Raymond Ruyer
Des démagogues non professionnels

(Extrait de Le Sceptique résolu 1979 ) La France savante Aux XVIIIe et XIXe siècles, les Allemands paraissaient pédants aux Français. Et les Français émerveillaient souvent les autres peuples — à l’exception des Italiens, qui avaient encore plus de désinvolture — par leur légèreté, leur art de prendre les choses par leur côté amusant, et […]

(Extrait de Le Sceptique résolu 1979 )

La France savante

Aux XVIIIe et XIXe siècles, les Allemands paraissaient pédants aux Français. Et les Français émerveillaient souvent les autres peuples — à l’exception des Italiens, qui avaient encore plus de désinvolture — par leur légèreté, leur art de prendre les choses par leur côté amusant, et d’aller vite et loin et parfois profond, comme en se jouant. Les penseurs germaniques admiraient Voltaire. Goethe désespérait d’atteindre la perfection de certains vaudevilles parisiens. Tolstoï encore, plus tard, aurait voulu pouvoir refaire l’équi­valent du Chapeau de paille d’Italie. Toute grâce venait de Paris.

Nous nous sommes bien rattrapés depuis. Mais nous avons trouvé le moyen de concilier pédantisme et superfi­cialité. Les intellectuels vont de système en système, comme un mauvais nageur d’une bouée à une autre. Le nageur est essoufflé. Trop heureux de se cramponner un moment, peu lui chaut de savoir comment la bouée est attachée au fond.

Plus exactement, il va d’un vocabulaire à un autre. Les philosophes sont en général les fournisseurs du vocabulaire bouée. Car la philosophie est, déjà, « l’abus d’une terminologie inventée en vue de cet abus même ».

Cette définition est d’un Allemand. Si les Français étaient restés ce qu’ils étaient, ils auraient trouvé les premiers une définition aussi pertinente.

Le peuple français aurait-il subi une mutation cérébrale? Pas du tout. L’explication est toute simple. En France, un fonctionnaire sur deux enseigne un Français sur quatre. Il y a deux fois plus de professeurs en France qu’en Alle­magne, et presque deux fois plus d’étudiants.

Les mathématiques modernes ne sont pas une nou­veauté scientifique. Les mathématiciens actifs font des mathé­matiques modernes, par définition. C’est leur enseignement qui est une nouveauté pédagogique et une sorte de pédan­tisme à l’état pur. « Deux droites sont sécantes si et seule­ment si leur intersection est un singleton. » « Deux droites sont parallèles si leur intersection est l’ensemble vide. » Grâce aux mathématiques modernes, les professeurs de classes élémentaires se sentent dans l’apesanteur de la haute science, comme des cosmonautes.

La logique aristotélicienne dans les universités, du XIIIe au XVIIIe siècle, avait pour rôle principal non d’apprendre à raisonner, mais de pédantifier l’enseignement par de pseudo-arcanes, et de permettre aux professeurs et aux élèves de « se faire admirer des moins savants ».

Aujourd’hui, rien n’a changé, à ceci près que la logique mathématique étant difficile, vraiment technique, on préfère la pédantification par le vocabulaire de la linguistique (« signi­fiant », « signifié », « référant », etc.).

Après Mai 68, les étudiants s’étaient étrangement enthou­siasmés pour l’épistémologie. De jeunes professeurs littéraires, après les avoir accompagnés sur les barricades, leur promettaient des cours d’épistémologie et se reconvertissaient à la logique mathématique.

Ce feu de paille n’a pas duré. Le déchiffrement psy­chanalytique ou plutôt, sexualiste, tient bon au contraire, parce qu’il est à la fois facile, étonnant, qu’il permet des surenchères, et qu’il est très approprié à l’âge des élèves et à leur intérêt, tout naturel, pour Éros.

Qu’est-ce que le pédantisme? C’est la manie de rendre conscient ce que l’être vivant connaît beaucoup mieux par l’habitude inconsciente qui fait la vie. Car mieux un organisme connaît quelque chose, moins il est conscient de cette connaissance, qui devient alors style, adresse, grâce. C’est l’inconscient qui sait. L’intellect n’est qu’un traducteur maladroit de ce savoir primordial.

Le pédant est, par définition, abandonné par la grâce vitale. Il répète des mots et des théories parce qu’il ne sait plus rien.

Le fondement du pouvoir et du contre-pouvoir faire croire qu’on sait

La thèse des anarchistes, anciens et nouveaux, selon laquelle l’État, ou le Pouvoir en général, est fondé sur la violence, cette thèse est fausse. Le Pouvoir est fondé, ou du moins consolidé par une croyance, par une foi, religieuse le plus souvent, avec diverses sacralisations, parfois aussi par une foi d’ordre philosophique ou idéologique. Les Incas du Pérou avaient affermi leur domination sur les autres tribus et fondé un État, parce qu’ils se disaient — et se croyaient — fils du Soleil, ayant tout pouvoir sur la prospé­rité agricole. On leur obéissait parce qu’on croyait qu’ils connaissaient seuls les rites appropriés. Le commun des mortels ne savait pas et ne pouvait pas pratiquer ces rites, mais il savait ou croyait savoir que les Incas, eux, savaient. Croire que les autres savent et, par conséquent, peuvent, c’est le fondement du Pouvoir, avec majuscule.

Faire croire aux autres que l’on sait, est la clé de toute conquête du pouvoir par une classe ou un clan d’abord dans l’opposition.

Mais il faut que ce savoir supposé, dans la classe diri­geante ou en passe de l’être, soit à la fois visible, manifeste, et invisible, qu’il soit montré et caché en même temps aux yeux des gouvernés et dirigés. Il faut que les gouvernés par­tagent le savoir, sous la forme « savoir que le Savoir supé­rieur existe chez les dirigeants ». Mais il faut qu’ils ne le partagent pas complètement, car le charme serait rompu.

C’est pourquoi les classes dirigeantes, les clercs de toute espèce, se réservent des arcanes. L’Église catholique a longtemps interdit, ou fortement réservé, la lecture de la Bible et des Écritures.

Il en est de même aujourd’hui avec les nouvelles Églises de la science, de la technique, de la théorie économique. Leur pouvoir s’enveloppe toujours de mystère : vocabulaire imposant, technicité hérissée, fils barbelés pour écarter les profanes, difficulté d’initiation.

Les naïfs, il n’y a pas si longtemps, croyaient que les médecins avaient des secrets pour se soigner eux-mêmes, de ce qu’ils employaient pour leurs clients. Il arrive encore qu’un interviewer bien connu de la Radio, quand il doit faire parler un savant, un médecin célèbre, s’adresse à lui avec, en sourdine, quelque chose comme : « Allons entre nous, dites-moi tous vos secrets. Que dites-vous quand vous êtes entre vous, vous les initiés? »

Les étudiants, en Mai 68, considéraient souvent les pro­fesseurs comme « ne leur disant pas tout », comme ne leur apprenant que des choses volontairement superficielles, et comme leur cachant la vraie Science, c’est-à-dire Marx, ou les Nouveaux Prophètes, Marcuse, Reich, Lacan. De même que, dans leurs assemblées de professeurs, ou dans leurs Conseils d’Anciens et de titulaires, « ils » complotaient contre les jeunes, jeunes étudiants et jeunes assistants.

Croire savoir soi-même — parce que l’on a lu la Bible ou lu un résumé sur Marx ou Freud — c’est le principe, non du Pouvoir, mais du fanatisme idéologique révolutionnaire, ou du prophétisme. Autrefois, à côté des prêtres et des moines, il y avait les prophètes autodidactes, par inspira­tion ou par interprétation personnelle des Écritures. Aujour­d’hui, il y a, de même, les prophètes de l’interprétation idéologique, et les prophètes de l’inspiration à base de folie cultivée. Les fanatiques ignorants qui se croient savants et qui le font croire aux autres, constituent un Anti-Pouvoir parce qu’ils sont devenus « sacrés », comme la folie même, considérée comme Révélation. Cette sacralisation, cette ini­tiation à un savoir supposé plus profond que le savoir officiel, fait leur force, beaucoup plus que les bombes qu’ils jettent éventuellement. Autrefois on les aurait supposés en possession de secrets diaboliques.

Les démailleurs

« Ceux qui désirent conquérir la faveur du public ne devraient pas oublier que les gens ne souhaitent pas qu’on les rende plus intelligents, ou moins méchants. Ce qu’ils veulent, c’est qu’on leur dise qu’ils sont intelligents, et qu’ils ne sont pas méchants… Or, pour leur dire cela, il faut être un sot ou un menteur, ou les deux à la fois. »

Butler pense au public qui achète les livres (et qui n’avait pas acheté les siens [1]). Et il pense aux démagogues littéraires et philosophiques.


La démagogie, tant dénoncée, des politiciens
qui veulent conquérir ou garder le pouvoir, est bien innocente à côté de la démagogie des littérateurs, des pédagogues, des moralistes nouveau style qui veulent conquérir la faveur du public en le flattant, en flattant ses instincts vaniteux, sen­suels, ou méchants.

Le pauvre politicien, bien injustement vilipendé par les « clercs », promet, à court terme, des avantages matériels précis, à des catégories déterminées de la population.

Et il essaie de tenir ou il fait semblant, ce qui est déjà, après tout,méritoire. En quelques mois ou quelques années, les électeurs peuvent juger sur les résultats. Les électeurs sont indulgents. Ils admettent des demi-réalisations parce qu’ils n’avaient cru qu’à demi aux promesses. Ils admettent très bien que l’on ne puisse tenir des promesses contra­dictoires, et ils pardonnent qu’on les ait faites dans la chaleur communicative des campagnes électorales.

La durée moyenne des législatures ou des mandats, quelques années, fait la preuve de la faible, portée et aussi de la faible nocivité de la démagogie politique. On peut même lui découvrir de bons côtés, car il est arrivé que des promesses faites sans conviction aient pu, par miracle, être tenues.

La démagogie des « clercs » est bien autrement impor­tante et dangereuse. Les clercs se vantent de n’être pas des politiciens. C’est comme s’ils se vantaient en disant : « Dieu merci, je ne suis pas responsable! ».

Ils seraient plus honnêtes, au contraire, s’ils étaient des politiciens, s’ils faisaient de la politique en professionnels, non en amateurs irresponsables. En ce sens, le succès maniaque de l’épithète « irresponsable », comme injure très utilisée est le signe encourageant d’une prise de conscience par le public. Il commence, très vaguement, à voir où se situe la vraie démagogie.

Les démagogues non professionnels ne promettent rien de précis. Ils n’ont donc rien à tenir. Ils ne disent pas, à des électeurs adultes : « Je ferai, ou je m’efforcerai de faire, avec mon parti, ceci, ou cela. Je serai toujours le défenseur des petits commerçants, ou des retraités, ou des femmes célibataires. Soutenez mon action. Votez pour moi. » Ils s’adressent, non à des citoyens dont ils reconnaissent les droits et qui sont inscrits sur une liste électorale, mais, de préférence, aux non-citoyens, qui ne veulent pas être des participants laborieux de la Cité, mais qui veulent y vivre selon leur fantaisie. Ils flattent les désirs d’importance des enfants, des jeunes, des marginaux, des déçus, en leur déclarant : « La jeunesse est formidable! Collégiens, vous êtes les « Nouveaux hommes »! Enfants! Vous rayonnez de génie, de créativité, d’énergie libidinale, de capacité de plaisir. Votre génie est étouffé, réprimé, par les puissantes machineries sociales d’aliénation. Vous êtes victimes des médecins, des soins stéréotypés, de l’alimentation commercialisée, des sys­tèmes disciplinaires de l’école. Vous êtes des victimes de « l’espace d’habitation », de la ville bourgeoise, des services collectifs, des agressions de la publicité, des apprentissages d’un métier, rentable pour la collectivité, mais non rentable pour vous, réduits que vous êtes à une vie de forçats, psychiquement castrés, dans le déroulement mécanique « d’un temps régularisé comme par une sorte d’idéal excrémentiel ». Femmes! Vous êtes victimes des stéréotypes culturels, de la famille où l’homme se pavane. Votre corps est « des-érotisé », morcelé, défiguré, vidé de ses figures propres! »

Les démagogues non professionnels n’engagent leurs vic­times dans aucune action précise, révolutionnaire ou non, mais seulement dans la subversion. Leur seul programme étant de « changer la vie », il n’a pas à être chiffré, ni pré­cisé comme un programme politique. Aussi, personne, après déception et désastre, ne leur demandera de comptes, ou il leur sera facile de ridiculiser ceux qui accuseront les clercs démagogues : « L’esprit, comme la lumière, n’est-il pas toujours pur? Est-ce notre faute, si des idiots nous ont mal

compris et si les pouvoirs bassement matérialistes et stu­pides, ont trahi notre pensée? »

Les démagogues non professionnels font le démaillage élémentaire du tissu social. Et cette opération, nocive et mortelle pour la survie sociale, met à leur disposition beaucoup

plus d’énergie libérée et dégradée, que la démagogie politicienne qui ne joue que sur les institutions et les équilibres des classes sociales. En vertu du fait que les explosifs chimiques sont plus puissants que les armes mécaniques, l’arc, lépée ou le bélier, et que les explosifs nucléaires, qui « démaillent » encore plus finement que la poudre à canon sont plus puissants que les explosifs chimiques.

Il n’y a pas à espérer que les démagogues des mœurs permissives cessent leur activité destructrice. Car elle leur rapporte gros, non en argent et en puissance politique, mais en importance, en réputation, en puissance culturelle — ou dé-culturelle.

Car c’est une grande satisfaction, pour un « penseur », d’apporter la peste à tout un peuple, et de s’y voir néanmoins acclamé et statufié par des millions de naïfs qui se croient libérés.

Les deux sortes de pédagogues

Chez presque tous les pédagogues, il y a un démagogue qui sommeille. Le temps est bien passé du pédagogue-esclave des Anciens, à qui le père déléguait son pouvoir sur l’enfant, le pouvoir de le punir et de le battre de verges. Pédagogue-artisan, dont le travail presque manuel consistait à faire entrer à coups de férule dans les têtes, des notions de gram­maire et des textes à réciter par cœur. Le temps est passé aussi du magister à l’œil sévère, du régent de collège, du pédant imbu de sa science. Passé aussi le temps du Maître vénéré par un auditoire admiratif de disciples.

Qu’est-ce que la pédagogie? C’est, le mot l’indique, l’art de conduire les enfants. Vers quoi? Vers ce que l’on appelait autrefois les « valeurs » : la bonne doctrine reli­gieuse, les vérités admises de la science, les normes de la moralité, la bonne conduite, les chefs-d’œuvre de la litté­rature et de l’art. Le pédagogue (au sens profond) est un intermédiaire entre « le Ciel », le monde idéal des valeurs, et le monde réel des hommes vivants. Il est l’intermédiaire pour les jeunes qui sont au commencement de leur vie.

Dans un mythe poétique, on pouvait comparer le pédagogue, même quand il a les allures d’un vieux pédant à lunettes, chauve et podagre, à une sorte de démon, de « daimôn » ailé, doué d’une force ascensionnelle non seule­ment pour s’élever lui-même, mais pour aider les jeunes à s’élever jusqu’aux sommets célestes — ou assez haut pour voir ces sommets de plus près.

On aperçoit déjà qu’il y a deux sortes possibles de péda­gogues, ceux qui sont plus intéressés par les jeunes eux-mêmes, et qui, les aimant, brûlent de leur offrir ces biens, ces valeurs admirables qui enrichiront leur vie. Et ceux qui sont plus intéressés par les valeurs elles-mêmes et qui brûlent de recruter pour elles de nouveaux zélateurs, de nouveaux militants.

On peut vouloir donner les jeunes à l’art, à la science, à la philosophie. Ou bien on peut vouloir donner l’art, la science, la philosophie ou la religion aux jeunes.

Les amoureux des jeunes sont souvent aidés, dans leur zèle pédagogique, par Éros, lui aussi, selon Platon, un « daimôn » intermédiaire. Il est bien connu qu’un professeur-homme, donnant son enseignement à des jeunes filles, ou qu’une femme enseignant à des jeunes gens, est fortement aidé par un attrait érotique discret. Qu’un professeur de musique finisse par épouser une de ses jeunes élèves ne choque personne. Il ne serait choquant que s’il avait cher­ché, dans ses leçons, un moyen de séduire son élève. Les exemples littéraires de ce type sont tellement célèbres qu’il est inutile de les rappeler. Les drames, fréquents, ne sont que des accidents.

Les pédagogues qui aiment les « idées célestes » plus qu’ils n’aiment les jeunes qu’ils recrutent pour le service de ces idées, ne sont pas menacés de la même manière. Leur risque est dans la démagogie. Comme aujourd’hui la mode est de ne plus croire au caractère « céleste », transcendant, surhumain, des idées et des valeurs, mais de poser comme un dogme que la société humaine est seule créatrice des valeurs, dans une liberté absolue, le pédagogue n’a plus besoin d’ailes, et il n’a plus à apprendre à voler. Il n’a plus besoin de recruter des zélateurs pour des valeurs éternelles, surhumaines ou sur-sociales. Il recrute seulement des mili­tants pour l’idéologie à laquelle il croit lui-même.

Le scénario est le même que pour le pédagogue platonisant, et pourtant tout est changé. Le culte de l’idéal, le souci de former pour cet idéal des jeunes enthousiastes n’est plus qu’un prétexte. Car l’idéal s’est incarné dans un Parti et dans un Catéchisme politique.

Comment répondre aux pédagogues, parfois sincères, qui disent : « Je ne peux tout de même enseigner aux jeunes, comme un idéal, le conformisme parfait à la société telle qu’elle est! Il faut bien que je leur enseigne à prendre le chemin, terrestre, qui conduira à une société future meil­leure. C’est l’essence même de toute pédagogie, dites-vous, qui veut que je sois un intermédiaire entre les élèves et un idéal. Est-ce ma faute si le seul idéal possible aujourd’hui n’est plus céleste, mais terrestre? Est-ce ma faute si les contemporains qui ont appris à sortir de la pesanteur ter­restre ont perdu jusqu’à la notion que le monde des valeurs est au-dessus des méandres de la société et de l’histoire humaine? Faites-moi une bonne philosophie et une bonne religion, et je vous ferai une bonne pédagogie. En attendant, je ne peux capter l’intérêt de mes élèves qu’en leur disant : « C’est vous, les jeunes, qui ferez l’avenir. Le Bien, le Vrai seront ce que vous voudrez. Jeunes! Vous êtes tous formi­dables! Mais pour être efficaces dans votre marche en avant, rejoignez le Parti. J’ai des cartes d’adhérents à votre dispo­sition, après la classe. »

La pédagogie de la créativité

Pour les « penseurs », aujourd’hui, on sait que l’homme n’est plus l’animal raisonnable ou l’animal intelligent. Il est « créatif ». La créativité, tout est là. Par suite, les éduca­teurs peuvent se dispenser de rien faire apprendre à leurs élèves. D’abord, cela ne servirait pas à grand-chose, à une époque où il est si facile de consulter des dictionnaires, des mémentos, ou de faire fonctionner un calculateur de poche. Mais surtout, les notions apprises, jetées comme des pelletées de cendre sur un feu allumé, risqueraient d’étouffer la « créa­tivité » naturelle.

Les éducateurs modernistes ne veulent pas entendre par­ler de différences innées d’intelligence, pour la raison péremp­toire que, selon eux, il n’existe pas une faculté qui serait l’intelligence en général, distribuée inégalement. L’intelli­gence n’est qu’un mot. Il n’existe que des performances par­ticulières. Ces performances elles-mêmes ne dépendent pas de dons innés. Elles se développent selon la créativité non réprimée et à condition que l’éducateur n’étouffe pas le génie naturel de chacun et se borne à encourager, à éveiller la liberté du jeune dans n’importe quel sens.

Il doit s’abstenir de donner des consignes ou des règles, car alors il ferait piétiner les jeunes génies dans les ornières de la culture toute faite. A la limite, il devrait disparaître et laisser les enfants inventer, selon leurs inspirations du moment, la danse, la musique, le chant, le vêtement, la peinture, la sculpture, la nouvelle grammaire, la nouvelle institution pédagogique elle-même — et un peu plus tard, la littérature, la politique, les nouvelles formes de famille, et les nouvelles sociétés.

Il y a quelques décennies, le brain storming était à la mode, en Amérique, dans les entreprises : orages, courants d’air dans les cervelles, fenêtres ouvertes partout : « Pourquoi ceci ou cela, pourquoi ceci plutôt que cela? » Les résultats furent généralement désastreux : tout voltigeait. La mode passa vite : les lois économiques sont strictes. Elles mettent rapidement au pas les génies et les fantaisistes. Les modernistes, dans les écoles, malheureusement pour nous, ont plus de temps devant eux. Les dégâts éven­tuels de leur brain storming pédagogique ne se verront que beaucoup plus tard, quand les jeunes auront grandi. Les turlupinades, les coq-à-l’âne — fruits ordinaires de la créativité exaltée — n’ont pas grand inconvénient sur les bancs des collèges. Devant les réticences des parents inquiets, les modernistes haussent les épaules. Ils ont le beau rôle : pion­niers de la nouvelle société, ils sont les créateurs, au carré, de créativités nouvelles.

De mauvais esprits interprètent l’affaire autrement. Il est ennuyeux pour les enseignants d’apprendre à écrire, à lire, à calculer, d’apprendre la grammaire et l’orthographe, de faire réciter des leçons d’histoire, ou de corriger des dictées. Il est ennuyeux d’obliger et de punir. On se rend impopulaire. On passe pour un pédant ou un cuistre maniant la férule. On se fait accuser d’être au service des classes dirigeantes et de leur préparer des esclaves dociles.

Il est bien plus enivrant d’être un prophète des temps nouveaux, d’être un chef d’école et non un simple maître d’école, d’être un metteur en scène, non pour des représen­tations de fin d’année scolaire devant les familles, atten­dries de voir leur rejeton jouer une scène du Bourgeois Gentilhomme, mais pour des représentations plus corsées, pour lesquelles il vaut mieux, à tous points de vue, que les parents ne soient pas spectateurs. Car les parents, formés et déformés par les vieilles méthodes et les vieilles censures, ne comprendraient pas que la créativité, le dieu nouveau, a aussi des exigences, et que le sens commun et la simple décence appartiennent à un âge dépassé.

Dieu considéré comme éducateur

Les grands éducateurs, depuis Rousseau, ont souvent déclaré que, dans leur système, ils voulaient suivre l’exem­ple de la Nature (de Dieu si l’on préfère). Ils le déclarent. Mais, en fait, ils flanchent très vite. L’homme, disent-ils, est un être à part.

C’est bien possible. Mais Dieu est tout de même, on l’avouera, une personnalité considérable, même auprès de Rousseau, de Pestalozzi, de Montessori, de Piaget, de Roger Dadoun, et il y a peut-être intérêt à considérer avec soin ses méthodes, sans faire intervenir trop vite nos préférences humaines et sans nous hâter de le corriger.

A. Dieu n’est pas, il semble, partisan de l’école ou de l’université fourre-tout. Il est manifestement pour les Écoles, les grandes Écoles spécialisées. Non, ce n’est pas tout à fait vrai : tous les êtres vivants, ses pupilles, ont eu quelque enseignement commun, car ils emploient les mêmes subs­tances, carbone, oxygène, hydrogène, azote, et les mêmes procédés fondamentaux de reproduction. Mais, très vite, les écoles sont séparées, soit par d’immenses espaces, soit surtout par la séparation des espèces qui sont, par défi­nition « spécialistes ». Dans chaque Espèce-École, les élèves sont étroitement solidarisés, tissés entre eux, et très hostiles aux autres écoliers. Ils sont fiers de sortir d’une « grande École », le lion d’être lion, le chat d’être chat, le chien d’être chien, et ils regardent les autres comme des rien du tout, de la manière dont les Polytechniciens méprisent les Centraliens ou les Normaliens. Chacun met avec fierté sur sa carte de visite : Ancien élève de l’École Chat, ou de L’École Chien, comme un homme peut faire imprimer : « Ancien élève de Polytechnique ou de l’ENA ».

  1. Dieu comme éducateur est impitoyable. Il ne lève aucune punition. Pas de cours de rattrapage, pas de session d’octobre, pas de redoublement de classe. Il tue les mauvais élèves (et même parfois les bons, pour faire de la place). Il est partisan de la sélection et du numerus clausus. Il semble même croire qu’un certain arbitraire a pour heureux effet de souligner la puissance du Maître et de le faire craindre.

  2. Il est partisan de l’auto-éducation, après un très court enseignement familial pour quelques-uns (les oiseaux et les mammifères). Partisan aussi de l’inter-éducation communautaire, par les exemples fraternels et aussi les rixes. Il déteste, à l’évidence, les éducateurs professionnels, les écoles distinctes de la grande école de l’espèce, comme grande famille, où règne l’amour mais aussi une âpre concur­rence.

  3. Partisan aussi de l’éducation continue, mais dans la vie même, non dans des stages théoriques, ou des cours du soir, ou des cours de recyclage. Ses pupilles doivent apprendre à tout âge. Et il est encore moins indulgent pour les fautes des vieux que pour les fautes des jeunes.

  4. Il est visiblement hostile aux cours théoriques, aux longues propédeutiques, du genre « cours d’anatomie pour les futurs dessinateurs », ou « cours de grammaire pour les parleurs et écriveurs », ou « théorie de la musculature pour les sportifs », ou « théorie de l’expression corporelle » pour les acteurs. Il ne tient pas d’école où l’on « apprend à apprendre », où l’on apprend à être « créatif en tous genres », où l’on développe l’intelligence générale et la culture géné­rale. Il est hostile aux théories en l’air, aux prises de conscience universelles.

Loin de vouloir rendre conscient ce qui est inconscient, il réduit toujours la conscience au minimum, comme si elle était un ingrédient dangereux pour la grâce de l’action.

Il met l’apprentissage direct au-dessus de l’enseigne­ment des principes généraux. Il ne permet même pas un apprentissage en chambre, protégé — sauf chez les oiseaux et mammifères, où les jeunes peuvent « jouer » leurs futures activités un certain temps, très court. Autrement, les élèves vivants doivent réussir presque du premier coup, sous peine de mort, comme un virtuose violoniste qui devrait, sans préparation, jouer parfaitement devant un public sans pitié.

F. Loin d’être hostile à l’emploi de la mémoire, il mise presque exclusivement sur la mémoire. Il aime les têtes bien faites certes (bien faites, d’ailleurs, selon la mémoire de l’espèce), mais aussi les têtes bien pleines, avec tout un arsenal de réponses toutes prêtes aux difficultés mul­tiples de la survie.

Objection du Diable. « Oh, homme intelligent! Tu vois bien que le modèle de Dieu, comme éducateur, ne s’appli­que pas du tout à toi. Tu vaux surtout par l’intelligence, non par la mémoire, par l’adaptabilité, et non l’adaptation. Toi, tu es théoricien. Tu mets, Dieu merci, la conscience au-dessus de l’inconscience. Tu es aussi moral : tu t’indignes à bon droit de toute sélection et de toute dureté inhumaine. Dieu a quelque peu changé ses méthodes impitoyables déjà avec les oiseaux et les mammifères. Avec toi, il les a changées radicalement. C’est à toi qu’il appartient de définir entiè­rement une nouvelle Éducation. Tu n’as plus rien de com­mun avec les animaux. C’est toi, mon cher, qui es devenu ton Auto-éducateur, ton propre Dieu créateur. Dieu, c’est toi. Tu n’as à suivre les conseils de personne, l’exemple de per­sonne (le mien excepté, bien entendu), etc. »

Si j’osais intervenir dans un tel débat, à un si haut niveau, je dirais que je me méfie beaucoup de Dieu-considéré-comme-éducateur, mais encore plus du Diable-considéré-comme-Nouveau-Pédagogue.

L’oiseau de Minerve est toujours en retard

Les philosophes aiment beaucoup — et les intellectuels en général — se voir comme un ferment, un levain, dans la pâte humaine. Ils se croient le principe évolutif de la société qui sans eux resterait inerte et ne lèverait pas. Mens agitat molem. « C’est l’esprit qui met la masse en action. » Selon Hegel et sa conception dialectique, l’Idée est seule active et dynamique, dans la nature d’abord, puis dans l’histoire humaine.

Hegel n’a jamais prétendu que l’Idée n’agissait que par des représentants humains spécialisés dans l’intelligence. Les vrais porteurs de l’Idée sont plutôt, pour lui, les politiques, tels que Napoléon, inconscients de ce qu’ils font vraiment comme instruments de l’Idée. Les intelligents spécialisés ne viennent qu’après, et ne comprennent qu’après, l’Idée qui agissait dans l’homme d’action. L’oiseau de Minerve (l’intel­ligence de l’intelligentsia), ne prend son vol qu’à la fin du jour.

Mais ses disciples ont souvent tendance à croire, au contraire, que l’Idée active, l’Idée en action, est en eux, les intellectuels. Ils ne détestent pas se voir accusés d’être des « troubleurs », des « fléaux », des gens qui, « trop intel­ligents », réveillent et poussent au changement les endormis de l’ordre établi.

Marx, comme on sait, plus encore que Hegel, a voulu remettre l’intelligentsia à sa place : les vrais changements sociaux ne procèdent, ni des intellectuels, ni des politiques, mais des techniciens et de la technique-quand-elle-est-employée-à-la-production-économique. Les vrais révolution­naires ont été les inventeurs du moulin à eau, de la machine à vapeur, du tissage mécanique, et aussi les industriels et les marchands qui n’étaient pas conscients de l’immense portée de leurs propres actions. Un marxiste, en théorie, n’est pas agent révolutionnaire. Il n’est pas du moins agent initiateur. Il prend conscience et fait prendre conscience de la révolution déjà faite, ou déjà en cours, ce qui en accé­lère l’achèvement.

Mais c’est, il semble, encore trop flatteur pour les « oiseaux de Minerve ». Ils sont en retard encore d’une autre manière. Les changements techniques sont ressentis et vécus d’abord par les diverses catégories sociales concernées — avec déjà, il est vrai, un certain retard psychologique. Les bourgeois du XVIIe siècle, enrichis, voulaient copier les nobles. Les industriels du XIXe faisaient construire des châteaux d’aspect seigneurial. Les ouvriers allemands se sont crus longtemps encore des artisans. Les ouvriers américains se sont vus longtemps comme des pionniers, avec l’espoir de faire fortune.

Les généraux commencent souvent une guerre avec les habitudes de la guerre précédente, sans tenir compte des progrès techniques réalisés entre-temps, mais, au cours de la guerre, sous la pression des réalités, ils se mettent rapide­ment « à la page ». De même, les chefs d’entreprise s’aperçoivent rapidement, à l’usage, qu’ils ne sont pas des sei­gneurs, et qu’ils doivent être aux aguets des nouveautés techniques. Les ouvriers découvrent vite que leur force est dans l’organisation syndicale plus que dans l’habileté pro­fessionnelle. Les bourgeoises apprennent de même à utiliser les appareils ménagers, les conserves, à se passer tant qu’elles peuvent de domestiques, devenus rares et exigeants, à avoir peu d’enfants et à travailler au-dehors.

Et les intellectuels? Ils ont souvent, eux, un double retard. Les intéressés ont un retard psychologique à l’adap­tation. Eux, les intellectuels, en sont encore à discuter sur les mérites et démérites du système précédent qui n’a plus aucune actualité. Ils reprochent aux généraux d’être toujours en retard d’une guerre. Mais ils ont, eux, un retard encore plus grand, dans leur analyse critique de la guerre. Ils dénoncent aujourd’hui l’absurdité des guerres nationales, peu menaçantes, les sottises des diplomates et des généraux en 1914 ou en 1870, mais ils travaillent en fait à rendre iné­vitables les guerres civiles. Leurs campagnes sont à contre­temps. Ils en sont à dénoncer la répression, quand la société manque du contrôle social normal et s’apprête, d’ailleurs, à passer à l’extrême d’un contrôle social totalitaire. Ils pleurent encore sur la justice inhumaine du Moyen Age, qui coupait la main d’un voleur, au moment où les preneurs d’otage coupent le doigt ou l’oreille de leur victime. Ils pleurent toujours sur les enfants en usine de 1840, au moment où les enfants en ont assez d’une scolarité intermi­nable, et ont envie de gagner, en se fatiguant le moins pos­sible, assez d’argent pour pouvoir acheter une moto japo­naise et terrifier les populations.

Non, je suis injuste. Des analystes intelligents com­prennent le présent, s’ils ne sont pas de ceux qui font le présent et préparent l’avenir. Mais la troupe des intellectuels suiveurs se disperse indéfiniment, et traîne dans les étapes depuis longtemps franchies par les praticiens méprisés.

Mac Luhan s’est trompé, ou les deux sens de : « Mao est mort »

Si un animal féroce est lâché accidentellement dans une foule, la panique se propage vite, mais à une vitesse bien inférieure à celle de l’image de l’animal. Dans la société humaine, les nouvelles (à condition qu’elles répondent à une attente et soient immédiatement comprises) se propagent à la vitesse des « véhicules » : coureur de marathon, cavalier, caravane, chemin de fer, câble ou radio. Dans la télégraphie optique ou la transmission par tambour, en Afrique, la nouvelle ne se propage pas à la vitesse de la lumière ou du son, parce que chaque relais prend du temps.

Mais la circulation des idées, des idéologies est encore beaucoup plus lente que la circulation des nouvelles, parce qu’à chaque relais, le récepteur prend beaucoup plus de temps pour comprendre, « réaliser », retransmettre, que le manipulateur du télégraphe optique pour reproduire un message qu’il n’a pas besoin de comprendre.

La méconnaissance de ce fait conduit à d’énormes erreurs politiques. Les politiques confondent trois vitesses : la vitesse du véhicule porteur (c’est presque toujours aujourd’hui 300000 km seconde); la vitesse de « réalisation » par le public d’un événement comme fait pur, facile à comprendre : « Staline est mort », « Mao est mort » — la nouvelle d’un événement demande quelque délai de traduction, mais elle est encore du même ordre que la vitesse de la lumière; et enfin, la vitesse de propagation d’une « idée », ou d’une nouvelle-en-tant-que-significative.

Cette troisième vitesse est d’un tout autre ordre que les deux premières. Au point que les progrès techniques de la transmission n’ont presque aucune importance. Pour « réaliser », comme événement, et non comme simple nou­velle, « Staline est mort », ou « Mao est mort », il faut des mois et des années.

Mac Luhan s’est complètement trompé sur ce point capital. Il attache une importance très exagérée au progrès technique dans la vitesse des transmissions, et il confond ce progrès avec un progrès dans la compréhension du sens de ce qui est transmis.

La propagande est beaucoup plus lente que la propa­gation. Il est magique, miraculeux, que, par la télévision, chacun ait pu voir à une seconde près, les cosmonautes débarquer sur la lune, ou Sadate parler devant la Cnesset, ou Marchais et Mitterrand annoncer la rupture de la gauche. Mais ce miracle ne transforme pas l’humanité, ou la nation, en une communauté de cerveaux ou d’esprits, ou même en une sorte de village, où tous commentent « la dernière aven­ture de M. X. ou de Mme Y. ».

« Réaliser » le sens de l’événement prend autant de temps aujourd’hui que jamais. Les Européens comprennent-ils la crise du pétrole, la démographie comparée de l’Occi­dent et du Tiers Monde, l’impasse de la pseudo-conquête du cosmos, les problèmes insolubles des démocraties parle­mentaires, les échecs du socialisme totalitaire?

On peut même dire que les « idées » et les « signifi­cations » pénètrent aujourd’hui dans les cervelles plus len­tement qu’autrefois, non parce que les cervelles sont plus obtuses, mais parce qu’elles sont plus nombreuses et dis­posées par couches de plus en plus larges, en pyramides. La vitesse et l’universalité des moyens de communication font que les grosses masses humaines, autrefois non concer­nées, se mettent en devoir de comprendre. On ne peut dire avec une « sage » lenteur. Car elles attendent, en fait, qu’on leur explique ce qu’elles ont vu ou entendu. Les explications descendent et pénètrent très lentement, dans les parlotes contradictoires et la fumée des cigarettes.

Les modes, étant surtout visuelles ou auditives, se répandent plus vite, certes, qu’au siècle dernier. Les conta­gions psychiques aussi, les épidémies de violence, de drogue, les tics de vocabulaire, se propagent vite — de même que les épidémies allaient à la vitesse des navires venant d’Orient et aujourd’hui à la vitesse des avions. Mais non les épidémies idéologiques, car il faut d’abord comprendre, ou croire com­prendre.

Les théories scientifiques pénètrent lentement le grand public et même le public savant. On digérait à peine, en France, au XVIIIe siècle, le cartésianisme, et Rohaut

« séchait pour concevoir

Comment tout étant plein, tout a pu se mouvoir, »

quand Voltaire ramena d’Angleterre Newton, qui triompha lentement. Le mécanisme « scientifique », à la Descartes, survit encore aujourd’hui dans la demi-science des idéologies matérialistes.

Dans les masses, la descente des idéologies est encore plus lente. Le marxisme agite les jeunes élèves de lycée, et les prêtres comme une nouveauté. On se scandalise aujourd’hui des excès de l’industrialisme du début du XIXe siècle, des excès de la colonisation et des crimes des immigrants américains contre les Peaux-Rouges, alors que le Tiers Monde, déco­lonisé, s’apprête à faire payer cher à l’Occident ses abus d’antan.

La psychanalyse agite les roseaux non pensants des rives, alors que le bateau est depuis longtemps passé.

On dit que les intellectuels usent à une vitesse accélérée les théories et les idées. C’est vrai peut-être pour quelques centaines d’initiés au centre de New York ou de Paris. Mais la classe intellectuelle dans son ensemble a la digestion plu­tôt lente. Elle en est toujours à ruminer sur le « Dieu est mort » de Nietzsche, sur les « crimes de Staline », et sur la question de savoir si le stalinisme est mort ou non, sur les théories éventées de Marcuse et de Reich, sur les manières éventuelles de concilier Marx et Freud, Marx et Sartre, Sartre et Barthes, etc.

On allait plus vite à Athènes, au Ve siècle avant notre ère, sur les problèmes de ce genre. Athènes était, il est vrai, une petite ville. Mais alors, on voit l’erreur de Mac Luhan quand il croit que la vitesse des médias transforme la planète entière en une petite ville, ou en un « village planétaire ».

Une « analyse didactique » pour les analyses marxistes

On sait que tout candidat à la profession de psychana­lyste doit se faire d’abord lui-même psychanalyser, passer par une « psychanalyse didactique ». Ses complexes person­nels ne doivent pas se composer à l’aveugle avec les com­plexes de son patient. Ce serait d’autant plus dangereux que le patient projette sur l’analyste ses attitudes infantiles, le considère comme un « parent », et que la guérison passe même par ce « transfert ». Elle est acquise, lorsque l’ana­lyste, impassible et neutre, rend le patient conscient du fait qu’il vient de jouer sur lui, psychanalyste, ses attitudes, ses exigences affectives, ses agressivités, ses culpabilités.

Or, le psychanalyste aussi est exposé à opérer vers le patient un transfert — ou un contre-transfert — de ses attitudes, de ses exigences. Tous deux sont des acteurs dans un psychodrame, dans une sorte de partie de catch psycho­logique. Il faut donc que le psychologue, du moins, soit conscient de ses propres complexes. Car, s’il reste presque muet, il ne se prive pas de parole intérieure et de jugements sur le patient qui, lui, parle sans cesse. Il est en lutte muette avec lui. Il cherche à le saisir. Il risquerait, donc, comme dans le catch, de tordre un orteil ou un doigt sans savoir si cet orteil est à lui ou à l’autre.

L’autre grand système d’analyse de notre époque est le marxisme. A la manière de la psychanalyse, il prétend détecter sous les paroles et les discours juridiques, mora­lisants ou religieux, les idéologies diverses de son « patient », qui n’est plus, cette fois, un patient individuel névrosé ou psychotique venant se faire soigner, mais qui est toute une classe, la classe bourgeoise, patient récalcitrant, que le marxiste analyste ne peut faire s’allonger sur un divan, pour mettre en lumière consciente, sous les discours divers, l’intérêt de classe, latent sous les paroles qui servent de couverture, de résistance, d’écran de fumée.

Dans cette situation, il est bien clair que le marxiste est encore bien plus exposé que le psychanalyste à opérer un contre-transfert, à projeter sur son patient — la classe bourgeoise — ses propres complexes, ses exigences et attitudes sociales et affectives, ses agressivités.

Et pourtant, l’analyste marxiste néglige complètement de se soumettre au préalable à une « analyse marxiste didac­tique », qui le rendrait conscient, lui marxiste, de sa situa­tion de classe.

Tant que l’analyste marxiste appartient à la classe ouvrière, au prolétariat, il est, si l’on peut dire — c’est du moins la théorie — analysé d’avance, décapé de toute illusion sur lui-même, par sa seule « situation malheureuse ». Il est lucide par position sociale. Exploité et non exploiteur, il n’a pas à se mettre un masque idéologique, ou le faux nez d’une fausse conscience, comme son exploiteur. Tel est du moins le postulat initial de Marx. Un ouvrier n’a d’ailleurs pas de temps à perdre en analysant les discours de son exploiteur.

Mais l’analyste marxiste appartient aujourd’hui, le plus souvent, à la classe intellectuelle. Il est généralement univer­sitaire, fonctionnaire, ou artiste et écrivain, soit besogneux, soit subventionné. C’est alors que le manque d’une auto-application, didactique, du marxisme à lui-même se fait cruellement sentir. C’est à partir de sa propre inconscience-de-classe d’intellectuel qu’il traite, en thérapeute malveillant, l’inconscience de classe de la bourgeoisie engagée dans l’activité économique.

Comme le thérapeute a beaucoup de temps et de lec­tures, il fait même étendre, sur son divan imaginaire, en manière de récréation, non seulement la bourgeoisie d’affaires de son temps, mais les classes dominantes de tous les temps en se croyant, lui, une sorte d’esprit désincarné, de juge quasi céleste, au-dessus des préjugés des simples mortels.

Dans cette partie de catch, dans ce sociodrame, tous deux, l’intellectuel marxiste et le bourgeois analyste, sont aveugles. Le bourgeois, le patient, transfère sur l’intellectuel analyste ses craintes, ses méfiances de père ou d’oncle et ses mépris de philistin contre le fils ou le neveu artiste, libertin, quémandeur.

Mais lui, l’intellectuel, l’analyste-à-bonne-conscience, qui se croit désincarné, fait encore bien plus un contre-transfert : jalousie économique, rivalité dans l’appétit de puissance, désir subconscient de se substituer à la bourgeoisie d’affaires pour constituer une nouvelle classe dirigeante. Il utilise son idéo­logie marxiste comme couverture confortable pour lui-même, et pour se dire, comme tel cinéaste bien subventionné : « Je suis riche, mais je ne dois pas ma fortune à la « plus-value ». Moi je n’exploite personne » — en « oubliant » subconsciemment que le budget qui le subventionne est alimenté par les industriels qu’il méprise, ou plutôt finalement, par les ouvriers qu’il croit défendre.

Tout intellectuel marxiste devrait se soumettre à une « marx-analyse » didactique.

A la recherche de l’arme absolue culturelle

Dans la guerre culturelle, comme dans la guerre des empires, les belligérants, sans le dire, ont toujours en vue une victoire totale. Ils sont de mauvaise foi quand ils font sem­blant de réclamer seulement une place, un espace vital. Ils veulent régner sur un empire universel.

Toute idéologie, comme toute religion prosélytique, est totalitaire. C’est pourquoi, dans les armements (culturels), on cherche toujours à posséder l’arme absolue, celle qui anéantit l’adversaire. L’arme absolue du Christianisme était : « Douter de l’Église, ou de l’Enfer c’est déjà être damné. »

Il y a peu, le marxisme disposait d’une arme absolue : douter du marxisme c’était se trahir soit comme bourgeois aliéné, inconscient de la marche de l’Histoire, soit comme fasciste cynique. « Le marxisme est indépassable, infranchis­sable, incontournable. »

L’ennui est que, dans l’arsenal culturel, il existe non pas une, mais plusieurs armes absolues.

Le Freudisme : « Tout ce que vous dites est déchiffrable comme libido déguisée. Vous protestez contre mon inter­prétation? Alors, vous la confirmez, car c’est votre incons­cient qui fait de la résistance. » L’arme absolue psychanaly­tique dispose en outre d’un dispositif ingénieux, l’ambivalence, qui permet d’anéantir à la fois deux adversaires situés aux deux pôles du champ de tir.

Le Reichisme : « Quand vous affichez un but autre que la pure jouissance, vous êtes, par définition, un menteur pour vous-même, et un policier pour les autres. »

Le Sartrisme : « Si vous cessez un instant de vous révol­ter, vous êtes inauthentique, vous redevenez une chose, inerte, vous cessez d’exister. »

Nietzsche : « Tout, même la faiblesse affectée, est dégui­sement de la volonté de puissance. »

De plus, une arme absolue a tendance à se dédoubler en deux ou plusieurs armes absolues, l’une orthodoxe, les autres hérétiques.

Que se passe-t-il alors quand une arme absolue culturelle est braquée contre une autre arme absolue? Quand, par exemple, le psychanalyste « prouve » à un intellectuel marxiste que son appétit de pouvoir par la révolution au profit de sa classe n’est qu’un masque de sa libido ou de son envie d’être important? Ou quand les marxistes « démontrent » que psy­chanalystes et psychanalysés ne sont que des bourgeois névrosés, qui s’amusent avec leur psychisme, en parasites, pour se dissimuler leur situation de parasites de la classe ouvrière?

On est dans la situation terrifiante où une force irrésis­tible rencontre un obstacle infranchissable. La lutte est tita­nesque pour s’emparer des « vecteurs » comme disent les experts militaires, c’est-à-dire des bons éditeurs : Maspéro ou Le Seuil, des bons journaux, des bonnes émissions de radio ou de télévision.

Le pire apparaît quand une arme absolue — ou le vecteur de cette arme — tombe entre les mains non d’un parti ou d’un clan bien organisé, mais d’un petit groupe artisanal « Nouveaux philosophes », « Écologistes anarchistes », « Nou­veaux ceci » ou « Nouveaux cela ».

Iring Fetscher, un politologue de Francfort (et Francfort, avec les philosophes de l’École de Francfort, a été, comme on sait, une véritable Ruhr pour la fabrication et l’expor­tation des armes absolues culturelles) a montré, sur treize Contes de Grimm [2], et en employant seulement quatre « méthodes absolues » : l’exégèse philologique, la psychana­lyse, le matérialisme historique, version russe, et le matéria­lisme historique version chinoise, que l’on peut interpréter si bien ces contes, pénétrer à une telle profondeur — en trouvant par exemple dans le Petit Chaperon Rouge, au choix, une libération du lien incestueux avec la mère, une image de gros­sesse, un rêve de naissance virginale, une réhabilitation écologique du loup — dans le Vaillant Petit Tailleur, la montée de la bourgeoisie et la révolution antiféodale — dans les Musiciens de Brême une opération de squatters révolutionnaires — dans Hänsel et Gretel, un épisode de l’histoire du préfascisme — dans la Belle au Bois dormant, les problèmes sexuels des jeunes princesses — dans Cendrillon, la lutte syndicale des gens de maison — dans Blanche neige une figure de la lutte de jeunes révolutionnaires (du genre bande à Baader) aidés par une jeune aristocrate — qu’il n’y a plus qu’une solution : dormir tranquille, loin des gens cultivés, du som­meil de l’« imbécile heureux ».

Nous nous bornerons ici à un seul conte, celui de Table couvre-toi. Rappelons-en le thème. Un vieux tailleur, trompé par une méchante chèvre, chasse ses trois fils, qui vont travailler au loin, l’un chez un menuisier, l’autre chez un meu­nier, le troisième chez un tourneur. Ils reçoivent en cadeau de leur maître, leur apprentissage terminé, le premier une simple table, le second un âne, le troisième un bâton dans un sac. Mais les trois cadeaux sont magiques. Lorsqu’on dit à la table : « Couvre-toi! » elle se couvre d’elle-même de mets délicieux et de bons vins. Quand on commande à l’âne : « Brick lebrit! », il répand abondamment, non des crottes, mais des ducats. Si l’on est attaqué par un malandrin, au seul mot « Bâton hors du sac! » le bâton fait pleuvoir une volée de coups sur le voleur. Les trois fils osent alors retourner chez leur père. Les deux aînés, malheureusement, s’arrêtent chez un aubergiste avide qui surprend leur secret et substitue aux objets magiques une table et un âne ordinaires.

Mais le cadet, ayant eu vent de l’histoire, va loger exprès chez le même aubergiste malhonnête. Celui-ci veut s’emparer du sac magique : « Il doit contenir un trésor! » Le garçon n’a qu’à commander « Bâton hors du sac! » L’aubergiste, étrillé, doit lui rendre la table et l’âne. Tout finit bien.

Une « lecture » marxiste maoïste paraît s’imposer. Le conte décrit le passage d’une société féodale esclavagiste à une société capitaliste. Le maître féodal n’a qu’à commander pour consommer. Le peuple-serf travaille silencieusement et comme invisiblement : la table du seigneur se couvre comme d’elle-même. Dans une société capitaliste, le prolétariat, c’est l’âne, corvéable à merci, qui répond toujours I-a, I-a (oui! oui!), et produit de la richesse — monétaire et non plus ali­mentaire — pour son maître. Et le « Bâton hors du sac »? C’est la révolution populaire paysanne. Le bâton anticipe même la maxime connue de Mao : « La puissance est au bout du fusil. » (Une « lecture » chinoise plus récente assimilerait la méchante chèvre à la veuve de Mao.)

Interprétation erronée, hérésie, selon les marxistes ortho­doxes. Le conte décrit les trois aspects d’une révolution bour­geoise telle que la Révolution française. La table représente la technique moderne de production bourgeoise capitaliste, dans laquelle les machines paraissent produire par elles-mêmes : la nature est maîtrisée et cette maîtrise semble promettre la fin du servage et l’égalité. Puis, ces illusions saint-simoniennes se dissipent : l’âne c’est le Capital s’accroissant comme de lui-même — en réalité par l’exploitation des travailleurs, et par le tour de passe-passe de l’appropriation de la plus-value. L’or ne préexiste pas dans le ventre de la bête, qui le produit indéfiniment. La différence entre le coût de production (le maigre picotin octroyé à l’âne), et la valeur de la marchandise produite, c’est le capitaliste qui se l’appro­prie, et non l’âne. Le « Bâton hors du sac! » représente la composante populaire et violente de la révolution bourgeoise, violence politique sans laquelle l’aspect technologique (la table) et l’aspect économique (l’âne) de la révolution bour­geoise seraient inopérants. L’aubergiste malhonnête — l’Ancien Régime — doit être abattu par l’émeute populaire, adroitement utilisée, d’abord, par la bourgeoisie.

Grand embarras pour choisir entre ces deux explications, aussi convaincantes l’une que l’autre. Embarras inutile, déclare le psychanalyste. Le marxisme, chinois ou russe, ne comprend rien. Il est bien clair qu’il s’agit dans le conte, des trois phases du développement de la libido : phase orale (la table), phase anale (l’âne), — il est bien connu que l’inconscient confond excrément et trésor enfin, phase génitale, le « Bâton hors du sac! » — symbole phallique trop évident pour être commenté.

Les marxistes de toute obédience haussent les épaules, l’interprétation psychanalytique est l’élucubration décadente qui ne peut fleurir que dans une société capitaliste en sursis. On n’ose plus y affronter la réalité sociale historique et l’on se réfugie dans la psychologie individuelle.

Telle est la situation. Même le génie de W. Reich, si grand qu’il soit, peut difficilement trouver un joint et pro­duire un vrai freudo-marxisme, vraiment cohérent.

Iring Fetscher ne parle pas de l’interprétation par l’ana­lyse structurelle des mythes. La table et l’âne pourraient bien, finalement, figurer le Ciel fécondant la Terre, la Terre plutôt carrée, comme la table, le Ciel, plutôt rond, comme les par­ties postérieures de l’âne. On retrouve donc ici la Tortue cosmique des anciens Chinois, synthèse du Rond et du Carré. Une première version du conte unissait sans doute plus étroi­tement la figure de la table (la Terre) et la figure de l’âne (le Ciel). Le rapporteur du conte aux frères Grimm n’a pas com­pris le mythe primitif. Et il l’a coupé en deux épisodes. Quant au « Bâton hors du sac », n’est-il pas une excellente image de la foudre crevant un nuage et déclenchant la pluie du ciel sur la terre? Anaximandre, à mi-chemin entre le mythe et la science, n’a-t-il pas dit que le bruit de la foudre est causé par la déchirure d’un nuage crevé par l’air, que le nuage contenait comprimé comme dans un sac?

Les culturalistes ne l’avoueront pas volontiers. Mais ils doivent se résigner à déclarer la partie nulle. Les combat­tants culturels sont devenus, tous à la fois, trop intelligents.

Les préjugés contre les tabous et les « bouchons d’intellectualité »

« Les intellectuels. » On les caractérise, péjorativement, comme caste mandarinale, ou comme intelligentsia à la russe. Et il est vrai qu’ils forment encore en effet une sorte de caste avec tous les dangers des castes, dénonçables, et qu’il est banal de dénoncer : la tendance à raisonner en l’air, le manque d’instinct et de cœur, la perméabilité aux modes idéologiques, le rejet systématique du sens commun et des sagesses traditionnelles décrétées préjugés.

Mais ce n’est plus tout à fait vrai. Nous ne sommes plus en Chine mandarinale, ou en Russie tsariste. Tout le monde, aujourd’hui, avec l’enseignement généralisé et étendu, les médias, les magazines, les retards à l’apprentissage pratique, tout le monde est intellectuel, ou intellectualisé, ou quasi intellectuel.

Les microbes de l’intellectualité ne sont plus confinés dans un coin de la société, ils sont partout. Les enfants comme les adultes, les mères de famille comme les jeunes filles, les patrons comme les ouvriers, les cultivateurs comme les em­ployés, sont des « intellectuels », c’est-à-dire sont en alerte contre les préjugés, contre les tabous non justifiables par la raison, et demandent à comprendre selon les idées et les explications à la mode.

Les intellectuels-comme-caste trouvent que c’est fort bien, et que le monde progresse. C’est certainement un bien pour eux, puisqu’ils deviennent ainsi caste dirigeante, copiée par les autres classes sociales.

Ils sont seulement un peu agacés de se voir singés par le vulgaire qui adopte leur vocabulaire, parle de motivation, de transfert et d’infrastructure, comme il adopte les prénoms aristocratiques, Gontran, Gérard et Patricia. Pour dépister les suiveurs, l’intelligentsia prend des virages brusques et, par exemple, aujourd’hui, affecte plutôt l’anti-intellectualité et, se proclame instinctiviste, amoureuse des simples, du folklore et des fonds de province.

Au siècle dernier, on faisait partie de la caste des raffinés, des originaux, si on était un « artiste » et non, pas un « intel­lectuel » (le mot, comme nom, est nouveau, Littré ne le men­tionne pas). Aussi, un jeune bourgeois jouait à « l’artiste », non à « l’intellectuel ».

Cependant, le caractère le plus constant, depuis le XVIIIe siècle, de ceux qui se croient au-dessus des autres par leur intelligence, et non par leur naissance, ou leurs vertus guerrières, ou leur richesse, c’est bien le rejet des tabous et des préjugés, des croyances traditionnelles ou instinctives. Et lorsque tout le monde copie la caste des intellectuels, c’est bien l’attitude : « Rejet des préjugés » qui est copiée, et copiée efficacement.

On ne peut longtemps jouer à l’artiste quand on est un bourgeois philistin, ou à l’aristocrate, quand on, est un bour­geois gentilhomme de fraîche date. Mais on peut jouer réelle­ment à l’intellectuel affranchi, avec toutes les conséquences pratiques de l’imitation, quand on est un garçon ou une fille qui, en d’autres temps, aurait docilement suivi la voie toute tracée par les parents.

Tout le monde peut « acheter » la qualité d’intellectuel comme tout le monde achète une automobile, encore plus facilement, puisque l’enseignement — ou l’acquisition de la qualité d’intellectuel — est gratuit.

Les conséquences de cette universalisation démocra­tique de l’attitude d’intellectuel libéré, sont le plus souvent fâcheuses. Car elle se traduit rarement par une élévation de l’intelligence, mais beaucoup plus souvent par une paralysie du jugement spontané, du bon goût, des sympathies ou anti­pathies instinctives. On n’ose plus être choqué, et si l’on est choqué, on regarde du coin de l’œil ceux qui ne le sont pas, ou font semblant de trouver naturelles les pires monstruosités. Chacun calque ses réactions sur les réactions supposées du « vrai intellectuel ».

Aussi, il y a des files d’intellectuels et des bouchons d’in­tellectualité comme il y a des files et des bouchons d’automo­biles. Plus personne n’ose plus se promener à pied, ou rester tranquille chez soi le dimanche ou pendant les vacances. Per­sonne n’ose plus juger « personnellement », en artisan mo­deste, à domicile, sur le pas de sa porte.

Comme il n’y a de société possible que par contrôle social, avec tabous, interdits, vénérations obligées ou spon­tanées, on peut prédire à coup sûr une époque de réaction anti-intellectualiste. On s’en prendra alors à la caste intellec­tuelle, que l’on accusera de tous les maux, et la chasse aux sorcières succédera à la chasse aux tabous. Ce sera encore plus désagréable.

La responsabilité-pour-enfants-des-écoles

Pris d’un grand zèle pour l’éducation politique des jeunes, conscients d’avoir à former pour la-société-future-meilleure-que-l’actuelle, des citoyens ou des camarades auto­nomes et responsables, les instituteurs et professeurs, qui n’aiment plus guère pourtant parler de morale, de civisme, et de devoir civique, se mettent périodiquement à prétendre développer la « conscience de la responsabilité » chez les jeunes.

Les philosophes, qui ont l’habitude de se porter en super-pédagogues, et qui vivent dans l’universel comme un poisson dans l’eau — mais c’est plutôt l’eau d’un aquarium que l’eau de l’océan — généralisent : « Nous sommes tous respon­sables de la guerre, de l’injustice, de la misère, des retards du Tiers Monde. »

Par malheur, la responsabilité est justement la chose, entre toutes, qu’un pédagogue ne peut enseigner. Il peut en parler, et en faire parler. C’est tout. Mais pour avoir l’expé­rience réelle de la responsabilité, la première condition, pour le pupille, est d’échapper complètement au pédagogue. On ne peut apprendre la responsabilité en restant sur les bancs d’une école. Il faut quitter ces bancs, comme André et Julien, orphe­lins, se mettent en route « par un épais brouillard du mois de septembre », l’aîné, André, guidant l’autre et prenant la res­ponsabilité de l’aventure.

La responsabilité est un poids. Le porter peut répondre à une aspiration vitale, à une vocation, mais, en lui-même, il est pénible et accablant. Le responsable n’apprend à porter ce poids qu’à partir du moment où le poids est sur ses épaules. Et, dès ce moment, du reste, il jette les yeux autour de lui pour voir s’il ne pourrait remettre le fardeau à un autre. S’il ne trouve personne qui puisse le soulager, alors, et alors seulement, il porte le fardeau et apprend vraiment à le porter.

Un maître, un père, dira-t-on, peut, pour exercer l’enfant, lui donner de petites responsabilités. En famille, l’un des enfants est responsable de l’achat régulier du pain, ou du journal, un autre cherche le vin à la cave, ou il est chargé de la fermeture du poulailler comme Poil de Carotte. Mais même avec une mère aussi mauvaise que Mme Lepic, ces responsa­bilités sont des poids de carton. Elles sont fausses, comme les « bons points » ou les médailles scolaires.

Toute indulgence, ou tout rattrapage possible, émousse la responsabilité.

La responsabilité partagée représente un équilibre pré­caire et instable. Elle glisse toujours vers les épaules d’un seul.

La responsabilité collective ou universelle est un mythe de théologien, ou d’intellectuel ou elle est un mensonge de bourreaux qui veulent un génocide.

« Que son sang (de Jésus) retombe sur nous et sur nos enfants. » Ce mensonge, dans le récit évangélique, est gros­sier. Une foule ne peut pas prononcer ainsi une phrase, una voce. Une multitude ne peut être ni responsable ni d’ailleurs reconnaissante.

Il en est à peu près de même pour la responsabilité légale. Chacun sent qu’elle n’est qu’une convention — et tellement, qu’elle est transférable aux compagnies d’assurances. La vraie responsabilité ne peut porter sur un accident passé. Elle engage l’avenir, une opération à faire et à réussir, avec dispo­sitions a prendre, et avec attente anxieuse d’un succès ou d’un échec devant les autres, qui vous jugeront sans indulgence.

Si le chef consultait autrefois des oracles, ce n’était pas par respect religieux de la volonté des dieux, c’était pour essayer de se couvrir d’avance devant les hommes dont il avait la responsabilité, et qu’il engageait dans une action hasar­deuse.

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1 Les Carnets, Gallimard, 1936.

2 Iring Fetscher, Wer hat Dornröschen wachgeküsst? (Qui a éveillé d’un baiser la Belle au Bois dormant?) Fischer Taschenbuch Verlag.