J. Krishnamurti
Être Lucide

Le titre est de 3e Millénaire Question : Qu’est-ce qui vient lorsque le nationalisme s’en va? Krishnamurti : Évidemment, l’intelligence. Mais je crains que l’implication de cette question soit autre. L’implication est: qu’est-ce qui peut remplacer le nationalisme? Or toute substitution est un acte qui n’engendre pas l’intelligence. Si j’abandonne une religion et en adopte […]

Le titre est de 3e Millénaire

Question : Qu’est-ce qui vient lorsque le nationalisme s’en va?

Krishnamurti : Évidemment, l’intelligence. Mais je crains que l’implication de cette question soit autre. L’implication est: qu’est-ce qui peut remplacer le nationalisme? Or toute substitution est un acte qui n’engendre pas l’intelligence. Si j’abandonne une religion et en adopte une autre, si je quitte un parti politique et m’inscris à autre chose, cette continuelle substitution indique un état où il n’y a pas d’intelligence.

Or comment le nationalisme disparaît-il? Par la compréhension de tout ce qu’il implique, lorsqu’on l’examine, et que l’on est conscient de toute sa portée dans l’action extérieure et intérieure. Extérieurement, il crée des divisions entre les hommes, des classifications, des guerres et des destructions, ce qui est évident pour toute personne qui sait observer. Intérieurement, psychologiquement, cette identification avec quelque chose de plus grand que l’individu, avec un pays, une idée, est une forme d’auto expansion. Moi, vivant dans un petit village – ou dans une grande ville, peu importe – je ne suis rien ; mais si je m’identifie avec quelque chose de plus grand, avec un pays, je me dis: « Je suis un Hindou », cela flatte ma vanité, cela me donne une satisfaction, un prestige, un sentiment de bien-être ; et cette identification avec quelque chose de grand – qui est une nécessité psychologique pour ceux qui sentent que leur propre expansion est essentielle – crée des conflits et des luttes. Ainsi, le nationalisme crée non seulement des conflits extérieurs, mais des frustrations internes ; et lorsque l’on comprend le nationalisme, tout le processus du nationalisme se détache de nous. La compréhension du nationalisme est engendrée par l’intelligence. Je veux dire qu’en observant soigneusement, en explorant tout le processus du nationalisme, du patriotisme, de cet examen naît l’intelligence, et alors il n’y a pas de substitution, rien ne vient remplacer le nationalisme. Dès l’instant que vous remplacez le nationalisme par la religion, celle-ci devient un autre moyen d’expansion de soi, une autre source d’angoisse psychologique, un moyen de se nourrir d’une croyance. Toute forme de substitution, quelque noble qu’elle soit, est une forme d’ignorance. C’est comme un homme qui remplace le chewing-gum ou le noix de bétel, ou autre chose, par du tabac. Tandis que si l’on comprend réellement tout le problème des habitudes, des sensations, des exigences psychologiques, etc., le besoin de fumer nous quitte. Mais l’on ne peut comprendre que par un développement de l’intelligence, lorsque l’intelligence fonctionne ; et l’intelligence n’est pas en train de fonctionner lorsqu’il y a substitution. La substitution n’est qu’un marché que l’on passe avec soi-même: on s’offre telle tentation à la place de telle autre. Le nationalisme, avec son poison, avec ses misères et ses conflits mondiaux, ne peut disparaître que lorsqu’il y a de l’intelligence, et l’intelligence ne vient pas lorsqu’on se contente de passer des examens et d’étudier des livres. L’intelligence naît lorsque nous comprenons les problèmes à mesure qu’ils surgissent. Lorsqu’il y a la compréhension du problème à ses différents niveaux, non seulement dans la partie extérieure, mais dans ses implications internes, psychologiques, alors, en ce processus, l’intelligence naît. Donc, lorsqu’il y a intelligence, il n’y a pas de substitution ; et lorsqu’il y a intelligence, le nationalisme, le patriotisme, qui est une forme de stupidité, disparaît.

Question : Quelle est la différence entre la lucidité et l’introspection? Et qui est lucide, lorsqu’il y a lucidité?

Krishnamurti : Examinons d’abord ce que nous entendons par introspection. Nous appelons introspection le fait de regarder en soi-même, de s’examiner soi-même. Or, pourquoi s’examine-t-on? En vue de s’améliorer, en vue de changer, en vue de modifier. Vous vous livrez à l’introspection en vue de devenir quelque chose, sans quoi vous ne vous complairiez pas en l’introspection. Vous ne vous examineriez pas s’il n’y avait pas le désir de modifier, de changer, de devenir autre chose que ce que vous êtes. C’est la raison évidente de l’introspection. Je suis en colère et je me livre à l’introspection, je m’examine afin de me débarrasser de la colère, ou de modifier, de changer la colère. Or, lorsqu’il y a introspection (qui est le désir de modifier ou de changer les réponses, les réactions du moi) il y a toujours un but en vue ; et lorsque ce but n’est pas atteint, il y a de la mauvaise humeur, une dépression. Ainsi l’introspection va invariablement de pair avec la dépression. Je ne sais pas si vous avez remarqué que lorsque vous vous livrez à l’introspection, lorsque vous regardez en vous-mêmes en vue de vous changer, il y a toujours une vague de dépression. Il y a toujours une vague de mauvaise humeur contre laquelle il vous faut batailler ; vous êtes obligé de vous examiner de nouveau afin de dominer cette humeur, et ainsi de suite. L’introspection est un processus qui consiste à transformer ce qui est en quelque chose qui n’est pas. Il est clair que c’est exactement ce qui se produit lorsque nous faisons de l’introspection, lorsque nous nous complaisons en cette action particulière. En cette action il y a toujours un processus d’accumulation, le « je » examinant quelque chose dans le but de le changer. Il y a donc toujours une dualité en état de conflit, et par conséquent un processus de frustration. Il n’y a jamais d’affranchissement ; et comme on sent cette frustration, il en résulte une dépression.

Mais la lucidité est entièrement différente. La lucidité est observation sans condamnation. La lucidité engendre la compréhension, car elle ne comporte ni condamnation ni identification, mais une observation silencieuse. Si je veux comprendre quelque chose, je dois évidemment l’observer, je ne dois pas critiquer, je ne dois pas condamner, je ne dois pas le poursuivre comme étant un plaisir ou l’éviter comme étant un déplaisir. Il faut qu’il y ait simplement la silencieuse observation d’un fait. Il n’y a pas de but en vue, mais une perception de tout ce qui survient. Cette observation, et la compréhension de cette observation cessent lorsqu’il y a condamnation, identification ou justification. L’introspection est une amélioration de soi, et par conséquent l’introspection est égocentrique. La lucidité n’est pas une amélioration de soi. Au contraire, c’est la fin du moi, du « je » avec toutes ses idiosyncrasies, ses particularités, ses souvenirs, ses exigences, ses poursuites. Dans l’introspection, il y a identification et condamnation. Dans la lucidité, il n’y a ni condamnation ni identification ; par conséquent, il n’y a pas d’amélioration du soi. Il y a une immense différence entre les deux. L’homme qui veut s’améliorer ne peut jamais être lucide, parce que l’amélioration implique une condamnation et l’obtention d’un résultat, tandis qu’en la lucidité il y a observation sans condamnation, sans déni ni acceptation. Cette lucidité commence avec les choses extérieures, elle consiste à être conscient, à être en contact avec les objets, avec la nature. Tout d’abord, on perçoit avec lucidité les choses qui vous entourent, on est sensible aux objets, à la nature, ensuite aux personnes, ce qui veut dire être en relation, et ensuite il y a la perception lucide des idées. Cette lucidité – qui consiste à être sensible aux choses, à la nature, aux personnes, aux idées – n’est pas composée de processus différents, mais est un seul processus unifié. C’est une constante observation de tout, de chaque pensée, sentiment et acte à mesure qu’ils surgissent en nous-mêmes. Et comme la lucidité n’est pas condamnatoire, il n’y a pas d’accumulation. Vous ne condamnez que lorsque vous avez un critérium, ce qui veut dire accumulation, et par conséquent amélioration du moi. Être lucide c’est comprendre les activités du moi, du « je », dans ses rapports avec les gens, avec les idées, avec les choses. Cette lucidité est d’instant en instant et, par conséquent, n’est pas obtenue par des exercices. Lorsque vous vous exercez à une chose, elle devient une habitude ; et la lucidité n’est pas une habitude. Un esprit routinier n’est plus sensitif, un esprit qui fonctionne dans l’ornière d’une action particulière est obtus, n’a pas de souplesse ; tandis que la lucidité exige une continuelle souplesse, une grande vivacité. Cela n’est pas difficile: c’est ce que vous faites tous lorsque quelque chose vous intéresse, lorsque cela vous intéresse d’observer votre enfant, votre femme, vos plantes, vos arbres, vos oiseaux. Vous observez sans condamnation, sans identification ; par conséquent, dans cette observation il y a une complète communion, l’observateur et l’observé sont complètement en communion. C’est cela qui, en fait, a lieu lorsque vous êtes profondément intéressé par quelque chose. Ainsi, il y a une très grande différence entre la lucidité et l’amélioration auto-expansive du soi qu’est l’introspection. L’introspection mène à la frustration, à de nouveaux et plus vastes conflits, tandis que la lucidité est un processus qui nous affranchit de l’action du moi ; elle consiste à être conscient de vos mouvements quotidiens, de vos actions, et à être conscient des autres personnes, de les observer. Vous ne pouvez faire cela que lorsque vous aimez, lorsque vous êtes profondément intéressé par quelque chose ; et lorsque je veux me connaître, connaître mon être entier, le contenu total de moi-même et pas seulement une couche ou deux de ma conscience, alors, de toute évidence, il ne doit pas y avoir condamnation. Alors je dois être ouvert à chaque pensée, à chaque sentiment, à chaque humeur, à chaque refoulement ; et, au fur et à mesure qu’il y a de plus en plus de lucidité expansive, il y a une libération de plus en plus grande des mouvements cachés des pensées, des mobiles, des poursuites. Ainsi, la lucidité est liberté ; elle octroie la liberté ; elle concède la liberté. Tandis que l’introspection cultive les conflits, le processus d’isolement du soi ; par conséquent, il y a toujours en elle une frustration et de la peur.

Vous voulez aussi savoir qui est lucide. Lorsque vous avez une profonde expérience, de n’importe quelle sorte, que se produit-il? Lorsqu’il y a une telle expérience, êtes-vous conscient du fait que vous êtes en train de passer par une expérience? Lorsque vous êtes en colère, dans le fragment de seconde où éclate la colère – ou la jalousie, ou la joie – êtes-vous conscient du fait que vous êtes joyeux ou que vous êtes jaloux? Ce n’est que lorsque l’expérience est passée qu’il y a l’expérimentateur et la chose expérimentée. Alors l’expérimentateur observe l’objet de l’expérience. Mais au moment de l’expérience, il n’y a ni l’observateur ni la chose observée: il n’y a que l’acte vivant de l’expérience. Or, la plupart d’entre nous n’expérimentent pas. Nous sommes toujours en dehors de l’état d’expérience vécue, et par conséquent nous posons cette question pour savoir qui est l’observateur, qui est lucide. Mais cette question n’est-elle pas évidemment une fausse question? Au moment où il y a expérience vivante, il n’y a ni la personne qui est lucide, ni l’objet de sa lucidité. Il n’y a ni l’observateur ni l’observé, mais seulement un état d’expérience vécue. La plupart d’entre nous trouvent qu’il est extrêmement difficile de vivre dans un état d’expérience, parce que cela exige une extraordinaire souplesse, une promptitude, un haut degré de sensibilité ; et cela vous est refusé lorsque vous êtes à la poursuite d’un résultat, lorsque vous voulez réussir, lorsque vous avez un but en vue, lorsque vous êtes en train de calculer ; car tout cela engendre la frustration. Mais un homme qui ne demande rien, qui ne poursuit pas un but, qui n’est pas en quête d’un résultat (avec toutes ses implications), un tel homme est dans un état de continuelle expérience vivante. Alors, tout a un mouvement, une signification, et rien n’est vieux ; rien n’est tracé, rien n’est répétition, parce que ce qui est n’est jamais vieux. La provocation est toujours neuve. Ce n’est que la réponse à la provocation qui est vieille ; et le vieux crée un surcroît de résidu, qui est mémoire, et qui est l’observateur, lequel se sépare de ce qui est observé, de la provocation, de l’expérience. Vous pouvez faire cette expérience vous-même très simplement et très facilement. La prochaine fois que vous serez en colère ou jaloux ou avide ou violent (ou autre chose), observez-vous. En cet état, « vous » n’êtes pas. Il n’y a qu’un état d’être. Mais le moment, l’instant qui suit, vous lui donnez un nom, vous lui appliquez une dénomination, vous l’appelez jalousie, colère, avidité. Et alors, vous avez immédiatement créé l’observateur et l’observé, l’expérimentateur et la chose éprouvée. Lorsqu’il y a l’entité qui a éprouvé et la chose qui a été éprouvée, l’entité cherche à modifier l’expérience, à la changer, à se souvenir de choses qui s’y rapportent, et ainsi de suite. Elle maintient ainsi une division entre elle et ce qui a été éprouvé. Mais si vous ne nommez pas ce sentiment – ce qui veut dire que vous ne cherchez pas un résultat, que vous ne condamnez pas, que vous êtes simplement et silencieusement en état de perception de ce sentiment – alors vous verrez que dans cet état sensible d’expérience, il n’y a ni observateur ni objet d’observation ; car l’observateur et la chose observée sont un seul phénomène unifié, et il n’y a que de l’expérience vécue. Donc l’introspection et la lucidité sont entièrement différentes. L’introspection mène à la frustration, à des conflits, car en elle est impliqué un désir de changement, et un changement n’est qu’une continuité modifiée, tandis que la lucidité est un état dans lequel il n’y a ni condamnation ni justification ni identification, donc il y a compréhension ; et en cet état de lucidité passive et vivace il n’y a ni l’expérimentateur ni l’objet de 1’expérience.

Monsieur, ce que je dis n’est pas très difficile, bien que cela pourrait vous sembler verbalement difficile. Mais vous remarquerez vous-même, lorsque vous êtes très gravement et très profondément intéressé par quelque chose, que c’est cela qui se produit en fait. Vous êtes si complètement immergé dans la chose qui vous intéresse qu’il n’y a pas d’exclusion, pas de concentration. L’introspection, qui est une forme d’amélioration de soi-même, d’expansion de soi-même, ne peut jamais mener à la vérité, parce que c’est toujours un processus d’isolement, tandis que la lucidité est un état dans lequel la vérité entre en existence, la vérité de ce qui est, la simple vérité de l’existence quotidienne. Ce n’est que lorsque nous comprenons la vérité de 1’existence quotidienne que nous pouvons aller loin. Vous devez commencer près pour aller loin ; mais la plupart d’entre nous veulent sauter, commencer au loin sans comprendre ce qui est tout près. Au fur et à mesure que nous comprendrons ce qui est près, nous nous apercevrons que la distance entre ce qui est près et ce qui est loin n’est pas. Il n’y a pas de distance – le commencement et la fin sont un.

Question : Le mariage est-il un besoin ou un plaisir?

Krishnamurti : Examinons ce problème, cette question. Pourquoi nous marions-nous? D’abord, évidemment, à cause d’une nécessité biologique, l’appétence sexuelle que la société a légalisée par le mariage. La société veut protéger les enfants et qu’ils ne soient pas illégitimes, car elle considère les enfants illégitimes avec horreur. Ainsi, le mariage est légalisé. Mais cela n’est certes pas la seule raison pour laquelle nous nous marions. Nous nous marions à cause d’exigences psychologiques. J’ai besoin d’une compagne, de quelqu’un que je possède, que je domine, d’une personne dont je puisse dire qu’elle est à moi. Je peux faire de ma femme ce que je veux, elle est subordonnée à l’homme – dans ce pays, pas en Amérique. Ici, le système du mariage a fait de la femme une esclave destinée à être protégée, contrôlée, dominée, possédée. Ne regardez pas les autres, Messieurs: vous êtes tous impliqués en cela. La femme est une possession ; de même que je possède des propriétés, je possède ma femme. Je la possède sexuellement, et je la domine extérieurement. Psychologiquement, la possession me donne du confort, une sécurité: ma propriété, ma femme, mes enfants… l’horreur de tout cela! Nous traitons des êtres humains comme nous traitons des biens matériels, sans aucune considération ; car dès que je vous possède légalement, vous êtes sous ma domination. La société légalise le mariage afin de perpétuer la race, et de l’organiser ; mais psychologiquement, intérieurement, je peux faire ce qui me plaît. Et vous connaissez toute cette affaire que devient l’existence: les horreurs, les agonies, les misères de ceux qui sont mariés et qui ne s’aiment pas. Comment peut-il y avoir amour lorsqu’il y a possession? Et si vous ne vous mariez pas, qu’arrive-t-il? J’ai vu cela dans plusieurs pays ; il y a ce que l’on appelle l’union libre. N’ayez pas l’air scandalisés. Là, s’il n’y a pas d’amour, l’union libre est une voie facile pour votre appétit sexuel et votre irresponsabilité. Donc, sans amour, les deux sont une horreur. Mais la société se fiche bien de l’amour, s’il existe ou non ; et comme, pour la plupart, nous sommes si plongés, si absorbés dans notre vie d’affaires, faisant de l’argent – ou autre chose – nous sommes tellement sans pitié dans nos affaires et si cruels dans le monde, comment pouvons-nous en aucune façon aimer qui que ce soit dans nos maisons? Vous ne pouvez pas, d’une part, exploiter votre voisin, l’affamer, le vider de son sang et ensuite rentrer chez vous et avoir de l’affection pour votre femme. Non, Messieurs, vous ne le pouvez pas. Mais c’est ce que vous essayez de faire et c’est pour cela que vous n’avez pas d’amour. C’est pour cela que le mariage, à travers le monde, est une si misérable affaire.

Le mariage est aussi une façon de se perpétuer soi-même. Je veux une continuité par mes enfants. Par conséquent, les enfants deviennent très importants, non pour eux-mêmes, mais pour ma propre continuité – mon nom, ma classe, ma caste. Vous connaissez toute cette histoire. Et naturellement, lorsque vous ne faites qu’utiliser vos enfants pour votre propre continuité, il n’y a pas d’amour. Comment peut-il y en avoir, lorsque vous êtes plus intéressés de votre propre continuité, à travers eux, qu’à les aimer, quels qu’ils soient? Donc la tradition et le nom deviennent très importants, parce que ce sont des moyens de vous perpétuer à travers vos enfants.

Pour comprendre ce problème, pour découvrir ce qu’il implique, nous devons l’étudier, y pénétrer. En étudiant, l’intelligence naît, et ce n’est que par l’intelligence et l’amour que l’on peut traiter ce problème, pas par des législations. Dès que je possède une personne, elle devient une prostituée ; la personne devient importante, non pour elle-même, mais parce qu’en moi-même je suis vide, affamé, laid, je suis insuffisant, pauvre, donc je me sers de quelqu’un – ma femme, mon employeur, ou quelque autre personne – pour couvrir mon vide interne. Alors la personne possédée devient importante comme étant un moyen de m’évader de ma solitude ; et naturellement, je deviens jaloux, envieux, lorsque l’autre, qui m’aide à me fuir moi-même, se tourne vers une tierce personne. Pour comprendre tout ce processus humain, qui est extrêmement complexe et subtil, il faut avoir de l’intelligence. L’intelligence est aussi amour, pas simple intellect ; et nous ne pouvons pas aimer si, d’une part, nous sommes sans pitié dans nos affaires, dans la vie quotidienne, et d’autre part nous essayons d’être doux, tendres et charitables. Vous ne pouvez pas faire les deux, vous ne pouvez pas être un homme riche et ambitieux et en même temps être tendre et affectueux. Vous ne pouvez pas être un capitaine d’industrie, ou un grand politicien, et pourtant avoir de la compassion. Les deux ne vont pas ensemble. Ce n’est que lorsqu’il y a l’amour, la charité – qui est l’intelligence, la plus haute forme d’intelligence – que ce problème peut être résolu. Nous sommes des êtres humains, que nous soyons hommes ou femmes ; nous sommes vivants, sensitifs, nous ne sommes pas des paillassons pour qu’on s’essuie les pieds sur nous, pour qu’on nous utilise sexuellement ou mentalement afin de satisfaire un plaisir. Dès l’instant que nous nous considérons l’un l’autre comme des êtres humains, comme étant des individus, non comme quelque chose à posséder, il y a une possibilité de comprendre et d’aller au-delà de ce conflit qui existe entre deux personnes, dans le mariage.

Question : Qui donc vous nourrit, vous, si ce n’est un exploiteur? Comment pouvez-vous être libre de toute exploitation, si vous exploitez un exploiteur?

Krishnamurti : Voyons: qu’est-ce que c’est que l’exploitation? J’exploite une personne lorsque je me sers d’elle pour mon plaisir, pour ma satisfaction, ce qui est principalement psychologique. Lorsque je me sers d’une personne psychologiquement, c’est alors que je l’exploite réellement ; et la plupart des exploitations dans le monde – le riche exploitant le pauvre, le meneur exploitant les menés, le disciple exploitant le chef, etc. – sont essentiellement basées sur des exigences intérieures, sur une pauvreté psychologique d’être. Il n’y aura pas d’exploitation extérieure de l’homme par l’homme si le besoin intérieur, et uniquement psychologique, de se servir d’autrui cesse – qu’il s’agisse de votre femme, d’un paysan ou d’un employé – en tant que moyen de s’enrichir soi-même. Après tout, vous acquérez de l’argent, du prestige, comme moyen d’expansion personnelle ; mais vous vous contentez de peu, des simples nécessités de la vie, lorsque vous êtes intérieurement riche, lorsque vous ne dépendez pas d’un autre comme moyen pour recouvrir et cacher vos exigences psychologiques et votre vide intérieur. L’exploitation commence donc lorsque nous utilisons quelqu’un psychologiquement comme moyen d’expansion personnelle.

Or, vous me demandez si je n’exploite pas l’exploiteur. Je ne le crois pas. Je suis nourri par lui, ainsi que je le serais si je me mettais à gagner de l’argent. Je ne l’utilise pas comme une nécessité psychologique, ni suis-je en train de me servir de vous, l’auditoire, l’individu, pour des fins d’expansion personnelle. Donc je ne suis pas votre chef et vous n’êtes pas mes disciples. Je n’ai pas besoin de vous psychologiquement, et je m’en suis assuré moi-même en cessant de monter sur une estrade et de parler. Donc, de même que je pourrais aller gagner de l’argent pour les besoins de mon existence, je parle ; et, pour cela, je suis habillé et nourri. Mais telle que la société est construite à notre époque, toute sa structure est basée sur l’exploitation, qui consiste à se servir des autres psychologiquement aux fins d’expansion propre ; et il n’y a que très peu de personnes réfléchies qui n’aient aucune envie de se servir des autres à cet effet, et qui, par conséquent, cessent d’exploiter. L’exploitation veut certainement dire beaucoup plus qu’exploiter le travailleur. La base de toute exploitation est le besoin psychologique de vous servir d’un autre pour votre propre expansion, comme moyen d’agression et de perpétuation de soi. Mais là où il n’y a pas d’expansion de soi-même, là où l’on n’a pas l’usage d’un autre, psychologiquement, il n’y a pas d’exploitation. Cela veut dire que vous vous contentez de peu, non pas à cause d’un idéal, mais parce que, intérieurement, il y a un trésor, il y a une beauté, une extase. Sans cette simplicité intérieure, le fait de ne se vêtir que d’un pagne ne veut rien dire ; car vous pouvez, extérieurement, ne posséder qu’un pagne, pendant qu’intérieurement vous utilisez et, par conséquent, exploitez autrui. Nous donnons tant d’importance à l’exploitation extérieure ; le communiste, le socialiste, tout le monde essaye de faire cesser l’exploitation extérieure. Je ne veux pas dire que cela soit une erreur ; mais nous devrions nous attaquer aux causes internes de l’exploitation, qui sont bien plus complexes, bien plus subtiles, et cela ne peut pas être fait par de simples législations. Voilà pourquoi il est si important que l’individu se transforme lui-même. Et la transformation de l’individu – vous et moi – n’est pas une question de temps. Elle doit être faite maintenant. Car, lorsque vous vous transformerez, le monde sera transformé. Le monde est le lieu où vous vivez, vos relations, vos valeurs ; et il peut être affecté immédiatement lorsqu’il y a une profonde révolution interne en vous. Et cette révolution interne ne peut avoir lieu que lorsque vous, en tant qu’individu, n’êtes pas en train de vous servir d’un autre pour votre propre expansion, pour votre satisfaction, pour votre confort.

Question : Est-ce que calmer l’esprit n’est pas une condition préalable à la solution d’un problème, et est-ce que la dissolution du problème n’est pas une condition nécessaire au calme mental?

Krishnamurti : Il y a deux questions impliquées là, donc nous les examinerons l’une après l’autre. « Est-ce que calmer l’esprit n’est pas une condition préalable à la solution d’un problème? » Tout dépend de ce que vous appelez l’esprit. L’esprit n’est pas seulement la couche superficielle ; la conscience n’est pas seulement cette action obtuse de l’esprit. Il est évident que lorsqu’il y a un problème créé par l’esprit superficiel, cet esprit de surface doit devenir calme afin de le comprendre. Vous faites cela en tous cas, cela arrive dans la vie quotidienne. Lorsque vous avez un problème d’affaires, que faites-vous? Vous débranchez le téléphone, vous éloignez votre secrétaire si vous en avez un, et vous observez, étudiez le problème – ce qui veut dire que votre esprit est libre de tout autre souci. Votre esprit superficiel est absorbé par le problème, ce qui veut dire qu’il s’est immobilisé. Ce n’est pas votre conscience entière qui est calme: seule la couche de surface, qui est dans une agitation perpétuelle, est devenue temporairement silencieuse.

« Et est-ce que la dissolution du problème n’est pas une condition nécessaire au calme mental? » Naturellement. Ce n’est que lorsque chaque problème est complètement compris – ce qui veut dire que le problème ne laisse aucun résidu, aucune cicatrice, aucune mémoire – que l’esprit devient immobile. La conscience, ainsi que nous l’avons dit, est un processus d’expérience vécue, de dénomination ou appellation, et d’enregistrement, qui est mémoire. La conscience est un processus de provocation et réponse, d’appellation et enregistrement, ou mémoire. Voilà le processus entier de la conscience. L’enregistrement, le nom que l’on donne, la perception de l’expérience, peuvent être refoulés, maintenus dans une des couches profondes de la conscience ; mais tant que cette pression n’est pas relâchée, soit par des rêves, soit par une action, soit en déterrant cette chose sacrée, il ne peut pas y avoir de silence dans l’esprit. Un esprit qui a beaucoup de tiroirs secrets, des difficultés et des hontes, en quantités innombrables, cachées aux regards du monde et maintenues en profondeur par la volonté, par le refus de les reconnaître ou par un refoulement, comment un tel esprit peut-il être immobile? Il peut être réduit au silence par la force de la volonté, mais est-ce cela, le calme? L’homme accroché à sa passion, à ses plaisirs sensuels, mais qui les a refoulés, étouffés, comment un tel homme peut-il avoir un esprit calme, silencieux, riche? L’homme qui est torturé par l’ambition, et par conséquent frustré, et qui essaye de fuir cette frustration par tous les moyens d’évasion, comment un tel homme peut-il avoir un esprit immobile? Ce n’est que lorsque l’ambition est comprise, lorsque les problèmes de l’ambition, avec ses frustrations, avec ses conflits, avec ce qu’elle a d’impitoyable, ont été compris, que l’esprit devient calme. En regardant en soi-même profondément, en ouvrant toutes les cachettes, tous les tiroirs secrets, en déterrant tout ce qui est inavouable et en comprenant tout cela, l’esprit se calme. Vous ne pouvez pas avoir la paix de l’esprit derrière des portes fermées à clé. Vous pouvez immobiliser l’esprit par la volonté, ce qui est une évasion facile ; mais un esprit qui est forcé au calme par l’action de la volonté est un esprit mort, il est insensible, il a été brutalisé par l’action de la volonté. Ce n’est qu’en donnant pleine liberté à chaque mouvement de la pensée et en le comprenant – ce qui ne veut pas dire être licencieux, faire le mal, etc. – ce n’est qu’en comprenant le contenu total de votre être que l’esprit devient calme. Alors, il n’est pas rendu immobile ; la tranquillité vient à lui naturellement, facilement, rapidement. C’est comme un étang qui devient serein, sans une ride, lorsque la brise tombe. De même l’esprit devient extraordinairement tranquille, sans un mouvement, absolument immobile, lorsque le problème est dissous.

Or, les problèmes sont créés par le penseur qui se sépare de sa pensée, par l’entité agissante qui se distingue de l’action, donnant ainsi de l’importance à l’entité pensante, agissante. Et l’immobilité ne s’établit dans l’esprit que par la connaissance de soi – non par le refus du moi ou l’acceptation du moi, mais par la compréhension de chaque mouvement, de chaque pensée, de chaque sentiment du moi, ceux qui sont élevés et ceux qui sont bas. Le haut et le bas est une fausse division en laquelle l’esprit s’est complu. Il n’y a que de la pensée, qui se divise elle-même en pensées élevées et pensées basses, et pour comprendre le processus entier de la pensée, l’on doit avoir la connaissance de soi. Cela veut dire que chaque pensée doit être comprise, sentie jusqu’au bout, sans condamnation. Il faut pour cela une lucidité silencieuse et très rapide ; et de la connaissance de soi résulte un calme extraordinaire, une immobilité qui est créative, un silence dans lequel la réalité entre en existence. Mais poursuivre le silence et cultiver le calme détruit cette réalité créative, parce que vous poursuivez la fixité, vous exercez votre volonté pour devenir immobile, comme moyen de parvenir à un résultat, d’obtenir quelque chose. L’homme qui recherche un résultat, un but, qui essaye d’acquérir la vérité en forçant l’esprit, en l’immobilisant, ne trouvera jamais la réalité. Il ne fait que s’émousser, fuir les recoins où les secrets inavouables le retiennent. Ce n’est qu’en invitant la douleur que vous pouvez comprendre la réalité, non en échappant aux tribulations.

Question : Puisque le mobile de la recherche de la vérité est l’intérêt que l’on y trouve, qu’est-ce qui crée l’intérêt? Qu’est-ce qui crée l’intérêt que j’éprouve à examiner une question vitale? Est-ce la souffrance?

Krishnamurti : Il est évident que là où il n’y a pas d’intérêt, il n’y a pas de recherche. Là où il n’y a pas d’intérêt, il peut y avoir contrôle, domination, effort ; mais il n’y a de recherche, d’enquête, qu’avec intérêt. Cette recherche même est dévotion. La dévotion n’est pas un chemin particulier vers la réalité. Où il y a recherche, il y a action ; et il n’y a pas une voie spéciale qui consiste en Karma yoga, car là où il y a enquête il y a action, et cette recherche même engendre la sagesse. Donc, l’intérêt est essentiel ; et comment l’intérêt naît-il? L’intérêt est suscité – c’est évident – lorsque vous souffrez, lorsque vous voulez savoir quelles sont les causes de la souffrance parce que vous êtes pris dedans, ou parce que vous voyez qu’une autre personne est prise dedans. Il n’y a pas d’autre voie que la voie de l’affliction. Mais lorsque vous souffrez, vous cherchez des remèdes, des palliatifs, des évasions, des gourous qui dissipent votre recherche au sein de la douleur. Lorsque vous êtes angoissé, lorsque vous souffrez, votre instinct est de vous enfuir, d’échapper à la douleur, de chercher une explication verbale ou tout autre moyen qui vous en éloignera. Tandis que si vous observez la souffrance sans fuir, sans la condamner (ce qui est extrêmement ardu), vous trouverez qu’elle commencera à vous raconter des choses extraordinaires, elle commencera à révéler des trésors indicibles. Votre difficulté n’est pas que vous ne souffrez pas, mais que vous dissipez vos énergies en essayant de surmonter la souffrance. Ce qui est surmonté a besoin d’être surmonté encore et encore et, par conséquent, vous continuez à souffrir. La souffrance ne mène pas à l’intelligence, si vous essayez de la surmonter ; tandis que si vous commencez à la comprendre, elle vous conduit à l’intelligence. Et si vous vous examinez, vous verrez que lorsqu’il y a souffrance vous voulez une main qui vous tienne, un gourou pour vous dire ce qu’il faut faire ; ou alors vous allumez la radio, vous vous évadez au cinéma, ou au champ de courses ; vous faites d’innombrables choses, vous priez, vous faites puja pour vous éloigner de la souffrance, de la douleur lancinante. Ce sont là mille façons de dissiper vos énergies ; mais si vous ne pratiquez aucune d’elles, qu’arrive-t-il? Il y a souffrance, et la paralysie de cette souffrance ; alors, dans le silence de cette souffrance, lorsque l’esprit ne s’enfuit plus, vous êtes en train de vivre avec la souffrance. Vous ne la condamnez pas, vous ne vous identifiez pas à elle, par conséquent elle commence à révéler ses causes. Vous n’êtes pas allé à la recherche de ses causes – chercher les causes de la souffrance est une autre forme d’évasion. Mais si vous êtes simplement conscient de la souffrance sans condamnation, la cause de cette souffrance est révélée. Alors la souffrance commence à dérouler son histoire, chapitre par chapitre, et vous en voyez toutes les implications. Plus vous lisez le livre de la souffrance, plus grande est la sagesse. Lorsque vous fuyez la souffrance, en fait vous fuyez la sagesse. La sagesse peut être trouvée dans n’importe quelle souffrance ; il n’est pas nécessaire d’avoir de grandes crises. La sagesse est là pour celui qui cherche, qui ne s’esquive pas, qui ne s’évade pas, qui ne prend pas la fuite, mais qui est passivement, vivement averti de ce qui est. En cette lucidité vive, passive, la signification totale de ce qui est est comprise. Lorsqu’elle est comprise, la vérité entre en existence ; et c’est la vérité qui vous libère de l’affliction, c’est la vérité qui donne la félicité, c’est la vérité qui concède la liberté, et, en cet état, l’affliction est complètement dissoute. La souffrance, étant négative, doit être abordée négativement ; toute action positive sur la douleur est une fuite. Ce n’est que par la plus haute forme de pensée, qui est penser négativement, qu’il y a compréhension ; et là où existe la compréhension, il y a silence, il y a tranquillité. Alors la vérité libère la pensée de tous les problèmes.

Bombay, le 21 mars 1948