ultime, décisive. Au-dessus de la nation érigée en absolu, il y a ceux — très rares il est vrai — qui mettent l’Homme, l’Homme vivant, et l’enfant d’Homme massacré avec les armes vendues par les pays riches.
Dans ce cas, il n’y a plus de discussion possible du tout, puisqu’au départ nous n’avons pas le même système de référence, pour parler comme les mathématiciens. Et donc, pour qu’une discussion politique soit possible, entre les différents partis, il faudrait d’abord entreprendre une discussion qui porte sur les principes, sur les systèmes de référence, sur les valeurs et leur fondement. C’est là que se situent les différences, les oppositions profondes. Autrement dit une discussion politique approfondie doit tout d’abord être une discussion philosophique, puisqu’il faut creuser jusqu’aux principes avoués ou inavoués.
Alors là, tout s’en mêle. L’héritage de la pensée, du clan, de la tribu, de la nation, de la race ; les préjugés et présupposés philosophiques ; les intérêts financiers et politiques ; les dispositions affectives ; les dispositions psychologiques conscientes ou inconscientes, etc. C’est dire que rien n’est plus difficile qu’une discussion politique. Finalement les discussions les plus aisées sont les discussions en mathématiques, puisque là les intérêts financiers et affectifs sont réduits au minimum. Les discussions les plus difficiles sont les discussions politiques, puisque là tout s’en mêle, la famille, la patrie, l’argent, les passions, les haines héréditaires recuites, etc. Les discussions théologiques sont difficiles aussi, parce que si un évêque discute avec un rabbin, ou un évêque avec un pasteur protestant, si l’un des deux reconnaît qu’il s’est trompé jusqu’à ce jour, il perd sa situation. Et s’il est marié, que va dire sa femme ?
C’est la raison d’ailleurs pour laquelle personne ne veut discuter avec personne sur le fond des choses. Parce que cela comporte trop de risques.
Extrait de La Voix du Nord, 14, 25 et 29 décembre 1988.