Robert Linssen
Du conflit à l’unité des profondeurs

L’amour réel est toujours une ouverture au monde. Il développe naturellement notre capacité relationnelle avec les êtres et les choses, par un affranchissement des automatismes du passé. Mais les habitudes et les jugements de valeur du passé ont une force d’inertie considérable. De ce fait, nous ne sommes jamais complètement dans le présent. Le présent n’est plus qu’un mot vide de sens. Il n’est qu’un passage rapide entre un passé mort et un avenir qui n’est pas encore. Or, c’est dans le présent que l’énergie créatrice de l’Univers anime le cœur ultime des êtres et des choses. Ainsi que l’enseignaient les anciens Maîtres du Zen, « l’Infini est dans le fini de chaque instant ».

(Revue Être Libre. No 306. Janvier-Mars 1986)

Le titre est de 3e Millénaire

L’acuité des souffrances, de la violence et des crises qui déchirent le monde, tant matériellement que psychologiquement, appelle plus que jamais la présence vivante de l’Amour. Devant tant de désespoirs et de violences, surtout parmi les jeunes, des problèmes urgents surgissent et beaucoup de questions n’ont pas de réponses immédiates. L’ampleur des progrès techniques, la mécanisation, bouleversent la face du monde. Les rythmes de l’existence se modifient. Les goûts, les habitudes changent dans un sens qui semble s’écarter souvent des normes de la Nature.

En cette fin du XXe siècle qu’est-ce que « vivre » veut dire ? Vivre » est-ce aller toujours plus vite ? Est-ce produire toujours plus en de moins en moins de temps ? Est-ce dominer, exploiter ou se laisser exploiter ? Est-ce « avoir » ? toujours avoir plus ? Est-ce paraître ? Ou bien « Etre » ?

Dans tel climat on est conduit à se poser une question ou des questions qui semblent ridicules ou inutiles : En cette fin du vingtième siècle de mécanisation intensive, la moyenne de l’humanité sait-elle encore véritablement aimer ? Nos ancêtres étaient-ils plus ouverts à l’amour véritable ? Etaient-ils plus ou moins que nous corrompus par l’intérêt et le calcul ?

Au seuil du IIIe millénaire nous voyons naître l’ère des « bébés-éprouvette » et des robots extraordinairement sophistiqués. Cette caricature nouvelle d’humanité connaîtra-t-elle l’Amour ? Et qu’est-ce qu’aimer « véritablement » ?

Avant de répondre à ces questions dont certaines sont aussi vieilles que le monde, il n’est pas inutile de constater que deux courants opposés se manifestent dans l’évolution technologique et psychologique de l’humanité.

Le premier courant est négatif. Il tend à la mécanisation, à la robotisation, à la fixation exclusive sur les aspects matériels et égoïstes de l’existence.

Le second courant est positif. Il remonte aux sources premières de l’existence et relève le sens de l’Amour en contribuant au dépassement de l’égoïsme. Il développe la créativité et les énergies spirituelles.

1) Influences négatives, mécanisation

Le premier courant que nous venons d’évoquer tend vers une prise en considération exclusive des aspects utilitaires et matériels de l’existence. Il résulte de l’augmentation progressive de la mécanisation et de la robotisation. Ces phénomènes sont vraisemblablement les effets d’une activité excessive du cerveau gauche. L’activité intensive d’une fonction contribue à une structuration de plus en plus importante et élaborée de l’organe utilisé par cette fonction.

Depuis quelques années, la division du cerveau en deux hémisphères est fréquemment évoquée. Ces deux hémisphères remplissent des fonctions spécifiques et complémentaires. Le Prix Nobel, R. Sperry, grand spécialiste de la neurophysiologie du cerveau en a démontré les rôles respectifs en 1982. Le cerveau gauche préside plus spécialement aux processus d’analyse, de calcul, d’étiquetage, de morcellement. Très attaché aux détails, aux noms, aux chiffres, il est difficilement accessible aux visions d’ensemble ainsi qu’aux synthèses. Il compare le particulier avec le particulier mais ne saisit pas les liens sous-jacents qui les relient. Il tend à conférer aux êtres et aux choses des caractères d’isolement et de fixité qu’ils n’ont pas. Lorsqu’on isole et sépare continuellement les choses et les êtres on s’isole soi-même du contexte naturel et global de leur unité fondamentale. On se coupe dès lors, peu à peu, du monde et de la plénitude de la vie.

Dans un tel climat toute possibilité de communion et d’ouverture aux êtres et aux choses se trouve entravée. La fragmentation psychologique de l’être humain contribue à tarir la source première d’un sens naturel de l’amour et de la communion.

La prolifération cancéreuse de l’informatique et de la robotique aggrave encore les déséquilibres d’une civilisation hyper-technicienne. Ce sont là, autant d’éléments négatifs qui tendent à arracher les dernières racines reliant encore l’être humain aux sources profondes de son intériorité et de la Nature. Dans les pays où se développent de plus en plus la mécanisation et la robotique, tels l’Amérique et le Japon, de nombreux psychologues dénoncent un tel danger.

Il semble que l’humanité actuelle, en raison de son manque de maturité psychologique, n’est pas encore parvenue à comprendre que le développement unilatéral des facultés intellectuelles et la mise en sommeil des facultés créatrices et affectives a contribué à la formation d’une nouvelle génération d’« hommes-machines à calculer » pourris par l’intérêt, le calcul, l’avidité et l’esprit de compétition.

On ne saura jamais assez stigmatiser le caractère aberrant de l’enthousiasme que suscite les nouvelles méthodes de « perfectionnement » (sic) donnant aux jeunes bébés des « capacités époustouflantes (sic) de calculer ! On croit rêver quand on lit dans nos grands quotidiens des articles commentant élogieusement les prouesses du fameux « better Baby Institute » de Philadelphie (U.S.A.). Celui-ci prétend apprendre aux parents l’art de stimuler leurs bébés, dès les premières semaines afin de les rendre plus « intelligents » en un temps record. Drôle de conception de « l’intelligence » à vrai dire qui témoigne de la médiocrité et de la débilité spirituelle de nos « brillants » intellectuels.

Mais la réalité dépasse la fiction et le lecteur jugera par lui-même en lisant cet échantillon édifiant de quelques lignes d’un article récent (« Libre Belgique, 26-27 octobre 1985, article M. Van Hecke) :

« …résultats époustouflants : en stimulant les tout jeunes bébés, ceux-ci prononcent leurs premiers mots à 4 mois… continuent leur « course » au savoir à deux ans, ils lisent… et parlent deux langues… à trois ans ils écrivent et pianotent sur des claviers d’ordinateur ».

On ne précise pas que, très souvent, ces jeunes malheureux au cerveau gauche hypertrophié tombent dans la dépression et le suicide dès l’âge de 15 ou 17 ans.

Chacun comprendra facilement et sentira à quel point l’amour, dans les perspectives qui viennent d’être évoquées, est relégué au rang des choses inutiles.

Une fois de plus nous constatons que l’ampleur des progrès techniques et des informations intellectuelles n’est pas à la mesure de l’évolution spirituelle de l’humanité.

Ce qui précède ne constitue pas, de notre part, un discrédit tacite à l’égard des progrès techniques, des informations intellectuelles ou de l’habileté mentale. Les progrès scientifiques et techniques ne comportent évidemment pas que des aspects négatifs. Ils ont contribué à la réalisation de véritables miracles dans la chirurgie. Ils ont permis la réalisation d’une prise de conscience « planétaire » lors des moments historiques où l’humanité entière a pu assister aux premiers pas des cosmonautes sur la Lune.

Mais cette même technique est responsable du processus irréversible d’empoisonnement des océans, de la terre, de l’air, des processus cumulatifs de la radioactivité et de la rupture des grands équilibres de la Nature. L’absence de communion avec la Nature et le manque d’amour conduisent toujours à des erreurs de comportement.

L’utilisation inadéquate des progrès techniques tend à couper psychologiquement l’être humain de ses contacts naturels avec le temps et l’espace. Ceci le plonge, progressivement et sans qu’il s’en aperçoive, dans une situation d’isolement génératrice d’angoisse inconsciente. L’être humain s’installe sans s’en rendre compte dans une situation d’exil psychologique et de repli sur soi. Cette fermeture au monde extérieur finit par engendrer un mécontentement, une tristesse, un sentiment douloureux de solitude et une angoisse qui sont finalement à l’origine de tous les réflexes de violence. Nous nous trouvons en présence d’un ensemble de facteurs d’ordre psychologique nettement défavorables à l’épanouissement de l’amour.

Un exemple entre mille autres illustre une coupure progressive se produisant entre l’être humain et l’actualité de son milieu spatio-temporel naturel. Il nous est donné par les milliers de jeunes aux oreilles en permanence recouvertes d’écouteurs qui les coupent de l’actualité spatio-temporelle présente et les engloutissent dans les paradis artificiels d’une musique souvent décadente. Certains ne peuvent plus s’en passer, jours et nuits en ville ou en forêt. Le contact et la communion directe avec le milieu ambiant ou la nature sont éliminés. La pleine présence au présent leur est interdite. Lorsqu’ils sont dans la nature le chant des oiseaux, le bruit du vent dans les arbres passent complètement inaperçus. Les caractères d’unité de chaque instant présent et les richesses spirituelles qu’ils pourraient révéler leur échappent complètement.

De tels comportements ajoutés au climat de dégradation auquel nous avons fait allusion contribuent à la formation d’une génération dont la situation d’exil psychologique suggère inévitablement l’angoisse, le désespoir et finalement l’agressivité ou le suicide.

Des statistiques récentes nous révèlent que le suicide des jeunes atteint des proportions alarmantes qui sont chaque année en augmentation. Ceci résulte non seulement de facteurs psychologiques mais d’un contexte socio-économique et politique désespérant contribuant à fausser les relations humaines. Il s’agit d’un processus d’autodestruction. On est en droit de se demander s’il ne s’agit pas ici de la manifestation d’un processus impitoyable de sélection naturelle ou si les faits que nous avons exposés font partie d’un ensemble de facteurs qui ont conduit Krishnamurti à parler de « lost generation » (génération perdue) en évoquant une partie de la jeunesse actuelle (J. Krishnamurti, « The Wholeness of Life »).

Concernant l’importance des relations humaines, Krishnamurti écrit (J. Krishnamurti, « Lettres aux écoles ») :

« La relation s’établit avec toute chose : avec la nature, avec les oiseaux, les rochers, avec tout ce qui existe autour de nous et au-dessus de nous, avec les nuages, les étoiles et le ciel bleu. Toute existence est relation. Sans relation, pas de vie. Nous vivons dans une société en pleine dégénérescence parce que nous avons corrompu les relations humaines. Il ne peut y avoir un art de vivre que lorsque la pensée ne contamine pas l’amour. »

L’évolution des sciences nous montre que la vie, à tous les niveaux, est basée sur la fluidité des échanges, la labilité cellulaire. Au niveau psychologique, la vie requiert l’exercice d’une qualité d’attention vigilante dans les relations toujours neuves avec le milieu ambiant. Cette attention implique une qualité d’observation globale mobilisant une concentration de tous les sens dans la momentanéité de chaque instant présent. Une prise en considération de la singularité de tous les éléments du milieu ambiant dans leur nouveauté et leur actualité doit être réalisée sans fixation ni analyse.

Les sens ont un potentiel de révélations importantes comme facteurs d’adhésion souple et renouvelée dans chaque instant présent. L’ouïe, la voix des passants, le rire des écoliers, les pleurs du jeune enfant, l’aboiement du chien, les cloches de l’église, le bruit du torrent ou le ronflement du moteur d’avion. Le toucher : l’air tiède ou froid qui nous frôle le visage, la poignée de mains de l’ami, l’étreinte du corps chaud de l’être aimé, la baignade dans l’eau vivante d’une rivière, l’extase amoureuse. L’odorat : l’odeur des feuilles mortes en automne ou celle de la terre fraîchement labourée, le parfum des fleurs, la fraîcheur exquise qui suit les premières pluies après la sécheresse d’un été torride.

Ce sont là autant de facteurs de « présence au Présent », tels que nous le suggèrent le Ch’an ou le Zen, pour autant qu’on les accueille à neuf, affranchi de la pesanteur des mémoires du passé.

L’amour réel est toujours une ouverture au monde. Il développe naturellement notre capacité relationnelle avec les êtres et les choses, par un affranchissement des automatismes du passé. Mais les habitudes et les jugements de valeur du passé ont une force d’inertie considérable. De ce fait, nous ne sommes jamais complètement dans le présent. Le présent n’est plus qu’un mot vide de sens. Il n’est qu’un passage rapide entre un passé mort et un avenir qui n’est pas encore. Or, c’est dans le présent que l’énergie créatrice de l’Univers anime le cœur ultime des êtres et des choses. Ainsi que l’enseignaient les anciens Maîtres du Zen, « l’Infini est dans le fini de chaque instant ».

Le prestige grandissant des conquêtes de la technique moderne sur le temps et l’espace, la fascination exercée par la robotique et l’informatique, la suprématie des nombres et de la quantité aux dépens de la qualité, nous conduisent au meurtre de la liberté, de la créativité, de la spontanéité, de la gratuité. Sans liberté, sans gratuité, sans spontanéité, sans créativité, il n’y a pas de possibilité d’épanouissement de l’Amour.

Ainsi que l’exprimait Konrad Lorentz, Prix Nobel (Konrad Lorentz, « L’envers du miroir ») :

« La décadence progressive de notre civilisation est de nature pathologique et revêt le caractère d’une véritable maladie de l’esprit…

…l’humanité est aujourd’hui dans une position plus dangereuse que jamais, mais, par la réflexion que lui permettent ses sciences naturelles, notre civilisation est en mesure d’échapper à l’effondrement dont toutes les grandes civilisations ont été jusqu’à présent victimes. C’est la première fois dans l’histoire du monde qu’il en est ainsi. »

Konrad Lorentz évoque le message positif que nous livrent les sciences naturelles. Ceci devrait nous permettre de prendre conscience de la gravité des comportements antinaturels et insensés d’une humanité n’ayant pas la maturité psychologique suffisante pour utiliser adéquatement des progrès techniques trop rapides par rapport à son évolution.

Rarement l’histoire nous a donné l’exemple d’un homme de science ayant une telle capacité d’amour et d’ouverture à l’égard de tous les aspects de la vie. Les découvertes réalisées par Konrad Lorentz sur le langage et les mœurs des animaux lui ont donné une possibilité de communication exceptionnelle avec les espèces les plus variées.

L’une des missions de la science consiste à orienter l’être humain vers une ouverture de cœur et d’esprit au monde. Elle doit contribuer à l’insertion de l’homme à la juste place qu’il occupe dans la Totalité-Une du « Vivant-universel. »

Tel est l’essentiel du message positif qui se dégage des travaux de savants tels qu’Erwin Schrödinger (Prix Nobel), David Bohm, Fr. Capra etc. Mais ce ne sont là malheureusement que de rares exceptions. Nous assistons au seuil du IVème millénaire au développement soudain d’une société de technocrates atteints du virus de l’informatique et de la robotique dont les ambitions démentielles peuvent nous  donner le spectacle d’une sous-humanité faite de singes savants ou de robots immensément éloignés du sens véritable de la vie, de la nature et de l’amour.

Il n’est pas surprenant que dans tel contexte, le sens de l’amour véritable soit de plus en plus perdu. Quel sens donne-t-on au mot « amour » ? Quelles sont les réactions émotives mentales que provoque l’énoncé du mot « amour » ? Bien sûr, comme le suggérait Korzybsky « le mot n’est pas la chose et la carte n’est pas le territoire. » L’amour ne s’explique pas et n’a pas à s’expliquer ni à se commenter diront beaucoup d’autres. L’amour se vit. Oui. Comment ? Question inutile et stupide. L’amour se fait. C’est « tout » Alors le « tout » de l’amour est-ce le sexe ? L’amour est-ce faire l’amour ? selon l’expression généralisée. On reconnaît tout de même qu’il y a « l’amour-tendresse. » Mais beaucoup ont perdu le sens de la tendresse.

Commentant le mot « amour ». Krishnamurti déclarait en anglais « this word must be desinfected » (ce mot doit être purifié). Parce que s’il n’est pas purifié de ses caractères obsessionnels, imaginatifs, égoïstes et sophistiqués, l’amour se dégrade rapidement et prend les formes les plus morbides et les plus aberrantes qui sont étrangères à l’amour véritable.

Parce que le sens de l’amour véritable est de plus en plus perdu, les caricatures les plus déformées de ce qu’on appelle l’amour sont de plus en plus répandues : l’amour-marchandage, l’amour-drogue, l’amour-sensations-exacerbées, l’amour-pornographie (qui devient une industrie), l’amour-orgies-collectives, l’amour-viol, l’homosexualité etc. etc. Lorsque les êtres humains sont prisonniers d’une pseudo-civilisation organisant inconsciemment le meurtre de l’amour véritable et du silence intérieur il ne peut en être autrement. L’appel à des compensations se fait pressant. De là, naissent souvent le vice et la recherche d’une activité sexuelle débridée.

Des liens étroits et une interaction constante existant entre les niveaux physiques, psychiques et spirituels de l’énergie, il est naturel de se poser la question de savoir si les ravages soudains du fameux « sida » ne résultent pas d’une réponse de la Nature à certains aspects pathologiques de comportements liés aux problèmes de ce qu’on appelle « l’amour. »

II. Le second courant : influences positives

Très heureusement, des influences positives, diamétralement opposées aux courants négatifs qui viennent d’être évoqués apparaissent nettement. Elles sont de plus en plus nombreuses depuis les années 1970-1980 et poursuivent leur progression.

Elles tendent à neutraliser les effets destructeurs des premières. Peut-être sont-elles en relation avec le cerveau droit. Celui-ci est souvent considéré comme le cerveau contribuant à la perception globale et « holistique. » Il y a vingt ans, le terme « holistique » était à peu près inconnu. Il est actuellement de plus en plus utilisé.

Un nouveau paradigme (c’est à dire un nouveau cadre de pensée et un sens des valeurs différent) a surgi en cette fin du vingtième siècle. Il s’en dégage une vision unitaire de l’être humain et de l’Univers capable d’inspirer un sens supérieur de l’amour et un dépassement des limites de l’égo tels que l’évoquaient certaines sagesses antiques et plus spécialement la spiritualité orientale.

Cette similitude est soulignée par les savants les plus illustres, tels le Prix Nobel Erwin Schrödinger, Fr. Capra, David Bohm et des physiciens-mathématiciens célèbres, d’opinion notoirement catholique, tel Olivier Costa de Beauregard (Voir à ce propos la préface d’Olivier Costa de Beauregard au livre des professeurs Targ et Puthof, « Aux confins de l’Esprit »).

Le sens fondamental des grandes vérités spirituelles est toujours le même. Le fait entièrement nouveau et sans précédent réside dans un raccord et une complémentarité avec la science. Parmi les branches de celle-ci, il faut souligner plus particulièrement l’évolution de la nouvelle physique. Ainsi que l’écrit Gary Zukav (Gary Zukav, « La Danse des éléments », R. Laffont, Paris 1982) : « La seule grande révolution du XXe siècle s’est faite dans la physique. »

L’auteur souligne d’ailleurs la complémentarité de la physique et de la psychologie. Il déclare que l’étude de la physique est intimement liée à l’étude des processus de la conscience humaine.

Les lecteurs habitués aux anciens traités consacrés à la philosophie des sciences et aux sciences elles-mêmes se demanderont quel rapports pourraient exister entre la nouvelle physique quantique, par exemple, et l’inspiration d’un sens supérieur de l’amour. De telles considérations ont toujours été qualifiées d’extrapolations inopportunes.

Mais depuis 1977 les choses ont bien changé. Beaucoup de barrières se lèvent et les cloisons étanches qui semblaient devoir séparer à jamais les sciences pures, la culture, l’éthique et la vie mystique disparaissent les unes après les autres.

Ainsi que le déclarait Ilya Prigogine, Prix Nobel 1977 (Ilya Prigogine, « La Nouvelle Alliance », Gallimard, 1981) :

« Le temps d’une séparation en cloisons étanches entre les découvertes de science pure et la culture est révolu. Nous sommes actuellement les témoins d’une nouvelle alliance entre des éléments qui, loin de s’exclure, se complètent mutuellement. »

Parmi les précurseurs de la nouvelle vision holistique de l’Univers et de l’être humain dans le monde scientifique, il faut citer le physicien Erwin Schrödinger, David Bohm, Karl Pribram, Professeur à l’Université de Stanford, spécialiste de Neurophysiologie du cerveau, Fritjof Capra, Professeur de Physique à l’Université de Berkeley, auteur du « Tao de la Physique », les physiciens Georges Chew (Berkeley) et B. Nicolescu, attaché au Centre national de Recherches Scientifiques de France, Brian Josephson, Prix Nobel, Professeur à l’Université de Cambridge, le physicien Jean Charon, Attaché au Centre National de Recherches Scientifiques de France et fondateur d’une chaire de Psycho-Physique aux Universités de Montréal et de Sao-Paulo. Parmi les savants appartenant à d’autres disciplinés, signalons Gregory Bateson, Ken Wilber (U.S.A.), le Dr Weber (Columbia University), Raymond Ruyer, Professeur à l’Université de Nancy. Cette rubrique est loin limitative. Ces savants et penseurs contribuent unanimement à la nouvelle vision holistique du monde (Il conviendrait de citer également Teilhard de Chardin (« Le Phénomène humain »), malgré son opposition au dépassement de l’égo).

Nous commenterons plus particulièrement les travaux de David Bohm, de Gary Zukav et de Fritjof Capra concernant la mise en évidence d’une complémentarité de la nouvelle physique quantique, la nouvelle psychologie transpersonnelle, le dépassement des limites de l’égo et l’état d’amour véritable.

Dans cette optique nouvelle, l’Univers est considéré comme l’unité organique d’un seul et même Vivant. Ceci sous-entend que chaque être humain, chaque objet, infiniment petit ou infiniment grand, la Terre, le Soleil, les étoiles proches ou lointaines, les Galaxies situées à des millions d’années-lumière font partie intégrante d’une Totalité-Une vivante et peuvent être considérés comme les membres apparemment séparés d’un même Corps-cosmique.

Le lecteur attentif se posera immédiatement la question de savoir comment il est possible de considérer l’Univers dans sa totalité comme l’unité organique d’un seul et même vivant. Une telle unité présuppose une continuité de contact, des liens organiques étroits permettent une intensité d’échanges, la constitution d’un corps d’un seul tenant. Or, un simple regard sur les espaces interplanétaires et les immensités interstellaires ou intergalactiques nous montre l’immensité des espaces « vides » que la lumière elle-même mettrait des millions d’années à parcourir.

La nouvelle physique quantique nous montre l’erreur – d’ailleurs compréhensible – d’une telle vision des choses. En effet, les espaces soi-disant « vides » que nous considérons comme un néant sont au contraire le lieu de la plus haute concentration d’énergie. En d’autres termes, tous les aspects visibles de l’Univers, et les planètes, les êtres humains, les objets, les étoiles, les galaxies et les espaces que nous considérons comme « vides » se profilent sur la toile de fond d’une seule et même Réalité fondamentale, « monobloc », d’un seul tenant.

Cette base unique et fondamentale est désignée par Raymond Ruyer (R. Ruyer, « La Gnose de Princeton », Fayard, 1974) « l’Endroit de l’Univers dont le monde familier n’est que « l’Envers » ». David Bohm le désigne en anglais par le mot « ground » qui signifie le « fondement ». Au cours de ses dialogues avec Krishnamurti, il le désigne comme la « Source ».

En fait, cette « Source » suprême de l’Univers, quoique d’un seul tenant, « monobloc », n’a rien de semblable à une réalité statique. La plupart des physiciens d’avant-garde la considèrent comme un champ de conscience universel en perpétuelle pulsation créatrice. D’autres la comparent à un vaste océan ou à un fleuve de feu vivant, toujours renouvelé, intemporel, sans cause. C’est à ce niveau que se trouve le VIVANT situé bien au-delà de la vie et la mort biologiques.

Le mouvement de ce VIVANT est totalement étranger aux mouvements linéaires qui nous sont familiers. Ceux-ci impliquent le temps, l’espace et leurs divisions mutuelles dans le monde extérieur, manifesté. Au niveau de « l’Endroit » de l’Univers, dans le « dedans » des choses, le temps et l’espace ne sont plus séparés. Le champ de conscience formant l’essence ultime de l’Univers est un mouvement de création. Par la pensée nous ne pouvons connaître que des mouvements résiduels impliquant la division entre le temps et l’espace. L’unité foncière de l’espace-temps qui règne dans le « dedans des choses » (que David Bohm désigne comme « l’ordre implicite ») échappe complètement aux possibilités de représentation mentale. L’expérience mystique fondamentale, impliquant l’état d’amour véritable en révèle expérimentalement le contenu par une prise de conscience supra-mentale.

Par la pensée, qui est résiduelle et limitée, nous ne pouvons saisir que ce qui est résiduel et limité. Bergson avait illustré de façon géniale l’une des différences essentielles entre le VIVANT et le résiduel. Le VIVANT était comparé au jaillissement toujours renouvelé d’une fusée dont la lumière fulgurante était d’un éclat trop vif pour être regardée tandis que les cendres éteintes s’accumulaient sur le sol. Pour Bergson, la matérialité de l’Univers manifesté est formée par l’ensemble des débris éteints d’une Présence mystérieuse en perpétuel état de jaillissement et de création. Ceci correspond à ce que nous avons désigné dans nos essais par le « mouvement de création » entièrement différent des « mouvements de translation » et des « mouvements de transformation de nature » (Voir à ce sujet « La Danse Cosmique », par R. Linssen, éd. Courrier du Livre, Paris, 1985).

Au seuil du IIIe millénaire, la physique a « dématérialisé » la matière à tel point que nous ne pouvons plus dire comme Bergson que la matière est l’ensemble des débris éteints car la matière VIT et qu’une intensité de vie inouïe se manifeste à l’intérieur du plus modeste cailloux comme dans les organismes plus complexes, et ce, aux niveaux électroniques et subatomiques (Voir à ce sujet le chapitre consacré à David Bohm dans « L’Homme transfini », par R. Linssen, Courrier du Livre, Paris 1984).

Les anciennes conceptions concernant les cloisons étanches séparant la matière des organismes vivants de la matière soi-disant « inanimée », inerte ou non vivante sont complètement dépassées (Voir le tableau de David Bohm dans « L’Homme transfini », de R. Linssen, op. cit.).

Dans l’optique de la nouvelle physique quantique, seuls les champs sont réels et substantiels. Lorsque nous allons de profondeurs en profondeurs, au-delà et à l’intérieur des molécules, au-delà et à l’intérieur des atomes et des électrons, au-delà et à l’intérieur des protons, des neutrons et des « pions », au-delà des constituants sub-protoniques et sub-neutroniques et des « quarks », nous arrivons au domaine des champs. Il n’y a plus d’extérieur et d’intérieur ni « d’au-delà ». C’est à ce niveau que se localise la plus haute concentration d’énergie.

Par contraste à la haute concentration d’énergie et de « substantialité des champs, aussi paradoxal que cela puisse nous paraître, la matière que nous croyons être le seul symbole de la substantialité paraît presque insubstantielle. Tel est le grand renversement des valeurs sur lequel insistent les spécialistes de la nouvelle physique quantique. David Bohm en expose clairement les bases essentielles dans sa communication au célèbre colloque de Cordoue (In « Science et Conscience », éd. Stock, Paris, 1980).

La nouvelle vision holistique de l’univers ne se limite pas à mettre l’accent sur l’unité d’un champ de conscience cosmique suprêmement substantiel. Elle insiste surtout sur la notion de « trame » formant le tissu de l’Univers considéré comme unité organique d’un seul VIVANT.

De même que la « trame » d’un tissu est formée par l’entrecroisement serré et complexe de fils, la « trame » du tissu dont est formé le Grand Vivant qu’est l’univers résulte de l’entrecroisement de milliards de fils mais ceux-ci sont de nature très différente. En effet, les fils formant la trame d’un tissu sont fixes, inertes et statiques. Les fils formant la trame du tissu universel sont au contraire extraordinairement fluides, mouvants, rapides comme l’éclair. Ce sont des milliards d’ondes qui s’entrecroisent et se superposent et des champs en interconnexions constantes.

Ces notions d’unité dynamique, de liens réciproques, d’interconnexions réciproques, d’interdépendance et d’interpénétrations réciproques constituent incontestablement des éléments d’inspiration favorables au dépassement des limites de l’égo ainsi qu’au sens supérieur de l’amour. C’est d’ailleurs dans cette optique que sont rédigées les conclusions des dialogues entre le Dr R. Weber, David Bohm et Fritjof Capra (« Le Paradigme holographique », par Ken Wilber, Dr Weber, F. Capra, David Bohm, éd. Le Jour). Le concept d’une « énergie amorisante » avait déjà été formulé par Teilhard de Chardin et repris ensuite par Jean Charon.

Parmi les exemples les plus suggestifs d’unité, d’interdépendance et d’interpénétration mutuelle des êtres et des choses que nous avions considéré à tort comme séparés il importe de mentionner le nouveau concept de « particule ». Ainsi que l’écrit le physicien B. Nicolescu : « Une particule existe parce que toutes les autres particules existent à la fois » (B. Nicolescu, « Nous, la particule et le monde »).

Cet énoncé fondamental nous fait comprendre de façon saisissante à quel point la notion de « trame » précédemment évoquée par Fr. Capra et David Bohm est importante dans la nouvelle vision holistique. Le fait qu’une particule « existe parce que toutes les autres particules existent à la fois » nous montre l’ampleur de l’interaction et de l’interpénétration mutuelle des constituants ultimes de l’Univers.

En effet, la nouvelle physique quantique nous montre que dans chaque particule (électron ou proton) il y a quelque chose de toutes les particules de l’Univers, et, réciproquement, dans toutes les particules de l’Univers, il y a quelque chose de cette particule. En d’autres termes, il y a quelque chose de tous les êtres et les choses de l’Univers en nous-mêmes et il y a quelque chose de nous-mêmes dans tous les êtres et les choses de l’Univers.

On éprouverait beaucoup de difficultés à trouver l’image ou l’exemple de processus plus suggestifs de communion, d’unité et d’amour.

Il est à noter que les physiciens « fondamentalistes » qui optent pour la vision d’un univers bâti à partir de « briques » fondamentales et distinctes estimaient crier « victoire » lorsque les « quarks » furent récemment découverts. Mais cette victoire fut de brève durée parce que les physiciens « globalistes » démontrent à la lumière de la nouvelle physique quantique qu’un « quark » isolé est inexistant tellement il est dépendant et pénétré de l’énergie de tous les « quarks » de l’Univers.