Robert Linssen
Comment et pourquoi pensons-nous ? Qui pense ?

Les progrès de la psychologie nous ont permis de nous rendre compte de l’imprécision de nos réponses à la question la plus simple de toutes : « Que pensons-nous ? » Nous savons que la partie consciente de nous-mêmes — celle que nous connaissons avec une relative clarté — ne constitue qu’un infime fragment de notre moi total. Au delà de ce conscient périphérique et super­ficiel demeurent les séries de couches profondes formant l’incons­cient. Cet inconscient est beaucoup plus important que le cons­cient. Son rôle est prédominant.

(Revue Être Libre, numéros 196-198, Avril-Juin 1962)

L’occidental se prétend « réaliste » et positif. S’il en est ainsi, tout occidental devrait être en état de répondre à une quadruple question fondamentale : Que pensons-nous ? Comment pensons-nous ? Pourquoi pensons-nous ? Et enfin « Qui » pense ?

Nous ne pouvons évidemment prétendre être positifs et réalistes, si nous faisons preuve d’incohérence dans notre vie intérieure. Or, nous sommes vraiment incohérents lorsque nous ignorons quels sont les mobiles profonds de nos pensées, de nos désirs et de nos actes.

Ceci nous démontre à quel point nous sommes ignorants, irresponsables et peu positifs. Nous savons fort bien, en effet, que la plupart des êtres humains vivant actuellement sont totalement incapables de répondre à la question Pourquoi pensons-nous ? Ou Comment pensons-nous ?

Quant à la question « Qui » pense ? N’en parlons pas ! Nous sommes tous tellement convaincus d’être ce petit personnage mesquin, ridicule, arrogant, avide et ignorant, fabriqué unique­ment de mémoires et d’habitudes.

Les progrès de la psychologie nous ont permis de nous rendre compte de l’imprécision de nos réponses à la question la plus simple de toutes : « Que pensons-nous ? » Nous savons que la partie consciente de nous-mêmes — celle que nous connaissons avec une relative clarté — ne constitue qu’un infime fragment de notre moi total. Au delà de ce conscient périphérique et super­ficiel demeurent les séries de couches profondes formant l’incons­cient. Cet inconscient est beaucoup plus important que le cons­cient. Son rôle est prédominant. La première tâche qui nous incombe consiste dans une prise de conscience aussi claire que possible de tous les contenus de cet inconscient personnel. C. G. Jung nous en a démontré toute la complexité de structure et toutes les implications. Cet inconscient personnel est profon­dément imprégné des contenus de l’inconscient collectif formé par la somme totale de tout ce qu’ont pensé, aimé, souhaité, détesté tous les hommes de tous les temps. Cet inconscient collectif de C. G. Jung, qui correspond au Kunji des Tibétains, n’a évidemment rien de commun avec l’Inconscient Zen ou l’inconnu de Krishnamurti. L’inconscient collectif de C. G. Jung est un « résultat ». Il est constitué par la somme de tout ce qu’ont pensé tous les hommes de tous les temps. Nous pouvons l’envisager comme l’immense réservoir du passé où se sont accumulées toutes les mémoires, tous les résidus d’actes incomplets, de pensées incomplètes, d’émotions incomplètes. En effet, un acte complet, une pensée complète ne laissent pas de résidu. L’inconscient Zen, par exemple, ou l’Inconnu de Krishnamurti, sont au contraire abso­lument neufs. Ils ne sont pas un résultat. Nous ne parvenons à l’Inconscient Zen qu’en nous libérant de tous les contenus de l’inconscient collectif. I1 est aisé de comprendre qu’on ne peut parvenir à la pleine réalisation du Présent qu’en affranchissant l’esprit de toute identification et de tout attachement au passé.

Nous estimons que l’expérience de la psychanalyse constitue une aide précieuse permettant de répondre correctement à cette première question : « Que pensons-nous ? ». Beaucoup de per­sonnes ont contre la psychanalyse des préjugés stupides. Certains s’imaginent, par exemple, que seuls des névrosés ou des déséqui­librés mentaux ont besoin de psychanalyse. Dans l’état actuel de la société et de l’évolution humaine, nous considérons que toute personne désireuse de s’accomplir dans la voie essentielle de la connaissance de soi, réalisera dans une psychanalyse sérieuse un enrichissement considérable de la vie intérieure.

La réponse aux questions : « Comment pensons-nous et pour­quoi pensons-nous », ne peut être donnée qu’après avoir résolu la première. Elle est beaucoup plus complexe et dépasse de loin le domaine généralement exploré par la psychanalyse.

Nous avons exposé dans nos ouvrages de façon très détaillée le processus opérationnel d’une « habitude associative », qui depuis l’atome jusqu’à la pensée humaine, en passant par les molécules, les cellules, les amibes et tous les règnes, travaille continuellement par accumulation, pour aboutir à cette suprême cristallisation à la fois physique et psychologique : le « moi ».

La pensée est l’expression d’une habitude associative sur le plan psychologique. Nous nous associons à des objets, à notre compte de banque, à notre nom, à notre corps, à des idées politiques, philosophiques ou religieuses, à des mémoires résultant de nos relations avec les différents objets matériels ou psychiques de notre milieu psychophysique.

Le sentiment de notre continuité et de notre solidité psycho­logique résulte d’une superposition rapide et complexe de pensées. Chacune d’elle converge vers un même but : réaliser une conscience de soi ayant la possibilité de s’éprouver en tant qu’en­tité continue et distincte.

C’est dans cette direction que nous devons pousser nos investigations, si nous voulons répondre à la double question : « Comment pensons-nous? Pourquoi pensons-nous ? »

La pensée doit être envisagée comme l’auxiliaire précieux de l’instinct de conservation du « moi ». Elle résulte directement de l’habitude associative énoncée précédemment. Il y a plus. La pensée est véritablement la complice essentielle de ce fameux processus du « moi », dont parle souvent Krishnamurti. Carlo Suarès en a admirablement défini la genèse dans sa « Comédie Psychologique ».

Nous croyons penser librement. C’est faux. Nous sommes « pensés ». Nous ne possédons aucune de nos facultés. Nous sommes possédés par elles. Nous continuerons à en être les esclaves inconscients aussi longtemps qu’il ne nous sera pas donné de répondre aux questions fondamentales énoncées dans notre titre. A chaque instant se présentent dans le champ de notre esprit des images, des symboles, des clichés mentaux. Si les uns parais­sent cohérents, d’autres par contre — et ils sont souvent nombreux — semblent totalement incohérents. Nous nous demandons parfois ce que telle pensée franchement absurde ou idiote vient faire dans notre esprit. Ces pensées « intruses », comme le désignent certains psychologues, sont-elles réellement aussi distinctes de nous que nous sommes tentés de le supposer. Non.

Aucune pensée se présentant dans le champ de notre esprit ne nous est rigoureusement étrangère. Une attention pénétrante nous révélerait rapidement que toutes nos pensées, aussi bien celles que nous convenons d’appeler rationnelles ou raisonnables que celles que nous jugeons saugrenues ou parfaitement idiotes — toutes ces pensées émanent d’un centre identique. Des pulsions périodiques les font continuellement surgir. A peine une pensée se présente-t-elle dans le champ de notre esprit qu’une autre pensée apparaît. Nous ne permettons pas à la première d’achever sa course afin de laisser place à la seconde. Mais à peine la seconde pensée est-elle là, qu’une fois encore une troisième apparaît et nous ne permettons pas à la seconde de terminer sa course. Pourquoi ? Il faut penser…, il faut penser vite… vite…. vite…

Pourquoi la ruse de notre esprit se plaît-elle à faire apparaître aussi rapidement ce cortège incessant de clichés mentaux ? Il y a une raison évidente qu’aucune psychologie moderne n’a jusqu’à présent admis et que très vraisemblablement beaucoup auraient difficulté à admettre. Le bouddhisme Zen et la pensée de Krishna­murti se rejoignent ici en un accord parfait et donnent une réponse très claire : la pensée doit être considérée comme le réflexe d’auto­défense d’une peur fondamentale. La peur de quoi ? La peur d’être rien…, nous dirait Krishnamurti. La peur de ne pas conti­nuer. Est-ce à dire que si nous avions la capacité de vivre un moment de silence mental parfait, détendu, nous n’aurions plus le sentiment de notre continuité personnelle ?

Justement. Le fait de nous éprouver comme une entité psychologiquement distincte, continue, résulte de la rapidité et de la complexité du déroulement mental. Lorsque nous accordons une attention légère à la façon dont nous éprouvons la conscience, celle-ci nous donne l’impression d’une durée continue. Nous avons l’impression que notre conscience est l’objet d’un glissement uniforme dans la durée : depuis hier, à travers aujourd’hui, vers demain. Or, cette impression de continuité est illusoire.

Il y a discontinuité dans la matière comme dans la cons­cience. Ces deux éléments sont d’ailleurs l’expression d’une seule et même énergie foncièrement discontinue. L’impression de continuité de la conscience peut être comparée à celle de la continuité apparente du geste d’un acteur qui lève la main. Lorsque nous en regardons l’image projetée sur l’écran, nous avons l’impression d’un geste continu. Cette impression de continuité résulte en fait de la projection rapide d’une succession d’images, discontinues, chaque fois différentes, contenant un moment où la main se trouve chaque fois un peu plus élevée. Mais vue en bloc et de façon distraite, la projection sur l’écran nous donne l’impression du geste continu d’une main qui se lève.

Il en est de même de la pensée. La vie mentale n’est pas continue.

Il existe entre deux pensées un moment de silence. Ce vide interstitiel est désigné par le terme « Turya » aux Indes. Si nous étions face à face à ce moment de silence, l’illusion de notre « moi » nous serait immédiatement révélée. Or la ruse de notre esprit le sait parfaitement bien. Les couches profondes de la conscience savent fort bien que dès l’instant où nous serions placés dans un moment de suspension réelle de notre activité mentale, nous prendrions immédiatement conscience de la vanité de la comédie que nous jouons à nous-mêmes.

Et tant d’efforts, de luttes anonymes, ont été nécessaires depuis des millions d’années pour que s’édifie un « moi » ! Une force d’inertie à la fois obscure, toute puissante et très profonde s’oppose à notre délivrance. Tel est le rôle nocif du « Vieil homme » en nous, dont certaines écritures disent qu’il faut nous dépouiller. Telle est la signification du « Gardien du Seuil », dont parlent les enseignements ésotériques ou initiatiques. Telle est aussi la signification de Satan : la seule signification provenant d’une racine ancienne « Sheithan », c’est-à-dire « je résiste ». Je résiste à quoi?… « Je résiste » à la loi de la Vie, qui est créa­tion, renouvellement, dépassement continuel des niveaux acquis, accès continuel à d’imprévisibles innovations.

L’instinct de conservation du « moi » et l’habitude associa­tive furent une aide. Ils sont actuellement, pour nous, l’entrave. Ainsi que le disait Sri Aurobindo : « La raison fut une aide. La raison est l’entrave, l’animalité fut une aide, l’animalité est l’entrave. »

Du point de vue expérimental, le problème doit se résoudre comme suit.

Nous devons à la fois comprendre et sentir que l’activité mentale est l’expression dune peur fondamentale : la peur d’être rien, la peur de ne plus « continuer » en tant qu’entité statique. Autrement dit, nous devons sentir profondément que chaque pensée est complice de notre désir de « devenir quelque chose », de notre soif de durée personnelle.

Tout ceci paraît malheureusement métaphysique, théorique ou cérébral.

Il ne s’agit pourtant pas de théorie. Nous devons avoir la capacité de saisir sur le vif la pulsion psychique qui fait appa­raître le défilé de nos opérations mentales. Cette pulsion est continuellement à l’œuvre. Ceci n’est pas une théorie. Chacun peut s’en rendre compte. Sans cette pulsion nous n’aurions pas la faculté de penser tel que nous le faisons actuellement. Il est parfaitement possible de comprendre et sentir simultanément le rôle véritable de la pulsion qui fait apparaître les pensées. Lorsque cette avidité de continuité et de durée égoïste est aperçue correc­tement, la pulsion étant démasquée tombe d’elle-même.

Le silence mental est réalisé. L’évidence de l’illusion du « moi » apparaît. Le passé est entièrement balayé par la vision d’une présence insondable que les mots de notre langage sont impuissants à décrire. A ce niveau des mots tels qu’Etre, Amour, Plénitude de conscience pure pourraient être employés. Mais souvent les mots sont mal compris. Trop souvent ils sont trahison ou incitent à la trahison.

Certains se posent la question de savoir « qui » voit et « qui » observe ?

Je répondrai immédiatement : si c’est le « moi », prisonnier de ses conditionnements habituels, ce qui précède ne serait qu’une farce. Ainsi que l’exprime Krishnamurti, le « moi » qui n’est qu’ignorance ne peut briser le « moi ». Lorsque nous avons parlé précédemment de la nécessité de comprendre et sentir à la fois nous avons évoqué un état de perception intégrale qu’il est utile de préciser. Dans cet état de perception, il n’y a ni condamnation, ni approbation, ni jugement, ni choix, ni mémoire. Autrement dit il n’y a plus rien de personnel. Seule reste la lucidité pure et impersonnelle du Réel. C’est elle qui agit dans le « moi » et par le « moi » psychologiquement mort à lui-même.

Dans ce qui précède, nous avons tenté de résumer, trop sommairement, ce qui a été dit au sujet des questions « Comment pensons-nous ? » et « Pourquoi pensons-nous? » Il reste la qua­trième question, la plus fondamentale : « Qui pense ? » La réponse se trouve déjà impliquée dans ce qui précède. « Il n’y a pas de « penseur », nous dit Krishnamurti… Il n’y a que des pensées ».

Il est donc très important que nous étudions le processus de la pensée. Cette étude ne peut se faire par la seule lecture d’ou­vrages de psychologie, qui ne se consacrent généralement qu’à l’étude des aspects les plus extérieurs du problème. La connais­sance de soi doit faire l’objet d’une attention persévérante, d’une observation de tous les instants, d’une découverte des mobiles profonds de nos pensées. Il n’y a pas de bonheur durable aussi longtemps que dure le mirage du « moi » et le cortège de ses attachements, de ses identifications, de ses violences. Le dépassement de soi-même n’est pas une défaite, mais une victoire : la victoire de la Vie et de l’Amour.

(Résumé d’une causerie donnée aux réunions internationales de Beauquiniès, le 27 avril 1962.)