Pierre Schaeffer
Dialogue apocryphe avec Monsieur Gurdjieff

Quelqu’un lui a demandé un jour d’où venait cette musique. Il n’a pas répondu mais indiqué qu’elle venait, bien entendu, du même lieu que des danses, et que c’est grâce à la mémoire des mouvements qu’il s’était souvenu de la musique. La raison qu’il donne est cette correspon­dance mathématique, ces fameuses lois. Moi je veux bien, mais je crois, plus simplement, qu’il est comme tout vir­tuose : sa mémoire musicale est désor­mais dans ses muscles. Un pianiste joue Chopin sans avoir besoin de se remé­morer. La partition est dans le corps.

(Revue Question De. No 50. Novembre-Décembre 1982)

(à Madame de S.)

Pierre Schaeffer (1910-1995), est un ingénieur, chercheur, théoricien, compositeur et écrivain français. Il a également été homme de radio, fondateur et directeur de nombreux services. Il est considéré comme le père de la musique concrète et de la musique électroacoustique.

Vous plus venir me voir depuis des années, dit Monsieur G., dès mon arrivée.

Monsieur Gurdjieff, vous êtes toujours présent pour moi.

Vous avec moi comme jolie femme. Vous très distrait.

Vous êtes là, dis-je, en montrant ma tête.

Vous toujours comprendre avec la tête.

Là aussi. Je montrais ma poitrine. (Et ce faisant je ne puis penser qu’à Hermann Scherchen, le Gurdjieff des musiciens de ma génération. « Plus de musique comme ça, disait-il, en se frot­tant, de l’index, à l’endroit du cœur. Mais je n’allais pas raconter tout ça ici, trop compliqué).

Deux centres seulement, me répond Mr G.

Je sais, il en faut un troisième.

Vous toujours pas travailler ?

Mal travailler, dis-je. Trop, pas assez. De travers.

Vous, merdité, vous connaître ?

D’accord, d’accord.

(Sur ce « d’accord », un peu vite dit, Mr G. fait la grimace. Il préfère qu’on résiste.)

Vous question à poser, aujourd’hui ? demande-t-il.

(Comme si je l’avais trouvée, ma ques­tion ! les années passent, tant pis. J’avais l’idée de lui parler de musique, mais la futilité du propos m’accable. Je ne vais pas l’orienter sur la loi de trois, les octaves, tout le bazar. Je sais ça par cœur et, tout le monde a lu Ouspensky. Oserais-je lui parler de mon propre tra­vail ? Ce mot, ici sacré, est-il applicable 1à-bas ?)

J’écoute beaucoup de sons, dis-je, à tout hasard.

Quel instrument jouez-vous, demande Mr G. ?

Je lui explique que le magnétophone remplace tous les instruments, qu’avec un fragment de son, on peut en créer d’autres, qu’on peut aussi disséquer un son, distinguer son « attaque », de son « coups », de sa « chute » et qu’ainsi est née une « nouvelle écoute ».

Vous manipulateur, donc, dit Mr G. Vous transformer matière ? Vous très ambitieux, alors ?

(Bonne remarque. Vais-je chercher à l’apprivoiser, lui dire qu’on pourrait appliquer son enseignement à ces manipulations, précisément ? Qu’un son, suffisamment accéléré en accéléré en devient un autre, et qu’une « qualité de vibrations », comme il dirait, s’est substituée à l’ancienne ? Qu’il y a donc passage du quantitatif au quali­tatif ? Mais, outre la difficulté d’expression, je ne trouve pas la comparaison très loyale : cette accélération, automa­tique, de la vitesse de la bande, est une de mes hantises : elle change tout, en effet, et ne change rien au fond : quelque chose reste, d’indélébile, ce qu’on pour­rait appeler, non sans jeu de mots : un vice de forme) ».

Manipulations aftomatiques, naturel­lement, murmure Monsieur G (il a tou­jours prononcé « automatique » avec un t, à la russe).

Ce qui est moins automatique, c’est l’écoute, dis-je, cette fois avec confiance. Nous écoutions tous les sons ainsi, par convention, globalement, sans jamais avoir affiné notre écoute. En ralentissant, accélérant, nous changeons nos condi­tions d’écoute : non seulement le son est autre, mais autre notre sensation, et aussi compréhension du son.

Vous, alors, bon travail, dit Mr G, encourageant, non sans colorer la remar­que d’une certaine ironie.

La diversité des sons est infinie ; tous les jours, nous en trouvons à pro­fusion.

Dans le cosmos grande variété des objets, créatures, etc. Mais même sys­tème de vibrations, vous savoir ça ?

(Ici, nouvelle difficulté. Vais-je lui expli­quer que tous les contemporains sont férus de cette combinatoire des harmoniques, dont ils espèrent bien tirer à la fois des sons et des musiques. Vais-je lui dire qu’il n’a apparemment que des disciples, puisqu’ils sont tous à revendiquer la mathématique comme ordre final de la musique tout en récitant les gammes ? Qu’ils prononcent même, comme il le ferait, les mots de musique subjective et d’objective ? Immense ma­lentendu.)

(Ici deux mondes s’opposent, avec les mêmes mots. Objectif pour nos contem­porains, c’est fabriquer un objet. Objec­tif pour la Tradition, c’est disposer d’un moyen sûr pour toucher l’homme, l’ali­menter, le coordonner, le restaurer, bref, le nourrir. De quelle musique nous nourrissons nous, ces temps-ci ? On reste sur sa faim. C’est d’inanition, qu’on va bien­tôt mourir.

Et vous, alors Compositeur ?

(La question a été posée toujours entre deux eaux, mi ironie mi intérêt. On dirait qu’il me pose les questions telles que je me les pose moi-même, avec bonne volonté, mais circonspection.)

Uniquement, lui dis-je afin de voir ce que ses sons veulent bien donner les uns avec les autres.

Et vous bons résultats ?

Comme ça, lui dis-je, pas toujours. Peu à peu, à force d’entendre une étude on s’habitue à la succession des sons, on leur trouve une certaine logique.

C’est comme chien et cloche qui donne faim, dit Mr G qui cite volontiers Pavlov.

Vous savoir que pour passer d’un son à un autre, nécessaire trouver un inter­médiaire convenable. Pas n’importe quoi. Par exemple impossible faire ceci :

Mr G., sur son petit harmonium donne deux notes formant septième : do en bas, si en haut. Mélodie comme ça, inchantable, cacophonie.

(Vais-je lui dire que l’École de Vienne s’est affranchie de cette règle de bon sens, que la permutation est reine, et que les degrés n’ont plus de qualité ? L’hérésie, en somme).

Grand moment de silence.

(Je rêve à la métaphore des gammes, qu’on n’enseigne nulle part ailleurs, les deux portes étroites, les demi-ton infran­chissables saut « quelque chose venant d’ailleurs » une aide, une « autre force » ce que les chrétiens sans doute appelle­raient la grâce. Moi j’en suis toujours à piétiner sur do, j’entrevois parfois le ré, le mi me reste inaccessible. Alors, pour­quoi me soucier des demi-ton supérieur ? Quant aux gens arrivés spirituellement, on voit qu’ils ont passé le mi-fa mais sont restés plantés, au si-do. Ils naviguent clans le triton, à l’estime, dans l’estime générale.)

Vous, associations aftomatiques, re­marque Monsieur G.

Hélas.

Vous écouter ça, dit-il.

(Il exécute sur le petit harmonium une de ces mélodies inspirées du folklore, qu’il accompagne du regard. Je n’aime guère supporter ce regard trop long­temps, d’ordinaire, trop intense. Là, durant sa mélodie il a un regard d’inter­prète ; je connais ; il s’amuse. J’ai le temps de détailler : toujours ironie et bonté, sérieux et dérision. Je l’aime.)

(En même temps la mélodie m’énerve, du mauvais Gurdjieff je pense, non sans respect. Ce n’est pas celui qui m’inté­resse. Le bon est salle Pleyel, quand il invente un « mouvement » accompagné de Madame de Salzmann au piano. Il prend dans l’un des premiers rangs, l’un de nous, et il façonne ses membres, ordonne ses gestes, les combine avec le rang d’après. C’est d’abord un sculpteur. Ensuite il les met en musique, en rythme. La tête s’articule en quatre mouvements, comme les bras, tandis que les pieds suivront un rythme de trois, mais les bras auront des mouvements bien entendu dissymétriques, De sculpteur il est devenu animateur de marionnettes et chef d’orchestre. Madame de Salzmann, inlassablement reprend la phrase au piano. Les harmonies simples de Hartmann ont amélioré les cantilènes exotiques, et, vu !a difficulté des exercices, on en a bien besoin de ces accords, pour « enchaîner », pour se souvenir. Il y a cette fois, un lien obligé entre ce qu’on entend et ce qu’on fait. Sans quoi on ne pourrait plus du tout. Trop difficile.)

(Quelqu’un lui a demandé un jour d’où venait cette musique. Il n’a pas répondu mais indiqué qu’elle venait, bien entendu, du même lieu que des danses, et que c’est grâce à la mémoire des mouvements qu’il s’était souvenu de la musique. La raison qu’il donne est cette correspon­dance mathématique, ces fameuses lois. Moi je veux bien, mais je crois, plus simplement, qu’il est comme tout vir­tuose : sa mémoire musicale est désor­mais dans ses muscles. Un pianiste joue Chopin sans avoir besoin de se remé­morer. La partition est dans le corps.)

Vous musicien, alors, dit Mr G.

Non, dis-je, amateur.

Vous père honorable, je crois.

Oui, Monsieur Gurdjieff, mon père, violoniste lui, professionnel.

Violon gagne-pain alors, pour père ?

Certes.

(La méthode de mon père : UN pour pré­parer, DEUX pour jouer. L’infortuné élève devait longuement peiner pour ajuster le doigt qui fait la note et le poignet qui fait l’archet. Parfois, il y avait de longs silences, tant que la position n’était pas trouvée. Ensuite partait l’archet, la note grinçait. Inexplicablement mon père féli­citait pour un son affreux, grognait pour un son meilleur : c’est qu’il appréciait avant tout l’intention, la justesse de la position. Le reste viendra après, disait-il. Ne jamais chercher l’effet, pour commen­cer.)

Vous père beaucoup aimer.

Mon père et vous, presque pareils, dis-je à Mr G. Son précepte : « Travaille ton instrument. » Vous, vous m’avez ap­pris que cet instrument est moi-même.

Vous comprendre alors, dit Mr G. avec bonté.

Ce n’est pas une raison pour bien en jouer, dis-je.

(Je repense aux exercices de la salle Pleyel, à cas rythmes contrariés, à ces dissymétries entre gauche et droite. Les pianistes peinent ainsi pour associer les doubles croches et le triolet — indépen­dance des mains ; les violonistes sont écartelés entre les activités disparates de leurs deux mains. D’évidence il y a un rapport fondamental entre l’exercice d’un instrument de musique et les mouve­ments de Mr G que nous trouvons si difficiles.)

Nécessaire faire musique à la fois avec tête, corps et sentiment, dit Mr Gurd­jieff.

(Un enfant de musiciens sait cela. Il n’a cessé d’assister, depuis sa plus tendre enfance à cette triple mobilisation du mental, puisqu’il faut penser à tout à la fois, qu’il faut l’adresse, et la mémoire des doigts, et enfin, sobrement, quand on est prêt à y mettre du sien, cette ferveur qui ne saurait tenir que sur le plus dur labeur. Je pense que la musique instrumentale est le seul travail » que connaisse l’Occident, au sens gurdjievien).

Amateurs, seulement voyeurs, dit Mr Gurdjieff comme s’il devinait mes pensées.

(Que de fois j’ai honni ces mondains, glosant sur leurs vedettes préférées, opposant tel virtuose à tel autre, ou tel chef à tel autre. On les entendrait parler ainsi du sport, et de leurs champions préférés avec le même irrespect. Plus ils sont avertis, plus « connaisseurs » ils sont, plus je les trouve extérieurs à la musique, privés de son enseignement, de son ascèse.)

Musique comme exercice de souf­france volontaire, mais aussi pour rappel de soi, deux conditions travail, vous connaître ?

(Ici je suis bien obligé de confronter la situation classique et la moderne. Non que la musique ne me fasse pas souffrir tout mon content mais allons-nous y re­trouver le miraculeux équilibre des trois plans ?)

Nous avons gravement perturbé la relation entre corps, sentiment et men­tal, dis-je à Monsieur Gurdjieff, par l’in­troduction des machines.

Instruments de musique, aussi ma­chines, répond Mr G.

Les machines sont comme les gens, dis-je. Il y en a de bonnes et de mau­vaises. Ou plus exactement, il y en a qui favorisent un bon travail, et d’autres qui le pourrissent, qui le déséquilibrent.

Vous ingénieur, je crois, dit Mr Gurd­jieff, en accentuant sa bienveillante ironie, alors vous, faire bonnes machines… (C’est sur ce conseil, imparable, que j’ai quitté Mr Gurdjieff, désormais trop éloi­gné pour m’être directement utile. D’ail­leurs, un homme qui a eu la chance d’en rencontrer un autre, ne doit-il pas voyager seul ?)

Et si je termine ici cet entretien, ce n’est pas que le jeu a assez duré, c’est bien que tout est dit, ou presque, que le mystère reste entier. Ou encore qu’on n’apprend pas la musique par correspondance.

En repensant à la métaphore de la gamme, je considère toute la musique dans cette perspective, C’est finalement assez simple. Le premier « demi-ton » à franchir est celui des sons, il s’agit de tirer de l’indistinct des sons dignes de la musique, intéressants, mettons, tout sim­plement « convenables » (qui lui convien­nent). Une fois cet intervalle franchi, on trouve le second demi-ton, la seconde coupure de tout développement : que ces sons ensemble soient musicaux, fassent de la musique. L’époque contemporaine, si féconde en sons nouveaux, en procé­dures apparemment puissantes, a bien franchi le premier demi-ton, mais pas du tout le second… Cruelle intervention, ve­nue d’ailleurs, nous apportera le souffle, la grâce, et ce qui nous manque le plus, l’intelligence du cœur ?

Il faudrait terminer, ci, sur un air d’Asie mineure. Il faudrait redescendre les esca­liers du souvenir, à Pleyel, avec dans les oreilles quelques accords de Hartman sur les thèmes de Gurdjieff. Les gammes mi­neures, comme on sait, surtout ancienne manière, avec leur seconde augmentée, s’en payent trois, des demi-tons, histoire d’augmenter la difficulté ! C’est sans doute ce qui leur donne cette couleur violette, cette nostalgie crépusculaire, mais aussi ce piquant, cet acide. Asie mineure, comme c’est bien dit, pour qua­lifier ce mode, pour cette musique qui vient de là-bas, tant bien que mal, à tra­vers déserts et montagnes, avec le pas des chameliers, sur les traces à jamais effacées de nos secrets, puisque nous sommes oublieux à ce point d’avoir perdu nos origines.

10 octobre 1982