Claude Tresmontant
Et l’âme ? demande Brigitte

Un médecin parisien passe régulièrement ses vacances dans un petit village. L’instituteur du village lui demande de répondre aux questions concernant la médecine que lui poseront les enfants, par lettres. Les lettres se succèdent. Parmi ces lettres, sur l’une d’entre elles : Et l’âme ? demande Brigitte. Ce médecin, c’est le professeur Jean Bernard, de l’Académie française. […]

Un médecin parisien passe régulièrement ses vacances dans un petit village. L’instituteur du village lui demande de répondre aux questions concernant la médecine que lui poseront les enfants, par lettres. Les lettres se succèdent. Parmi ces lettres, sur l’une d’entre elles : Et l’âme ? demande Brigitte.

Ce médecin, c’est le professeur Jean Bernard, de l’Académie française.

Si Brigitte lit attentivement ce livre, elle va apprendre beaucoup de choses concernant le système nerveux, le cerveau, l’histoire du cerveau, sa constitution, les messages chimiques, les messages électriques, etc. Elle va même apprendre que les savants se disputent entre eux et qu’ils ne sont pas d’accord au sujet de l’âme. Certains, qui sont professeurs au Collège de France, prétendent même que le mot n’a aucun sens. Mais lorsqu’elle aura terminé le livre du professeur Bernard, Brigitte n’aura toujours pas la réponse à sa question : Qu’est-ce que l’âme ?

Au cas Brigitte habiterait l’une des régions du Nord de la France, nous allons répondre à Brigitte. Nous supposons qu’elle a 10-12 ans.

Si tu regardes, si tu considères un être vivant quelconque, un de ces êtres constitués d’une seule cellule, et que tu vois dans le microscope de ton école, ou bien un être vivant constitué de milliards de cellules, comme ton chat ou ton canari ou ta petite sœur ou toi-même, tu constates qu’un être vivant est composé. Il peut être constitué de milliards de cellules différentes les unes des autres et qui ont chacune une fonction qui leur est propre. Toutes ces cellules sont issues d’une seule cellule initiale : l’ovule de la maman, qui a reçu et intégré un message, contenu dans le noyau de la tête du spermatozoïde.  Chaque cellule est constituée de molécules, qui ont chacune une structure, une composition, une constitution qui leur est propre. Tu trouveras la description de ces molécules, les petites et les grandes, dans un Traité de Biochimie. Il n’est pas nécessaire de le lire. Il te suffit de regarder les dessins qui représentent ces molécules.

Les molécules sont constituées d’atomes. Il existe une centaine d’espèces d’atomes. Mais les êtres vivants utilisent de préférence certains d’entre eux. Ton instituteur ou bien ton institutrice va t’expliquer tout cela, si ce n’est déjà fait.

Et l’âme ? demande Brigitte. C’est extrêmement simple. Va faire la conversation avec un vieux monsieur, ou une vieille dame, qui ont, par exemple, quatre-vingt-dix-huit ans. Fais-les parler de leur enfance, au temps ils jouaient à la balle, à la fin du XIXe siècle, aux billes ou à la marelle. Parle-leur longtemps. Tu verras qu’ils savent bien, ils sont certains, qu’ils sont bien le même que ce petit garçon qui jouait aux billes dans les dernières années du XIXe siècle, ou à la balle, ou à la marelle. Ce vieux monsieur est le même que celui qui jouait aux billes à la fin du siècle dernier. Cette vieille dame est la même que celle qui jouait à la marelle. Eh bien, les atomes et les molécules qui sont dans les milliards de cellules de ce vieux monsieur, de cette vieille dame, ils ont tous été changés, renouvelés. La matière de l’organisme, la matière du corps, a été complètement renouvelée, et cela constamment. Et pourtant quelque chose a subsisté. Et ce quelque chose, c’est quelqu’un. Et ce quelqu’un c’est l’âme du vieux monsieur, ou de la vieille dame. L’âme c’est ce qui subsiste alors que la matière du corps est constamment changée, renouvelée. L’âme est la forme du corps. La preuve, c’est que, lorsque l’âme s’en va, à l’instant même de la mort, il ne reste pas un corps. Il reste un cadavre, ce qui est tout différent. Et le cadavre, qui est un tas de molécules, un tas d’atomes, se décompose, parce qu’il n’a plus sa forme qui subsistait et qui, avec toute cette matière, faisait un corps vivant, ou un organisme vivant. Tout corps est vivant, tout organisme est vivant. Lorsque le corps n’est plus vivant, ce n’est plus du tout un corps. C’est un cadavre, c’est-à-dire un tas de molécules et d’atomes qui se décomposent. Une apparence de corps, une illusion de corps.

Il ne faut donc pas dire que l’âme se surajoute au corps. Il faut dire ce qui est : l’âme, c’est ce qui fait qu’un corps vivant est un corps vivant. Et lorsque cette forme qui subsiste, et qui est sujet, s’en va, il ne reste pas un corps, mais une apparence de corps, un cadavre, c’est-à-dire un tas.

Comme tu le vois, Brigitte, ce n’est pas sorcier. Et si tu rencontres ce professeur du Collège de France qui s’appelle Jean-Pierre Changeux, et qui prétend que l’âme est un mot dépourvu de signification et que seul le corps existe, tu peux lui dire hardiment : Mais Monsieur le Professeur du Collège de France, le corps seul existe, si vous voulez. Mais un corps est forcément un corps vivant, car sinon ce n’est plus un corps. Et pour que le corps soit un corps vivant, qui renouvelle constamment pendant des années les milliards de milliards de molécules et d’atomes qu’il intègre, et pour qu’il subsiste, il faut bien que vous admettiez l’existence de quelque chose d’autre que les milliards de milliards d’atomes et de molécules. Ce quelque chose qui subsiste pendant quatrevingt-dix-huit ans ou plus chez l’homme et chez la femme, il se souvient que c’est lui qui jouait aux billes ou à la marelle à la fin du siècle dernier. Il aime, il déteste, il espère, il craint. C’est cela qu’on appelle l’âme. L’âme est un fait d’expérience au même titre que tout le reste. S’il n’y avait pas d’âme, il n’y aurait pas de corps, puisque c’est l’âme qui fait que le corps est un corps et non pas un tas d’atomes ou de molécules. Mais Monsieur le Professeur du Collège de France, si le mot âme vous ennuie, pour une raison ou pour une autre et je n’aurai pas l’indiscrétion de vous demander pourquoi vous pouvez choisir un autre terme. Par exemple une lettre de l’alphabet : x ou y. Il existe un x qui subsiste alors que toute la matière du corps est constamment renouvelée. Cet x est conscience, souvenir, mémoire, attente, et c’est cet x, Monsieur le Professeur du Collège de France, qui désire si ardemment recevoir un jour le Prix Nobel, de Médecine, ou de Biologie, comme vos collègues et amis Jacques Monod, François Jacob, qui pensent comme vous que l’âme, cela n’existe pas. — Mais Monsieur le Professeur du Collège de France, on n’attribue pas le Prix Nobel à un tas d’atomes et de molécules. On attribue le Prix Nobel à une personne. Ce que vous appelez une personne, ce que mon instituteur qui est laïc appelle une personne, c’est cela qu’autrefois on appelait l’âme, latin anima. Mais certains savants préfèrent parler du psychisme, grec psuchè. Ils trouvent que c’est plus laïc, de parler grec que latin.

Mais alors Brigitte va me demander : Et mon canari, a-t-il une âme ? Et mon petit chat, a-t-il une âme ?  Mais Brigitte, si tu as bien compris ce que je viens de t’expliquer, il ne faut pas dire que ton canari, ou ton petit chat, a une âme. Ton canari est une âme vivante. Et ton petit chat est une âme vivante. Toute âme est sujet, conscience, mémoire, attente, amour ou haine.

Et Brigitte va me demander ce qu’elle n’a pas osé demander à l’illustre professeur Bernard. Lorsque mon grand-père meurt, ou ma grand-mère, que devient l’âme de mon grand-père, de ma grand-mère ? Le corps cesse d’exister. Il reste un tas, les matériaux ou la matière du corps. Mais l’âme est partie. Elle n’est plus là. Elle n’informe plus les milliards de milliards d’atomes et de molécules avec lesquels elle constituait ce corps. L’âme est-elle annihilée ?  Si on te le dit, on te ment. Il n’y a aucune raison de penser que l’âme soit annihilée lorsqu’elle cesse d’informer une matière multiple pour constituer ce corps visible et sensible que je vois et que je touche. Ceux qui te disent que l’âme est annihilée disent n’importe quoi et tu peux toujours leur demander sur quoi ils appuient leur affirmation. Ils n’ont rien à te répondre.

— Mais toi, as-tu quelque chose à leur dire ? — Bien sûr !

Pour faire Brigitte, pour faire le cerveau vivant de Brigitte constitué de cent ou deux cents milliards de neurones avec des milliers d’interconnexions pour chaque neurone (nos chiffres ne sont pas les mêmes que ceux du Professeur Bernard), il a fallu à peu près vingt milliards d’années : toute l’histoire de l’Univers et de la nature a été nécessaire pour faire cet être unique qui est Brigitte. Jusqu’à présent, l’histoire de l’Univers et de la nature a été fort bien dirigée, orientée, depuis le rayonnement initial, il y a environ vingt milliards d’années, jusqu’au cerveau de Brigitte qui pense et qui demande ce que c’est que l’âme. Tout ce travail a abouti à une petite fille fort intelligente qui pose une question de métaphysique, car c’est une question de métaphysique. Il n’y a aucune raison de penser que tout ce travail que constitue l’histoire de l’Univers et de la nature, pendant vingt milliards d’années, tout ce travail qui aboutit à une petite fille fort intelligente, va se terminer par le néant. Il y a toutes les raisons de penser que Brigitte a un avenir. L’âme de Brigitte, c’est Brigitte elle-même.

Extrait de La Voix du Nord, 12 juillet 1987.