(Revue Être Libre, Numéro 235, Avril-Juin 1968)
Qu’ils en soient conscients ou non, la plupart des êtres humains vivent sous le signe de l’angoisse et de la violence.
Peu le reconnaissent. Et ceux qui le reconnaissent s’avouent plus facilement angoissés que violents. L’angoisse et la violence sont intimement liées.
Des penseurs et des psychologues de plus en plus nombreux se consacrent à l’étude de ce problème fondamental. Les événements de 1968 donnent à ces questions un caractère de brûlante actualité. Les meurtres du pasteur Luther King, prix Nobel de la Paix, et de Robert Kennedy, les mouvements de contestations et les émeutes estudiantines dans tous les pays du monde sont la conséquence de facteurs psychologiques très profonds.
Nous tenterons d’aborder ici, les problèmes de l’angoisse et de la violence dans une perspective assez différente de la norme.
Les causes profondes de l’angoisse résident dans la structure même du conscient et de l’inconscient de chaque être humain. Elles ont toujours été là, à l’état latent.
En un siècle, la face du monde à entièrement changé. Qu’on imagine le mode de vie d’un homme de 1868 comparé à celui de 1968. Le contraste du rythme de vie est simplement effarant. En moins d’un siècle les progrès inouïs de la science et de la technique ont bouleversé de fond en comble la vie humaine, les habitudes, le sens des valeurs. Qu’on imagine un monde sans radio, sans télévision, sans cinéma, presque sans téléphone, sans auto, sans avion, sans transistor, etc., En un siècle, la révolution des faits a été rapide à ce point que l’homme de 1968 est un « déraciné », un « inadapté ».
En cette seconde moitié du XXe siècle des crises s’étendent à l’universalité des activités humaines. Ces crises revêtent un caractère d’acuité sans précédent dans l’histoire. Cette acuité est à la mesure du caractère foudroyant des progrès techniques.
Crise de croissance inévitable, diront certains. Oui. Mais crise quand même.
L’être humain se trouve face à face, qu’il le veuille ou non, à une multitude de dangers. Nous allons énoncer quelques-uns de ces dangers, mais nous ne croyons pas qu’ils soient la cause essentielle de l’angoisse et de la violence.
L’évolution de la technique nous a mis devant une foule de crises et d’incertitudes économiques : incertitude de l’emploi, incertitude de la durée des méthodes de fabrications toujours à la merci de découvertes nouvelles, incertitudes devant les fluctuations soudaines des valeurs les plus stables.
D’autres incertitudes résultent des menaces constantes de guerres. Guerres de fait, guerres des nerfs, affrontements d’idéologies ou d’économies farouchement adverses. Au nom d’idées l’homme tue l’homme.
Ensuite et surtout, l’homme moderne, hypnotisé par l’ampleur du progrès technique, entreprend « l’escalade » d’une lutte sans merci contre la Nature.
Ceci entraîne une foule de dangers : pollution de l’air par l’abus des explosions nucléaires, envahissement de la chimie dans l’alimentation.
Rappelons que les quelques faits qui viennent d’être énumérés ne sont pour nous que des « symptômes » de surface.
Mais ils se présentent avec une telle acuité qu’ils arrachent les contenus de l’inconscient de chacun hors de leur repaire profond. L’angoisse et la violence, toujours latentes dans les profondeurs de tout être humain (et nous verrons pour quelles raisons) se révèlent tout à coup.
Pour se connaître et pour se révéler à lui-même, l’homme doit être en relation. L’acuité des crises actuelles et la rapidité croissante de rythmes de l’existence sont autant de provocations contribuant à la prise de conscience de l’angoisse et de la violence. La relation de l’homme actuel, face aux crises, est profondément révélatrice.
Les violences de la jeunesse actuelle ne sont pas de simples réflexes aveugles. Elles ne résultent pas seulement d’un conflit entre deux générations. Certes, la rapidité foudroyante des progrès techniques a entraîné des révolutions de faits sans précédents dans l’histoire. Certes, les structures morales, sociales et politiques de 1968 ne répondent plus aux nécessités d’une situation de faits entièrement nouvelle. Le décalage est évident. Il est « criant ». Et les jeunes, mieux que quiconque, s’en rendent compte. Leurs esprits critiques et dégagés des vieilles routines discernent le caractère ridicule et désuet de la plupart des valeurs et des structures, dont les Etats se font les défenseurs.
Nous n’examinerons pas spécialement les mécanismes de l’angoisse et de la violence chez les jeunes. Le problème est beaucoup plus important. Il est plus général. Il touche l’humanité entière.
Nous dirons d’abord que l’angoisse provient de deux facteurs fondamentaux. Elle résulte d’abord, indirectement, d’une inadaptabilité aux circonstances.
Toute inadéquacité de comportement engendre l’angoisse. L’angoisse résulte aussi et surtout d’une absence de connaissance de soi et de l’illusion de l’égoïsme. Cette absence de connaissance de soi et cette identification au moi sont d’ailleurs les causes essentielles de l’inadéquacité dans le comportement.
Remarquons bien que ceci n’est pas une théorie abstraite.
L’impuissance dans laquelle nous nous trouvons pour résoudre des problèmes ou pour répondre adéquatement à des faits, entraîne toujours d’abord l’angoisse, puis la souffrance et la révolte.
Freud disait souvent que le mensonge était inutile. Il est impossible de mentir ou de tromper totalement, car l’inconscient de celui que l’on veut tromper « sait ».
Même, si en « surface » nous sommes trompés, notre inconscient « sait » ou « pressent ».
Mais comme la grande majorité est totalement dans l’ignorance des contenus de l’inconscient, elle ne se rend pas compte des pressentiments profonds.
Or l’homme moderne est dans une situation fausse. Il mène une vie inadéquate et contre nature. Il vit dans un milieu gouverné par des valeurs et des structures fausses, inadéquates. Ne perdons jamais de vue que l’inconscient profond de chacun « sait » et « pressent » la fausseté de la situation. Cette perception est parmi les facteurs fondamentaux de l’angoisse.
Existe-il une solution au problème de l’angoisse et de la violence ?
Si cette solution peut s’exprimer aisément, en quelques mots, elle n’est pas facile à résoudre. Socrate l’avait énoncée il y a plus de deux mille ans : « Connais-toi toi-même ».
Le problème de l’angoisse et de la violence ne peut être résolu valablement par des solutions rapides, immédiates et spectaculaires. On pourra donner au monde de nouvelles structures économiques, politiques, sociales ou morales et religieuses, plus adéquates à la révolution extraordinaire des faits. Si parallèlement à ces réformes « de surface » l’on ne procède pas à la transformation du cœur et de l’esprit de l’homme, les efforts déployés se révèleront vains.
Cette transformation résulte d’une pleine connaissance de l’homme par lui-même.
Dans quelle situation se trouve l’homme privé de la pleine connaissance de soi?
Une comparaison pourrait en illustrer le climat psychologique.
Dans son ignorance de lui-même, l’homme actuel est comparable à un promeneur égaré, à la tombée de la nuit, dans une épaisse forêt. Démuni de tout instrument d’orientation, il ne sait quelle direction il doit prendre. Cette incertitude le met dans un climat d’angoisse. De plus en plus inquiet, il s’affole et devient violent.
On pourrait aussi comparer l’homme actuel à un automobiliste en panne au volant d’une nouvelle voiture dont il ne connait pas le maniement.
La panne a lieu à un carrefour, à l’heure de pointe du grand trafic, qu’il immobilise. Tout le monde proteste, klaxonne, s’énerve. Incapable d’actionner son véhicule, un tel conducteur connait successivement l’angoisse et la violence. Le lecteur pourrait répondre « à moins que le conducteur ne soit un Sage ».
Mais nous répondrons à notre tour que s’il était un Sage, il aurait pris la précaution de bien connaître toutes les manœuvres de marche avant ou de marche arrière de son nouveau véhicule avant de s’aventurer sur la voie publique dans le grand trafic des heures de pointe.
Résumons-nous en nous répétant à dessein : toute incapacité de répondre adéquatement à une circonstance entraîne l’angoisse et la violence.
Lorsque nous ne nous connaissons pas, nous nous identifions à notre corps, ou à nos pensées et à nos émotions. Que sommes-nous réellement? Sommes-nous réellement des entités séparées? L’égoïsme est-il réel ou illusoire ?
Si nous nous connaissions pleinement, il nous serait révélé que nous ne sommes pas seulement ce corps, ni ces émotions et les pensées toujours en mouvement.
La pleine connaissance de nous-mêmes nous donne accès à des profondeurs de la conscience où résident des richesses insoupçonnées.
Au niveau le plus profond de notre être, nous accédons à la découverte d’une essence commune nous reliant à la totalité de l’Univers. Autant sommes-nous séparés dans nos apparences « de surface », autant cette séparativité disparaît en « profondeur ». Pour l’éveillé, tout est solidaire de tout.
La Vie est Une parmi les formes innombrables. La multiplicité de « surface » s’évanouit devant la splendeur de l’Unité des profondeurs.
Le cœur de tout homme, dont l’esprit est pénétré de cette unité, vit en état de joie permanente. Cette unité est la source de tout amour.
En brisant le masque de la séparativité, en dissolvant l’illusion de l’égoïsme, nous nous délivrons à jamais de la racine fondamentale de l’angoisse.
La cause première de l’angoisse réside dans l’illusion de la conscience de soi et de la séparativité.
La méconnaissance de nous-mêmes nous plonge dans une condition d’exil. Nous « existons ».
Dès l’instant où nous perdons de vue l’unité universelle de notre être profond, nous nous fermons aux richesses infinies de la Vie. Dès lors, la source première de l’angoisse apparaît.
Nous désirons alors combler la lacune fondamentale de notre vie intérieure en recherchant désespérément à l’extérieur les êtres ou les choses qui pourraient compenser le malheur de notre exil. Notre mental nous suggère une foule d’idées qui sont autant de pièges : clichés imaginatifs de l’homme idéal ou de la femme idéale.
Mais toutes les associations se révèlent décevantes jusqu’au jour où nous aurons compris que c’est en nous qu’il faut chercher et non ailleurs. Tout est là. Il n’y a rien à faire au sens accumulatif de ce terme. Il y a plutôt à défaire.
Comment se délivrer de l’angoisse?
Premièrement, il faut être pleinement conscient du fait que nous sommes angoissés.
Deuxièmement, se rendre compte que l’angoisse résulte d’un vice de fonctionnement de la pensée. Par ce vice de fonctionnement de la pensée, nous sommes prisonniers de l’égoïsme. Enfermés dans l’illusion de la conscience personnelle, notre activité mentale nous sépare de la plénitude de la vie universelle.
Pour être pleinement conscient de l’angoisse ou de quoique ce soit d’autre, il ne faut plus que la pensée nomme, compare. Les noms et les comparaisons font- partie du mental générateur de l’angoisse.
Il existe un état de lucidité sans idées. Loin d’être un état « sous-conscient » ou « infra-conscient », l’état d’être non-mental est suprêmement conscient.
Cette pleine conscience est délivrée de l’illusion d’être une entité séparée. Dès lors, l’angoisse s’est dissipée.
Dans l’expérience de l’Unité, nous réalisons un état d’amour infiniment supérieur à ce que nous entendons en général par ce terme.
Lorsqu’il y a amour véritable, il n’y a pas d’angoisse. L’intrusion de l’angoisse dans l’amour résulte toujours de la pensée : c’est la pensée qui corrompt l’amour en nous suggérant des désirs de possession, de domination ou d’attachement.
En comprenant et en sentant profondément ce qui précède l’angoisse cédera la place à la joie.
Les réflexes aveugles de la violence se transformeront alors en une disponibilité sereine aux plus hautes richesses de la Vie.