(Revue Aurores. No 42. Avril 1984)
LE monde contemporain semble porter une attention nouvelle aux phénomènes religieux. Un peu partout les médias nous montrent des manifestations de masse où il est visible que ferveur et fureur sont étroitement mêlées. Dans des eaux plus calmes on constate que la jeunesse n’est plus aussi indifférente, voire méprisante, comme elle a pu l’être vis-à-vis des problèmes posés par la reconnaissance de Dieu et des religions qui le servent.
D’autre part, il est évident, surtout en Occident, que les grands systèmes politico-philosophiques n’apportent plus de réponses adéquates aux interrogations du moment. L’homme moderne se trouve dépouillé de ses croyances, particulièrement de celle liée au progrès, et désillusionné sur sa propre nature. Enfin les risques réels de conflits entre les pôles de tension dans le monde créent un climat de peur et l’homme est sans recours dans un univers qu’il ne contrôle plus. Ces circonstances tendent à lui faire prendre conscience de la fragilité de la vie et de l’inévitabilité de sa mort.
Ne sachant pas faire face à cette situation angoissante, il la fuit en trouvant des réponses dans le combat politique, les abris anti-nucléaires ou le recours à la spiritualité. Mais Dieu à ce moment-là est rarement une réelle question que se pose l’homme à lui-même. Il cherche plutôt à retrouver l’image dominatrice et rassurante qui lui est donnée par son contexte culturel. Il ne s’agit pas pour lui de se mettre en quête d’une vérité qui serait, par essence, transformatrice de soi. Non, le but est de croire à la réalité d’une idée à laquelle ceux qu’il apprécie croient. Une remise en cause de cette idée réveille la peur qui en était la source et la violence, à nouveau, n’est pas loin.
En somme, le réveil religieux actuel si l’on ne l’apprécie que par ses caractères quantitatifs et communicatifs, est porteur, pour notre civilisation, d’un grand nombre de malentendus.
Pourtant si l’homme sait rester devant sa peur —dans la situation grave à laquelle il est confronté— celle-ci peut révéler l’existence d’un vrai besoin, insatisfait, qui sommeille en lui; celui de comprendre le sens de sa vie. Ce besoin, ce désir d’être ne se fait pas entendre facilement au milieu du tohu bohu, des mouvements, des intérêts de la vie quotidienne. Pourtant c’est à partir de la prise «en compte» de cet appel que peut naître un réel sentiment religieux. Pour que ce sentiment apparaisse il est nécessaire de se désidentifier d’une forme de conscience de soi illusoire orientée vers les apparences chatoyantes de la vie et non vers sa réalité essentielle. Cela n’a rien de naturel, et demande un particulier effort: il s’agit en quelque sorte de se désengager d’une certaine réalité qui envahit la totalité du champ de la conscience.
La condition première de ce retour est le désir inextinguible de comprendre, la soif de connaître la vérité. En sachant rester devant le facteur de désillusion primordial, à savoir l’inévitabilité de sa propre mort, l’homme acquiert une vision qui provoque l’apparition d’un sentiment de nullité: il n’est rien. Il ne se crée pas lui-même; il ne se «meurt» pas non plus, tout au plus, dans certains cas, il cherche à avancer ou à reculer une échéance. Nous pouvons constater que, même dans ses créations, l’homme n’est pas tranquille, celles-ci peuvent se retourner contre lui-même. La pollution industrielle en est un exemple parmi tant d’autres. Citons aussi les organisations d’état qui devraient contribuer à l’harmonisation de la vie, alors, qu’en définitive, elles contribuent, dans bien des cas, à la mettre en péril.
Face à cette fragilité de l’existence l’homme se sent dépassé, intérieurement comme extérieurement.
Extérieurement, il prend conscience qu’il n’est qu’une infime parcelle de ce monde. Ce monde l’a précédé et lui survivra. De plus le monde a lui-même une cause. Il n’est qu’un effet de lois en action que l’on peut appeler la Nature et, au-delà, Dieu. Cette Réalité est un défi permanent à l’intelligence humaine, mais, celle-ci ne peut la nier; elle la définit finalement de façon paradoxale, Même si les mots qui servent à habiller cette Réalité diffèrent, ou sont apparemment contradictoires, elle n’en existe pas moins, et bien que l’on ne puisse la cerner complètement ses traces sont reconnaissables.
Lorsque l’homme se tourne vers sa réalité intérieure, là aussi il est dépassé et éprouve le besoin de s’ouvrir à lui-même. Il s’aperçoit alors qu’il ne se connaît pas; il ignore pourquoi, dans la vie, il agit de telle ou telle façon, face aux diverses situations qui se présentent à lui; il se trouve confronté à des inconnus. Le premier mystère de l’homme c’est lui-même.
UNE RÉALITÉ PRIMORDIALE
La réalité ordinaire de l’homme est déjà une question, mais il en est une autre, primordiale, à laquelle il peut cependant accéder. A cette fin toutes les religions proposent divers moyens: la méditation, la prière, le silence. L’homme peut, par une disposition d’accueil active, à laquelle il doit se préparer, prendre contact avec une réalité à l’intérieur de lui-même. Il se délivre alors progressivement des peurs de toutes sortes qui le retiennent prisonnier et s’ouvre à une compréhension des mystères de l’univers cachés à sa conscience ordinaire en découvrant le sens de sa vie.
En toute rigueur on devrait dire que la religion existe vraiment et ne prend son sens que pour l’homme à qui est donné la possibilité de se relier à sa seconde nature; la première étant celle dont la connaissance est appréhendée par ses cinq sens.
Au cœur de cette expérience se constitue une sensibilité nouvelle à laquelle appartiennent des pouvoirs nouveaux, notamment sur lui. Il acquiert par là une possibilité de transformer sa nature instinctive, dominée par l’ego séparateur, et de voir celle-ci, peu à peu imprégnée par cette influence spirituelle, en devenir la servante. Cette sensibilité, qui est en rapport avec la conscience de l’Etre permet à l’homme de retrouver, matériellement à quelle fin il a été créé.
L’idée de cette évolution possible et les moyens qui sont nécessaires pour l’entreprendre est donnée à l’homme par des êtres qui sont les témoins vivants de cette expérience et qui en ont réalisé tous les aspects. Ces témoins apportent le «message», la «bonne nouvelle», la «révélation» qui constituent la base de toute religion.
S’il est évident que ces témoins adaptent leur message à la mentalité des hommes auxquels ils s’adressent, au niveau spirituel de l’époque et au «lieu» où ils se manifestent, leur message n’en est pas moins fondamentalement le même. Chacun étant l’expression particulière de la Religion, une au delà de toutes les religions.
Ces messages nous indiquent une évolution possible à partir de notre nature propre en mentionnant les moyens qui permettent de passer du possible au réel.
COMME DES ÉCOLES
Quand elles s’implantent dans la vie publique les religions sont comme des écoles avec toute leur hiérarchie d’élèves, d’enseignants et les différents niveaux de connaissance. Pour le plus grand nombre elles instaurent des coutumes, qui s’enracinent dans l’existence journalière, qui favorisent une existence humaine harmonieuse et qui rappellent la pérennité du message du ou des témoins fondateurs de religion. Pour ceux que le désir d’évolution anime authentiquement les religions donnent le moyen d’avancer, de parcourir progressivement les étapes sur la Voie.
Dès l’instant ou la fonction essentielle de la religion est oubliée son existence est menacée. Soit elle succombe à la domination de l’autorité politique, soit elle s’en empare. Si la religion explicite la loi d’évolution possible pour l’être humain, elle n’en est pas moins soumise, elle aussi, à la loi d’involution, de dégradation, qui est son pendant. A ce moment là elle devient un instrument d’asservissement, le pire peut-être, aux mains d’hommes cherchant à satisfaire leurs désirs égoïstes.
Un renouveau du sentiment religieux ne pourra se développer aujourd’hui, comme il s’est développé hier, que par l’apparition et la reconnaissance de témoins spirituels authentiques. Par des qualités évidentes à tous, ils montreront que la voie du développement de l’être n’est pas un mythe mais une réalité. Cette réalité est seule capable d’apporter la réponse tangible et matérielle au besoin de découvrir le sens de la vie. Elle est aussi la seule qui par la prise de conscience d’un sens universel permettrait de faire disparaître progressivement ces multiples organisations d’État distinctes qui sont aujourd’hui le principal facteur de conflits et d’asservissements.
Jacques Sumac