Roberto Fondi
La complémentarité ADN-protéines et organisme-milieu

Vous êtes paléontologue, alors que le professeur Sermonti est un généticien. Com­ment se fait-il que vous vous soyez rencontrés, et que des disciplines scientifiques si différentes aient pu vous réunir pour un travail critique ? Autre chose encore : dans les premières éditions de Dopo Darwin, deux positions anti-évolutionnistes, parfois divergentes, se font jour : […]

Vous êtes paléontologue, alors que le professeur Sermonti est un généticien. Com­ment se fait-il que vous vous soyez rencontrés, et que des disciplines scientifiques si différentes aient pu vous réunir pour un travail critique ? Autre chose encore : dans les premières éditions de Dopo Darwin, deux positions anti-évolutionnistes, parfois divergentes, se font jour : la vôtre, qui me paraît fixiste (bien que dans un sens particulier), et celle de Sermonti, qui me semble accepter une sorte de trans­formisme (mais non darwinien). En définitive, qu’est-ce qui vous rapproche et qu’est-ce qui vous éloigne ? Proposez-vous deux formes différentes d’anti-évolutionnisme ?

Le fait que des biologistes appartenant à deux branches si diverses de leur discipline arrivent, indépendamment l’un de l’autre, à des conclusions négatives identiques au sujet d’une interprétation des phénomènes vivants généralement acceptée et répétée de façon passive et acritique, me semble significatif. Cela prouve que les temps seront bientôt mûrs pour une révision en profondeur de la biologie évolutionniste, et je suis donc fier d’avoir figuré parmi les premiers, en Italie, à avoir senti la nécessité de cette révi­sion. Peu importe que, pour le moment, mes collègues préfèrent se taire, ou n’aiment guère parler de mon livre, et ne semblent pas disposés à me suivre : je sais que l’avenir les obligera à réfléchir un peu plus et à changer, au moins partiellement, d’attitude.

Vous me demandez comment Sermonti et moi-même nous sommes connus. Cela eut lieu à Rome en 1977, à l’occasion d’une conférence orga­nisée par le Centre International de Comparaison et de Synthèse, à l’ini­tiative de son vice-président et des membres du comité de rédaction de la revue du Centre, Responsabilità del Sapere (dans laquelle parut ensuite la conférence [1]). Un an plus tard environ, à l’invitation d’Alfredo Cattabiani, alors directeur des éditions Rusconi, nous décidâmes d’écrire ensemble un livre. Je dirais que nous étions tout à fait d’accord sur la critique de l’idée évolutionniste. En revanche, en ce qui concerne nos positions personnelles face aux problèmes que l’évolutionnisme est incapable de résoudre, les lecteurs de Dopo Darwin auront pu constater, comme vous-même, des différences de style, de méthode et aussi de contenu.

Laissons tomber le style et la méthode et concentrons-nous sur le con­tenu, qui est ce qui importe le plus. Comme je vous l’ai déjà dit, j’accorde une grande importance à la révolution produite par la physique dans la vision scientifique de la réalité, et j’estime qu’on ne peut plus éviter d’éten­dre cette révolution au domaine des phénomènes biologiques. Seule cette façon de faire, en effet, rend de nombreuses choses, apparemment absurdes et contradictoires, susceptibles de devenir logiques et cohérentes. Sermonti, lui, ne paraît pas très disposé à me suivre dans cette direction, préférant continuer sur sa propre route. Naturellement, je respecte chacun de ses points de vue et bien souvent même je n’éprouve aucune difficulté à accep­ter ses opinions ; mais je ne peux pas ne pas me dissocier de quelques-unes de ses prises de position les plus importantes, qui me semblent — parlons franchement — injustifiées, contradictoires ou carrément sté­riles sur un plan scientifique. Et cela m’oblige, malheureusement, à adop­ter à l’égard de Sermonti la même attitude que celle qu’Aristote adoptait envers Platon lorsqu’il disait : « Platon m’est cher, mais la vérité me l’est plus encore ».

Je voudrais ajouter autre chose. Combien de fois, au cours des trois dernières années, Sermonti et moi-même avons-nous perdu patience devant la superficialité et la stupidité des reproches qui nous étaient régulièrement adressés ! Et combien de fois aussi avons-nous été déçus de voir que des critiques vraiment sérieuses et constructives ne nous étaient jamais adres­sées ! « C’est incroyable », dit un jour Sermonti en éclatant de rire, et il ajouta : « Si ça continue comme ça, les critiques il faudra que nous les fas­sions entre nous ! ». Je me rappelle que, sur le moment, cela me fit l’effet d’une simple plaisanterie ; aujourd’hui, cela m’apparaît comme une néces­sité impérieuse. Et puisque je suis tout à fait convaincu que Sermonti res­sent aussi cette nécessité, je suis sûr qu’il ne sera pas irrité par les désac­cords que j’exprime, mais les jugera constructifs et en tiendra compte. J’espère même qu’il suivra sans tarder mon exemple, en soumettant chacune de mes affirmations au bistouri de l’analyse critique.

C’est aussi ce que je souhaite. Votre livre a fait, en quelque sorte, l’effet du renard dans le poulailler. Au début, un battement d’ailes général était inévitable. Mais je crois qu’on assiste depuis peu à l’apparition d’une certaine curiosité à votre égard, si bien que l’échange de critiques sereines ne pourra avoir qu’un impact bénéfique. Revenons donc à Sermonti et à ses positions. Quelles sont celles que vous ne partagez pas ?

On peut commencer par les critiques que Sermonti adresse [2], non sans quelque raison pour une bonne part, au point de vue généralement sou­tenu par ses collègues.

Depuis au moins trente ans, la plupart des généticiens estiment que l’in­formation biologique est tout entière contenue dans l’ADN, qu’elle se trans­fère irréversiblement de ce dernier aux protéines (c’est ce qu’on appelle le « dogme central de la biologie ») et que, par conséquent, dès lors qu’on est parvenu à déchiffrer le message de cette information, il ne reste rien de fondamental à découvrir. Sermonti, pour sa part, affirme que le seul ADN ne suffit pas à rendre compte des différents niveaux de complexité morphologique présentés par les êtres vivants, parce que le degré de cette complexité n’est pas en relation directe avec la quantité d’ADN. Selon lui, ce qui distingue la tomate du crocodile ou l’abeille de la baleine, doit avoir une base « non génétique ».

Il me semble que cette expression, « non génétique », n’est pas très heu­reuse et prête à équivoque. Sermonti devrait plutôt dire — et il le dit en effet, mais simplement en passant — « non génique ». Même ainsi, cepen­dant, il est clair qu’il voudrait toujours se référer aux seuls gènes structu­raux (ceux qui codent pour les protéines constituant le complexe des orga­nismes), gènes qui, effectivement, paraissent se maintenir, chez les orga­nismes eucaryotes, en nombre presque constant. D’autre part, on sait qu’il existe aussi dans les chromosomes des segments importants d’ADN ne codant pour rien, donc apparemment non fonctionnels (au point que des auteurs comme Crick ont pu parler de gènes « parasites », « égoïstes « et même d’une pure et simple « babiole »). Ces gènes, contrairement aux gènes structuraux, peuvent même varier beaucoup, fût-ce de façon très irrégulière [3], au fur et à mesure qu’on remonte de l’amibe à l’homme. Aujourd’hui, le fait est qu’on tend de plus en plus à considérer cet ADN comme susceptible de jouer un rôle essentiel dans le contrôle des fonc­tions cellulaires et des processus morphogénétiques. Cet ADN, en effet, comprendrait de véritables gènes régulateurs, capables d’activer et de « désactiver » en temps voulu, tout en les dirigeant, les fonctions des gènes structuraux.

Or, au cours du débat entre Omodeo et Sermonti qui eut lieu à Pérouse le 2 février 1981 [4], je me souviens que le premier s’étonna de voir Sermonti refuser de prendre en considération les gènes régulateurs, dont l’exis­tence — rappelons-nous la théorie de l’« opéron » de Jacob et de Monod — serait très probable, du moins pour les organismes procaryotes. Le fait que nous ne sachions pas grand-chose sur ces gènes régulateurs ne doit pas nous autoriser, en effet, à écarter dès le départ l’idée qu’ils puissent jouer un rôle-clé dans la morphogenèse organique. Certaines parties du cerveau humain également semblent n’avoir aucune fonction connue ; pourtant notre organisme ne pourrait vivre si on nous les enlevait.

Quoi qu’il en soit, en estimant que l’ADN « parasite « n’est pas impor­tant, Sermonti est contraint de s’appuyer sur des mécanismes morphogénétiques d’un autre genre, comme précisément l’information cytoplas­mique propre au « champ maternel », l’action constante du milieu et, sur­tout, l’adhésion à des schémas de développement épigénétiques « préexistant en dehors de la réalité » (sic).

Commençons par le champ maternel. Sermonti semble admettre deux voies distinctes d’information héréditaire, à savoir (a) la voie proprement « génique » (relative à l’ADN, tant structurel que régulateur), et (b) la voie cytoplasmique (relative au cortex et autres structures de l’œuf maternel). La première de ces voies serait peu importante et même tout à fait secon­daire sous l’angle morphogénétique, car elle se contenterait simplement de « fixer », les stabilisant en quelque sorte, les plans de structure fonda­mentaux de l’organisme déterminés par l’information cytoplasmique (qui serait donc l’information première).

Mais en quoi consiste, exactement, cette information cytoplasmique ? Et comment se transmet-elle ? Sermonti est obligé de reconnaître que, jusqu’à maintenant, on ne sait pratiquement rien à ce sujet, le peu que nous en savons venant, d’après lui, des cas d’hybridation entre espèces différentes (donc limités) et des cas d’hérédité lamarckienne, s’exerçant donc sur des caractères acquis en réponse à des stimuli de l’environne­ment (qui seraient, au contraire, si nombreux qu’ils rempliraient tout un volume). Sermonti évoque donc la tragique figure de Paul Kammerer, le zoologiste autrichien qui se suicida en 1926 après avoir été accusé d’avoir falsifié une expérience pour la rendre favorable au lamarckisme, et four­nit une série d’exemples qui, vraiment, ne peuvent pas ne pas laisser per­plexe. Il est un peu surprenant, en effet, de voir présentés comme exem­ples d’hérédité lamarckienne et non « génétique « les conditions « solitaire « et « migratoire « de la locuste africaine, les variations morphologiques du gastéropode d’eau douce Limnaea, les castes des termites et des abeilles, le dimorphisme sexuel anormal du ver marin Bonellia viridis, etc., sans que la moindre allusion soit faite, ni à l’existence des chromosomes sexuels, ni à celle des « normes de réaction » (aux situations externes ou environnementales) qui sont inhérentes à l’idioplasme spécifique des différents types de vivants.

Je ne considère pas du tout comme hors de propos de reprendre ici la notion, employée par les vieux biologistes (Karl Naegeli, Daniele Rosa, Giuseppe Colosi, etc.), d’idioplasme spécifique, en tant qu’elle servait à désigner non seulement ce qu’on appelle aujourd’hui l’ADN, mais, plus généralement, le substrat matériel par lequel deux espèces vivantes diffè­rent entre elles dès le stade de la cellule germinale, qu’elle soit féminine (ovule) ou masculine (sperme) : c’est-à-dire le patrimoine héréditaire spé­cifique, à un niveau tant nucléaire (ADN) que cytoplasmique (protéines).

Toute la biologie moléculaire est née avec l’illusion qu’il existe, pour chaque processus biologique, un agent chimique responsable. Mais cette illusion n’a cessé d’être démentie par les résultats expérimentaux. On pen­sait, par exemple, que la duplication de l’ADN était due à un seul agent, un seul enzyme : la polymérase ; puis on a découvert qu’il existe, au con­traire, un nombre immense de polymérases. On croyait qu’il y avait une correspondance biunivoque entre le gène et l’ARN-messager ; et l’on a constaté au contraire que cette correspondance n’existe pas chez les eucaryotes, dans la mesure où l’ARN-messager est construit avec des gènes très différents et situés sur des points du génome très éloignés les uns des autres. On espérait combattre les maladies virales (y compris certaines affections cancéreuses) en cherchant à détruire les virus avec un agent pro­téique particulier présent dans tous les organismes et dénommé « inter­féron « ; mais on s’est aperçu que cet agent, loin de consister en une seule substance, est fourni par environ 30 à 40 substances. Chacun des résultats obtenus a donc conduit la génétique moléculaire à accepter de façon de moins en moins rigide le « dogme central de la biologie ».

En réalité, comme le souligne à juste titre Orlando Gregorini, on ne peut pas considérer l’ADN comme « plus important « que les protéines ou comme « antécédent « par rapport à elles, car ces dernières sont nécessaires à la constitution du premier [5]. Il y a interaction permanente entre ADN et protéines, si bien que l’un a besoin des autres et vice versa, ADN et pro­téines jouant un rôle fondamental dans la structuration spatio-temporelle des différents organismes vivants. ADN et protéines sont en somme com­plémentaires. Et c’est pourquoi les partisans du « dogme central de la bio­logie » (qui attribuent essentiellement à l’ADN la cause morphogénétique des vivants) ont tort, de même que Sermonti (qui fait remonter cette cause essentiellement à des facteurs cytoplasmiques ou, de toute manière, exté­rieurs à l’ADN) a tort. En réalité, les différentes structures organiques dépendent en même temps et de l’ADN et des protéines spécifiques. Il est donc impossible de soutenir que l’un est prioritaire par rapport aux autres, ou vice versa.

Les lois qui règlent l’interaction de l’ADN et des protéines sont des lois de type cybernétique ou informationnel, non de type déterministe ou causal. Cela n’a donc aucun sens d’attribuer à l’un ou aux autres la cause de la susdite interaction. Cette cause, en réalité, est le fait des deux simultané­ment. Se demander si c’est l’ADN qui produit les protéines ou si ce sont les protéines qui produisent l’ADN, c’est comme se demander si c’est l’œuf qui fait la poule ou la poule qui fait l’œuf. La logique globale du vivant n’est pas linéaire, elle est circulaire. Elle n’est pas mécanique, mais, je le répète, cybernétique. Et en cybernétique, cause et effet entendus au sens conventionnel ne valent plus. Il est impossible, dans les systèmes cyberné­tiques, de dire ce qui vient « avant » et ce qui vient « après ». La seule grille de lecture de ces systèmes, c’est de les considérer comme quelque chose de plus que la simple somme des parties qui les constituent. Ils sont, en d’autres termes, des totalités organiques homéostatiquement actives.

Venons-en, maintenant, à la question de savoir si les forces du milieu ont la possibilité de déterminer les plans structuraux des êtres vivants. Exac­tement comme Sir Thompson D’Arcy, Sermonti semble croire à cette pos­sibilité. Personnellement, je n’y crois pas, et précisément pour les raisons que je viens d’exposer. De la même manière que l’ADN et les protéines, l’organisme et l’environnement doivent également être vus comme complémentaires, en tant qu’ils interagissent inséparablement dans une unité organique qui leur est supérieure, mais dans le cadre de laquelle chacun des deux ne peut que maintenir ses caractéristiques respectives.

Les forces du milieu, écrit Sermonti, « n’appartiennent pas à l’organisme, et peut-être serait-il plus juste de dire que c’est l’organisme qui leur appartient » [6]. Je ne suis pas d’accord. « Appartenir », c’est la même chose qu’« être possédé », mais les êtres vivants ne sont pas possédés par le milieu. Au contraire, ils réagissent activement à l’environnement et, réagissant ainsi, l’influencent et le modifient, mais font même en sorte qu’il soit pré­cisément ce qu’il est.

Cette affirmation pourra paraître excessive. Beaucoup pourraient la contester, arguant du fait qu’on peut très bien concevoir et imaginer un monde fait de « milieux vides » et de rien d’autre, totalement stérile, sans vie. Mais je suis certain que des scientifiques très sérieux seraient prêts à me donner raison sur ce point. Je pense en particulier aux physiciens et astronomes qui se servent du « principe anthropique », comme Robert H. Dicke, Brandon Carter, C.B. Collins, Steven Hawking et John Wheeler [7]. Et aussi à l’« hypothèse Gaia »z, formulée par Jim Lovelock (le père de la gaz-chromatographie) [8] et par la microbiologiste Lynn Margulis.

Carter, par exemple, soutient justement que, bien que la vision coper­nicienne nous ait habitués à ne plus nous fier gratuitement à l’idée que nous occupons une place centrale dans l’univers, il n’en reste pas moins que notre situation d’êtres humains au sein du cosmos est en quelque sorte très particulière et privilégiée. Dans la mesure même où certaines condi­tions (de température, gravité, pression, milieu chimique, etc.) sont des réquisits essentiels de notre existence, c’est exactement le contraire qui est vrai. Ce que nous observons ne peut pas ne pas obéir à des lois compati­bles avec les conditions nécessaires à notre existence même d’observateurs.

À partir de réflexions analogues, Wheeler en arrive lui aussi à rejeter l’idée que la vie intelligente n’est qu’un hasard accidentel dans un univers indifférent à son existence, pour soutenir, au contraire, que la physique d’avant-garde nous oblige à envisager sérieusement l’hypothèse diamétra­lement opposée, selon laquelle « l’observateur est aussi essentiel à la créa­tion de l’univers que l’univers l’est à la création de l’observateur » [9]. La simple présence de la vie intelligente, en somme, suffirait à « nous expli­quer » le pourquoi des conditions très particulières nécessaires à son existence.

Pour mieux comprendre cette attitude, il faut se référer à une interpré­tation particulière de la physique quantique soutenue par Hugh Everett et par Wheeler. Selon cette interprétation, il n’y a aucune différence fon­damentale entre la position d’une particule subatomique donnée au cours d’une observation et les autres positions où la fonction d’onde prévoit pour la particule une probabilité non nulle de se trouver (cf. chapitres VIII et IX). Théoriquement, en somme, la particule peut se trouver dans tous les points prévus de la fonction : si bien qu’il faudrait supposer l’existence simultanée d’une pluralité de mondes, en chacun desquels la particule occupe une et seulement une position particulière, évidemment différente de celle occupée dans tous les autres mondes. Chaque fois qu’un physi­cien observe cette particule et en détermine la position, il ne ferait, en d’autres termes, qu’entrer en relation avec un seul de ces mondes, dont la totalité serait précisément décrite par la fonction d’onde correspondante. Parmi tous les mondes possibles, de toute façon, nous devons nécessaire­ment considérer comme réels seuls ceux qui sont compatibles avec notre existence. Rien, en effet, ne peut nous empêcher de postuler des univers où la constante gravitationnelle — par exemple — prend des valeurs extrêmes, très faibles ou très élevées ; mais il est clair qu’aucune planète ne pourrait se former ou se maintenir longtemps dans ces univers, et donc qu’aucun être vivant — nous compris — ne pourrait y exister. À partir du moment où nous-mêmes et les autres êtres vivants existons, il s’ensuit sans aucun doute que les univers réels ne pourront pas ne pas avoir une constante gravitationnelle égale à celle que nous rencontrons effectivement dans la nature.

Selon Everett et Wheeler, en résumé, il devrait exister de multiples mondes ana­logues au nôtre, mais dans lesquels des observateurs comme nous verraient une particule subatomique sur des positions nécessairement différentes de celles où nous, dans notre monde, pouvons la voir.

C’est exactement cela.

Ce serait donc admettre, dans un certain sens, ce qu’admettait aussi Leibniz, à savoir qu’à côté de notre monde et avec lui, il existe des mondes où César n’a jamais franchi le Rubicon, où Judas n’a pas trahi Jésus, où Roosevelt n’a pas déclaré la guerre au Japon !

En effet. Autant de mondes semblables au nôtre que les degrés de liberté ou les possibilités de choix réservés aux éléments qui le composent. L’idée peut paraître incroyable, mais elle n’est pas du tout incompatible avec les résultats de toutes les expériences scientifiques effectuées jusqu’à mainte­nant ; si bien qu’on ne peut pas l’exclure a priori. Parmi les idées avan­cées par la physique contemporaine, il en est un grand nombre qui heur­tent violemment le sens commun mais qui, malgré tout, sont désormais considérées comme « vraies » ou qui ont de bonnes chances de l’être sous peu.

Mais la théorie d’Everett et de Wheeler est-elle partagée par tous les physiciens ?

Bien sûr que non. Everett et Wheeler minimisent le rôle de l’observa­teur, dans la mesure où ils estiment que le monde qu’il observe n’est pas plus réel que tous les autres mondes décrits par les fonctions d’onde, alors que les interprétations les plus communes de la mécanique quantique défi­nissent la réalité comme ce qui est observé et expérimenté par nous. Dans ce cas, il semble alors évident qu’il faille remplacer l’idée des mondes multiples par celle d’un monde unique, mais se manifestant à nous chaque fois sous un aspect différent, bien que toujours compris dans le champ de probabilités décrit par les fonctions d’onde. On peut donc soutenir la thèse selon laquelle les fonctions d’onde elles-mêmes correspondent à des « champs physiques » de nature quantique existant réellement, et qu’en outre, associés à eux, il existe d’autres paramètres physiques — les états de conscience de nous autres observateurs — qui font que ces champs nous apparaissent chaque fois et toujours de la façon dont ils nous apparaissent.

Il sera préférable, pour ne pas nous éloigner de notre sujet, de revenir à ce grand problème dans un deuxième temps. Venons-en plutôt à l’« hypothèse Gaia » de Love­lock et de Margulis, que vous rapprochiez plus haut des idées des physiciens et astronomes partisans du « principe anthropique » . En quoi consiste cette hypothèse ?

On pourrait dire, peut-être, qu’elle s’efforce d’être encore plus concrète que les partisans du « principe anthropique », dans la mesure où elle veut démontrer que les mers et l’atmosphère terrestre ont la composition qu’elles ont précisément parce que ce sont les organismes vivants situés en elles qui contribuent à la création et au maintien de cette composition. Toute la biosphère doit même être considérée comme un grand organisme (que Lovelock appelle Gaia, du nom de la Terre dans la mythologie grecque) en mesure de garantir la stabilité du milieu où lui-même vit, en contrôlant par exemple la constance de la salinité et de l’acidité des eaux marines, la stabilité de la température et des proportions entre les gaz atmosphéri­ques, etc.

Il suffira de donner un seul exemple pour montrer la dépendance très étroite et réciproque des organismes et de l’environnement. L’azote, qui représente 79 % de l’air, est constamment introduit dans l’atmosphère par les bactéries de dénitrification. Il s’y maintient, dans des conditions insta­bles, jusqu’à ce que les éclairs et les pluies le restituent à la mer, où il se stabilise en ions nitrés. Quels avantages peut-il y avoir à maintenir dans l’air autant d’azote éloigné des équilibres chimiques ? En premier lieu, l’azote est un bon créateur de pression, nécessaire à un climat stable. En second lieu, il est peut-être le meilleur diluant de l’oxygène. En troisième lieu, si tout l’azote était dans la mer sous la forme de nitrates, la salinité augmenterait de 0,6 à 0,8 et presque toutes les formes de vie mourraient. Enfin, des concentrations élevées de nitrates seraient toxiques, indépen­damment de leur effet sur le degré de salinité.

Pour Lovelock, en somme, Gaia n’est pas simplement un « lieu » grouil­lant de formes vivantes, elle se comporte elle-même comme une immense forme vivante. Tous les organismes qui habitent notre planète semblent former, avec l’atmosphère, les océans et le sol, un système cyclopéen et extraordinairement complexe qui présente — de même que les systèmes dits « vivants » — toutes les caractéristiques de l’auto-organisation. Du point de vue thermodynamique, en effet, Gaia est continuellement ouverte (avec acquisition et déperdition d’énergie par et vers l’espace extérieur) et éloi­gnée de l’équilibre (qui équivaudrait à sa mort, car l’équilibre correspon­drait au maximum d’entropie et à la démolition de toute sa structure dif­férenciée et ordonnée) ; elle reste en même temps capable — grâce à l’ex­traordinaire variété et concomitance des processus qui la constituent — de se régler elle-même de manière à permettre aux organismes qu’elle abrite d’exister et de se développer.

La référence à la thermodynamique et à l’entropie me rappelle une conception scientifique en harmonie avec le point de vue de Lovelock et qui est partagée par tout un courant de scientifiques renommés appartenant à plusieurs disciplines. Cette conception, très récente, a été appelée « vision évolutive » (evolutionary vision) ; elle s’applique à la totalité de l’univers, puisqu’elle estime que la matière elle-même a en soi-même la capacité d’évoluer vers des conditions de plus en plus complexes et élevées.

Oui. Le courant dont vous parlez est surtout représenté par les prix Nobel de chimie Ilya Prigogine et Manfred Eigen, par le physicien Hermann Haken, par les biologistes Conrad Hal Waddington et Paul Weiss, par l’anthropologue Gregory Bateson et par les théoriciens des systèmes Erich Jantsch et Ervin Laszlo [10]. Selon eux, l’évolution de tout l’univers physi­que — vie comprise, par conséquent. — n’est pas due à des processus étroi­tement déterministes (comme le voulait Lamarck), ni à une simple combi­naison de hasard et de nécessité (comme le croyaient Darwin et ses épigones, jusqu’à Monod). Au contraire, à la lumière de ce qui nous serait enseigné par les modernes « sciences de la complexité » [11], ils pensent que les lois physiques sont elles aussi indéterministes. En d’autres termes, ces lois ne dirigeraient pas l’évolution universelle de manière univoque, mais selon des « éventails de possibilités » spécifiques, dont les différents « rayons » seraient cependant impossibles à prévoir.

« Les lois de l’évolution, écrit Laszlo, ne sont pas déterministes, mais possibilistes ; elles ne permettent pas de prévoir avec certitude quelles seront les trajectoires évolutives, mais définissent simplement le cadre dans lequel l’évolution peut avoir lieu (…) Si nous passons en revue et si nous récapi­tulons le nouveau paradigme de la science contemporaine de la complexité, nous ne pouvons qu’arriver à la conclusion qu’il y a au moins de bonnes raisons de penser que l’évolution dans le monde empirique est un proces­sus extrêmement harmonieux et logique » [12].

Jusqu’ici, et en prenant la notion d’évolution dans un sens très large (comme « développement général des choses »), je pourrais être assez d’ac­cord avec Laszlo et les auteurs précédemment mentionnés. Mais ceux-ci, à mon avis, ne sont pas suffisamment soucieux de faire ressortir claire­ment qu’« indéterminable » n’est pas la même chose qu’« indéterminé » ; si bien que peut naître facilement l’équivoque consistant à considérer les lois naturelles comme des forces anarchiques et débridées en tant que pri­vées de toute connotation propre (« indéterminées », précisément), au lieu de les voir de façon correcte, c’est-à-dire comme ayant sans nul doute leur propre connotation — bien que celle-ci soit « indéterminable » au-delà de certaines limites. On a là la même équivoque que celle engendrée en physique quantique par l’« interprétation de Copenhague », équivoque qui a duré longtemps. Mais nous pourrons revenir plus loin sur ce point.

Mais à quoi est due cette équivoque ?

Probablement à une adhésion trop acritique et enthousiaste aux spécu­lations de Prigogine, qui ont été hâtivement appliquées, comme clé inter­prétative, à l’univers tout entier. Beaucoup croient que ces spéculations sont parvenues à démontrer comment l’ordre peut « naturellement » sortir du désordre, donc que l’origine spontanée de la vie à partir de la matière inorganique est possible. En fait, les modèles théoriques proposés par Pri­gogine tiennent dans un très petit nombre d’expressions mathématiques, si bien qu’il est difficile, pour la plupart des biologistes, de les compren­dre pleinement. Malgré cela, ces modèles ont été avidement repris et répan­dus par les évolutionnistes, eux-mêmes obsédés par le problème de l’ori­gine de la vie.

Mais les faits sont là : lorsqu’on transfère les spéculations de Prigogine du papier sur lequel elles sont écrites au plan de la réalité naturelle, on s’aperçoit qu’elles ne reçoivent aucun support convaincant.

L’idée principale de Prigogine consiste à soutenir la possibilité qu’un système « prébiologique » (c’est ainsi qu’il l’appelle) soit susceptible d’évo­luer à travers une succession de transitions menant à une hiérarchie d’états organisés de plus en plus complexes. Ces transitions n’apparaîtraient que dans des systèmes « non linéaires », se maintenant donc, en quelque sorte, loin de l’équilibre thermodynamique. Au-delà d’un certain seuil critique, le régime d’état stationnaire du système deviendrait instable, si bien qu’une série de fluctuations amplifiées suffirait à le faire évoluer vers une nou­velle configuration (mais qui serait aussi imprévisible que les petites fluc­tuations qui l’engendrent). Il faut préciser que dans les systèmes isolés proches de l’équilibre, les fluctuations s’atténuent rapidement et ne lais­sent pas de trace ; tandis que dans les systèmes dissipatifs non linéaires, c’est-à-dire ouverts et se maintenant loin de l’équilibre thermodynamique, les fluctuations — comme le prouve aussi le cas de l’« instabilité de Bénard » (où l’on assiste à la formation, dans un liquide chauffé au-dessus d’un certain seuil critique, d’un ensemble de cellules de convection régulière­ment structurées comme les alvéoles d’une ruche) — peuvent s’amplifier.

Prigogine admet que le cadre théorique darwinien habituel, fondé sur la sélection à travers la survie du plus apte, « implique déjà l’existence de systèmes qui s’auto-maintiennent et s’auto-reproduisent. Au sens strict du terme, ce n’est donc pas une théorie de l’origine de la vie » [13]. D’autre part, « il semble qu’il n’y ait aucun doute que des structures dissipatives jouent un rôle essentiel dans la fonction des êtres vivants tels que nous les voyons aujourd’hui. Quel a (donc) été le rôle des structures dissipatives dans l’évolution ? Il est très alléchant de penser que l’évolution pré-biotique correspond essentiellement à une succession d’instabilités menant à un degré croissant de complexité » [14].

Mais la tentation consistant à spéculer sur un problème donné ne mène pas forcément à sa résolution ! On peut en effet soulever, contre les idées de Prigogine, les critiques suivantes :

  1. Il est indéniable que dans la nature toutes les entités inorganiques tendent à atteindre rapidement l’état d’équilibre thermodynamique. Par conséquent, pour expliquer de quelle façon un état de non équilibre peut se maintenir, même en théorie, il faut postuler l’existence de « structures dissipatives » en mesure de se libérer de l’entropie plus rapidement que ce qu’elles-mêmes peuvent produire ou recevoir comme entropie. Quelques-unes de ces structures ont été effectivement réalisées en laboratoire ; on peut citer comme exemple la « réaction de Jabotinsky », correspondant à l’oxydation de l’acide malique par le bromate de potassium en présence d’ions cérium bivalents et trivalents ; réaction au cours de laquelle ces der­niers, à la suite d’oscillations provoquées dans tout le système, se dispo­sent en bandes horizontales alternées. Mais au bout d’un certain temps, elles aussi — comme tous les systèmes inorganiques naturels —, au lieu de procéder vers des états d’ordre de plus en plus élevés, atteignent rapi­dement l’équilibre thermodynamique et se détruisent.

  2. Bien que les systèmes naturels soient tous sujets à des fluctuations continues (comme les secousses ou d’autres événements « catastrophiques »), il est déraisonnable de penser que celles-ci puissent avoir servi de force dynamique dans une hypothétique évolution des macromolécules à l’homme. Les fluctuations, en effet, loin de mener à des diminutions d’en­tropie, tendent au contraire, généralement, à l’accroître, et nuisent de façon plus ou moins grave au système lui-même. Par conséquent, même si quel­ques fluctuations devaient produire quelque peu probable diminution d’en­tropie, la plupart des fluctuations successives détermineraient un nouvel accroissement beaucoup plus probable d’entropie dans les structures ordon­nées qui s’étaient précédemment maintenues pendant un certain temps. Je peux me tromper, mais il ne me semble pas que Prigogine, ou tout autre, ait été jusqu’ici capable de donner un seul exemple, relevant du domaine de la chimie, propre à soutenir l’idée que le mouvement imprévu d’un système non en équilibre puisse stabiliser ledit système dans un nouvel état plus complexe. L’admettre, cela reviendrait en effet à admettre qu’un système explosif instable sujet à des secousses produit plus d’ordre que l’explosion successive libératrice d’énergie. De fait, une croissance en com­plexité n’accroît pas la stabilité. Plus une molécule chimique est complexe, plus elle tend à subir la dégradation entropique. Les protéines et l’ADN, par exemple, sont beaucoup moins stables que les acides aminés et que les purines et pyrimidines qui les composent.

3) Prigogine donne souvent l’impression de concevoir l’ordre comme dérivé du désordre. S’il en est bien ainsi, alors il se contredit, en tant qu’il finit par admettre aussi la présence de l’ordre dans ce qu’auparavant il semblait faire passer pour du désordre. Pour expliquer l’évolution des vivants à partir de la matière inorganique, en effet, Prigogine se sert d’une thermodynamique tout à fait particulière, fondée sur le concours de lois cinétiques spécifiques « non linéaires », de réactions chimiques « autocatalytiques », de « cycles de transformation », de mécanismes de « rétroaction » et d’« interaction » : autant de systèmes physico-chimiques hautement orga­nisés, en somme ! En outre, lorsqu’il donne des exemples, il recourt au laser et aux cellules de convection, lesquels, on le sait, représentent des états d’organisation dépendant de l’ordre atomique.

Quoi qu’il en soit, il ne me semble pas justifié de distinguer un hypothétique ordre biologique d’un tout aussi hypothétique désordre atomico-moléculaire. Comme l’a également souligné l’éminent physicien russe A.I. Kitaigorodski [15], à n’importe quel niveau de la réalité naturelle — des atomes aux organismes vivants — l’ordre et le désordre n’existent pas comme conditions de la matière antithétiques et indépendantes l’une de l’autre, mais au contraire comme deux grandes « tendances » opposées mais complémentaires, dont l’une peut être plus ou moins forte que l’autre, mais qui lui est toujours, de toute façon, coprésente. Exactement comme les vivants, les macromolécules représentent donc des états d’ordre-désordre, bien que se rapportant à un niveau différent de celui des organismes. Chaque niveau naturel a ses lois d’ordre-désordre spécifiques, qui ne peuvent être ni réduites ni appliquées par extrapolation à celles d’autres niveaux. Cela revient aussi à reconnaître qu’il y a discontinuité entre l’état d’ordre-désordre d’un certain niveau et celui des niveaux respectivement supérieur et inférieur à lui.

4)Les idées de Prigogine reposent sur une série d’axiomes qui n’ont pas été prouvés, et en plus elles introduisent un nombre si élevé de variables dans la description mathématique de ces axiomes qu’on ne réussit vraiment pas à voir comment elles peuvent être prouvées avec une certaine crédibilité. Prigogine, par exemple, affirme qu’à l’origine, « des quantités appréciables de polymères (comprenez : des protéines et des acides nucléiques) douées de propriétés autocatalytiques particulières » se sont formées. Après quoi il soutient que le modèle de Manfred Eigen sur l’évolution des premiers vivants à travers des « hypercycles » impliquant ces molécules autocatalytiques, est valable. Mais peut-on considérer comme évidente l’existence de molécules aussi complexes que les protéines et les acides nucléiques ? Si elles se produisaient vraiment en grande quantité dans les eaux primordiales de notre planète, il faudrait pour le moins être en mesure de nous expliquer comment cela arrivait. Or, jusqu’à présent, aucun évolutionniste ne s’est montré capable de résoudre ce problème de façon convaincante. En second lieu, le modèle de Eigen, tout comme celui de Prigogine, peut être repoussé en raison de son manque absolu de supports essentiels fondés sur des données empiriques observées dans la nature, en dehors des systèmes vivants.

Il ne reste donc rien de valable dans l’œuvre de Prigogine ?

Je n’ai pas dit cela. Je veux dire simplement que si Prigogine doit être considéré comme un grand scientifique, ce n’est pas pour ses spéculations sur l’origine de la vie, mais pour sa thermodynamique. C’est d’ailleurs pour celle-ci qu’il a pleinement mérité de recevoir le prix Nobel.

La thermodynamique de Prigogine — comme aussi celle de Bertalanffy — n’a rien à voir avec la thermodynamique classique (valable surtout pour les systèmes physiques isolés connaissant une augmentation progressive d’entropie), mais se présente comme une thermodynamique généralisée (valable tant pour les systèmes physiques isolés que pour les systèmes physiques ouverts, comme le sont précisément les systèmes vivants, dans lesquels des diminutions d’entropie très importantes peuvent se vérifier). Il faut en tout cas souligner que cette nouvelle thermodynamique, même si elle nous démontre que les lois auxquelles obéissent les systèmes vivants ne sont pas incompatibles avec celles qui règlent les systèmes non vivants, ne nous dit rien sur la façon dont ces derniers peuvent avoir pro­duit les premiers. Ne pas être incompatible avec est une chose, être réductible à en est une autre. Il y a une différence essentielle entre les deux expressions.

Le fait d’avoir montré que les lois auxquelles obéissent les systèmes vivants ne sont pas incompatibles avec celles des systèmes non vivants, a incontestablement établi un premier pont entre les deux types de systèmes. Mais certains estiment pouvoir aller encore plus loin : c’est notamment le cas de Hermann Haken, de l’université de Stuttgart, partisan d’une théorie essentiellement mathématique qu’il a baptisée synergétique. Dans un premier temps, cette théorie fut appliquée au mécanisme du laser, puis élargie à toute une gamme de phénomènes relevant de la physique, de la chimie, de la biologie et même de l’économie et de la sociologie. Selon Haken, la synergétique peut être considérée comme « la science des com­portements ordonnés, auto-organisés et collectifs, et, en outre, sujets à des lois générales » [16]. Haken affirme avoir rencontré, dans tous les cas d’application des modèles synergétiques, toujours le même phénomène : « Les processus qui menaient à la formation des structures suivaient d’une certaine façon un parcours obligé, selon une direction déterminée qui, tou­tefois, n’était pas du tout celle prévue par la thermodynamique [classique, N.D.L.A.], c’est-à-dire celle de l’accroissement constant du désordre. Au contraire, les sous-systèmes non encore ordonnés sont eux aussi englobés dans l’état ordonné déjà existant et leur comportement obéit à celui-ci. Ce caractère obligatoire que possède la naissance de l’ordre à partir du chaos (…) est dans une large mesure indépendant du substrat matériel dans lequel se déroulent les processus. En ce sens, le laser peut précisément se comporter comme une formation de nuages ou comme un agglomérat de cellules. On a évidemment affaire à un phénomène unitaire » [17].

Haken s’efforce de définir encore mieux ce phénomène unitaire caractérisant tous les cas d’auto-organisation, mais il finit dans un cercle vicieux. « On s’apercevra, écrit-il, que les différentes parties s’ordonnent comme si elles étaient guidées par une main invisible, et que d’autre part ce sont précisément les systèmes qui créent à leur tour cette main invisible, par l’intermédiaire de leur effet coordonné. Cette main invisible qui ordonne tout, nous l’appellerons ordonnateur’. Mais il semble que nous retombions ainsi dans un cercle vicieux. L’ordonnateur est en effet produit par l’effet coordonné des parties ; et, inversement, il gouverne le comportement de ces parties. C’est comme dans la vieille devinette : l’œuf est-il né avant la poule, ou bien est-ce l’inverse (personne ne parle jamais du coq) ? » [18].

On se rend bien compte, par conséquent, que la synergétique, tout comme la thermodynamique généralisée, est encore très loin de pouvoir expliquer le « cercle vicieux » de l’auto-organisation (dont la réalité nous fournit un grand nombre d’exemples), et se contente simplement d’en donner une description mathématique. Mais on peut trouver, nous l’avons vu, une bonne explication de l’étroite complémentarité entre éléments naturels « ordonnateurs » et éléments naturels « ordonnés » — correspondant à la dualité syntropie-entropie — dans la théorie des modèles d’univers.

La digression sur la « vision évolutive » et sur les idées de Prigogine nous a beau­coup éloignés du fil principal de notre conversation. Pouvons-nous le reprendre ?

Avec plaisir.

Nous disions qu’à la différence de Sermonti, qui a une certaine propension pour le lamarckisme, vous ne croyez pas que le milieu puisse déterminer, à lui seul, les plans structuraux des organismes. Vous admettez cependant qu’organismes et milieu forment un tout coordonné, dans le cadre duquel ils s’influencent de manière réciproque et constante. II me semble que, dans une certaine mesure, Lamarck admettait lui aussi quelque chose de ce type. Pour lui, en effet, les organismes transmet­taient à la descendance des caractéristiques développées comme réponse active à des stimuli du milieu.

Oui. Lamarck était bien conscient de la très étroite interdépendance organismes-environnement. Mais, en bon déiste et mécaniste qu’il était, comme les hommes de son époque, il en déformait le sens. Il croyait en effet que les micro-organismes apparaissaient par génération spontanée comme un fait naturel nécessaire, pourvu qu’il y eût des grumeaux de matière opportunément gélatineuse et des conditions environnementales appropriées. Et en ce qui concerne le processus postérieur de transforma­tion et de différenciation des vivants, Lamarck pensait que tout se dérou­lait comme un fait naturel nécessaire, sur la seule base du désir de survie face aux stimuli du milieu. Darwin rejetait cette mystérieuse poussée interne, jugeant qu’elle n’était pas susceptible d’être étudiée scientifique­ment. Mais il se rendait compte également que sa sélection naturelle pou­vait assurer un progrès évolutif constant et il était conscient que l’idée même d’évolution ne pouvait pas ne pas impliquer celle de progrès. Pour sortir de cet embrouillamini gênant pour lui, Darwin eut recours à divers expé­dients, par exemple en insistant souvent sur la difficulté qu’il y a à distin­guer entre des organismes « plus élevés » et d’autres « plus bas ».

L’attitude de Sermonti rappelle parfois celle de Darwin. Lui aussi ne pense pas qu’on puisse distinguer entre des organismes « plus élevés » et d’autres « plus bas ». Il répète cependant qu’évolution veut dire progrès et ne parvient pas à cacher une certaine sympathie pour Lamarck.

Mais — permettez-moi de me faire l’avocat du diable —, sommes-nous vraiment certains que le lamarckisme doit être entièrement écarté ? Sommes-nous sûrs que Kammerer se trompait totalement ? En définitive, Arthur Koestler n’a-t-il pas écrit tout un livre [19] pour soutenir le contraire ?

La théorie lamarckienne est une théorie qui mérite incontestablement une attention sérieuse. Mais elle n’est pas vraie. Le système génétique individuel est très stable et ne peut recevoir l’empreinte du milieu au-delà de certaines limites fort bien définies. Toutes les expériences effectuées jusqu’à présent démontrent cette réalité de façon indiscutable, et même les cas les plus récents — comme celui, très contesté, de Ted Steele et Reg Gorczynski, qui affirment être parvenus à transmettre à plusieurs générations de rats la tolérance immunitaire à des transplantations de peau prélevée sur d’au­tres rats [20] — ne sont pas des exceptions impeccables. Quant au pauvre Kammerer — homme certainement de grande envergure et entièrement dévoué à ses recherches —, il est probable qu’il était tout à fait innocent et que seules les jalousies et les intrigues des milieux académiques qui lui étaient hostiles, l’ont poussé au suicide ; mais, même si l’on admet la vali­dité de ses expériences sur le crapaud accoucheur (Alytes obstetricans), il n’est pas dit que celles-ci représentaient une preuve sûre d’hérédité lamarckienne.

Expliquons-nous. Quelques espèces primitives de crapaud — et aussi, occasionnellement, le crapaud accoucheur — sont dotées de « gants nuptiaux », c’est-à-dire de petites callosités situées sur les membres anté­rieurs du mâle et qui permettent une prise plus ferme de la femelle durant l’accouplement dans l’eau. Le fait que ces « gants » soient apparus dans les expériences de Kammerer, faites précisément sur une espèce qui ne les possède pas habituellement (parce que le crapaud accoucheur s’accouple sur la terre ferme), n’est peut-être, simplement, qu’un phénomène de fixa­tion d’un caractère archaïque. En d’autres termes, la possibilité génétique de former des callosités nuptiales pouvait déjà exister à l’état latent, dans des populations naturelles de crapaud accoucheur. Kammerer avait ras­semblé des centaines d’œufs de cette espèce et les avait élevés dans un milieu aquatique non naturel. Seule une petite partie de ces œufs avait survécu, et Kammerer avait répété sur elle la même expérience sur plusieurs géné­rations. À chaque génération, en somme, il avait imposé une puissante sélection pour tout facteur génétique qui permettait à un œuf de se déve­lopper avec succès dans l’eau. Sa population finale était profondément différente des populations naturelles normales, du fait qu’en elle s’étaient progressivement accumulés des gènes garantissant le succès en milieu aqua­tique. Faut-il donc s’étonner si les callosités nuptiales — une adaptation au milieu aquatique — apparurent alors qu’auparavant elles restaient à l’état latent ? Ce phénomène — la fixation graduelle par sélection de carac­tères génétiques qui apparaissent pour la première fois comme des adap­tations acquises pendant la vie —, les généticiens modernes le connaissent bien, et il a été expliqué de façon convaincante par Waddington. On l’ap­pelle « assimilation génétique ».

D’autre part — et sans vouloir du tout insinuer par là que Kammerer avait, en toute bonne ou mauvaise foi, faussé ses expériences —, on ne peut pas oublier que le zoologiste autrichien était un très ardent socialiste, dont les interprétations lamarckiennes correspondaient, à tous égards, à sa foi dans la perfectibilité de l’homme. Peu avant de se suicider, Kammerer s’apprêtait à s’installer définitivement à Moscou, où il avait été appelé pour succéder au vieux biologiste Ivan V. Mitchourine. Et après sa mort, il devint un héros lumineux de la biologie chère à Trophim D. Lyssenko.

Vous n’avez donc rien à voir avec le lamarckisme. Mais comment se fait-il que des tendances lamarckiennes réapparaissent sans cesse parmi les biologistes ? Cer­tains soutiennent que les expériences effectuées jusqu’à maintenant pour en éprouver la validité n’ont pas duré assez longtemps et qu’on est donc en droit de penser, du moins sur le plan théorique, que ces expériences, si on les prolongeait, fini­raient tôt ou tard par donner quelques résultats positifs.

Puisqu’il est impossible d’étendre trop longtemps la durée d’une expé­rience, et puisque je ne veux pas donner l’impression de considérer l’idée lamarckienne comme indémontrable, je suggère de faire une expérience si simple qu’elle est vraiment à la portée de tout le monde.

Prenons des plantes de Taraxacum officinale, le très courant pissenlit ou dent-de-lion à fleur jaune qui pousse dans les plaines, et coupons-en un certain nombre en deux. Laissons les plantes coupées dans leur habitat originel et allons transplanter les parties amputées en haute montagne, par exemple dans les Alpes. Au bout de quelque temps, les plantes de montagne feront leur apparition : elles seront petites, avec des feuilles différentes et un autre type de pubescence : si différentes de la forme des plaines qu’un non spécialiste pourrait très bien les rattacher à une autre espèce. Mais si cette forme poussant en montagne est ramenée et transplantée de nouveau dans son habitat originel, elle reprendra l’aspect normal de la dent-de-lion.

Face à cette expérience, le généticien dirait : « Ce n’est qu’un phéno­mène de norme de réaction à des conditions environnementales différentes. Et les phénomènes de ce genre sont typiquement réversibles ». Le lamarckien, au contraire, dirait : « L’expérience n’a pas duré assez longtemps. Si elle avait duré plus longtemps, une nouvelle espèce se serait peut-être formée ».

Mais le lamarckien oublie qu’une longue expérience comme celle qu’il réclame a déjà été faite, et par la nature elle-même. On peut en effet être certain que les plantes de dent-de-lion ont poussé et vécu dans les plaines pendant des milliers d’années. Alors, pourquoi n’ont-elles pas gardé leur morphologie normale et pourquoi se sont-elles modifiées en très peu de temps après avoir été artificiellement transplantées en haute montagne ? Puisque cela s’est produit, on est en droit de conclure que, même si nous maintenions pendant des siècles la dent-de-lion dans un milieu montagneux, elle reprendrait immédiatement, une fois revenue en plaine, son aspect normal !

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1 Cf. Giuseppe Sermonti, L’evoluzionismo è in crisi ? in Responsabilità del Sapere, 123-124, pp. 29-34 ; Roberto Fondi, Nuova paleontologia e teoria evoluzionista, ibid., pp. 35-78. Voir également : Roberto Fondi, L’evoluzione biologica : il mito e la realtà, in Il Fuoco, XXVI, 3, 1978.

2 Giuseppe Sermonti, Le forme della vita, Armando, Roma, 1981.

3 Le poisson sud-africain Protopterus (sous-classe des Pulmonés), par exemple, possède une quantité d’ADN 42 fois supérieure à celle de l’homme, et de cet ADN moins de 5 % seule­ment revient aux gènes structuraux. Au sujet du problème posé par l’ADN « égoïste », voir J. Gorman, The Case of the Selfish DNA, in Discover, II, 6, juin 1981.

4 Pietro Omodeo et Giuseppe Sermonti, Dibattito sull’evoluzionismo, in Rivista di Biologia, 74, 3, 1981, pp. 359-391.

5 Orlando Gregorini, Biologia relativistica, Minarelli, Bologna, 1981. On sait que les chro­mosomes sont des structures nucléoprotéiques, c’est-à-dire composées non seulement d’ADN, mais aussi de protéines et, parfois, d’ARN. James Bonner, Holger von Hahn, Vincent G. Al­frey et Alfred E. Mirsky ont démontré que des protéines de la classe des histones agissent comme de véritables répresseurs de l’activité génique. Elles recouvrent en effet les segments d’ADN contenant l’information qui ne doit pas être obtenue par les molécules d’ARN mes­sager chargées de la transcrire, et quand cela arrive, la production des molécules d’ARN messager est elle aussi suspendue. Le relâchement des liens histoniques qui permet de décou­vrir l’ADN et de le faire « fonctionner » ne peut se produire que sur l’intervention de protéi­nes différentes des histones, lesquelles présentent chez les vivants une variété déconcertante et possèdent un éclectisme considérable.

« Les histones, écrit Albert Rosenfeld, ne possèdent pas la capacité, comme on le croyait autrefois, de reconnaître un site spécifique dans un gène, à la façon, par exemple, dont un anticorps reconnaît un antigène, ou un fragment d’ARN messager reconnaît un certain acide aminé. Elles ont en revanche la capacité généralisée de couvrir n’importe quelle partie d’ADN, à la façon d’une couche de mastic qui peut être étalée sur n’importe quelle surface, quelle que soit sa configuration, ou bien comme une barrière de plastique peut interdire l’accès à un rayon de livres sans devoir se conformer aux contours de ceux-ci ou savoir quel est leur contenu ou pourquoi ils ne doivent pas être consultés. En outre, la quantité des protéi­nes histones reste stable, suffisante pour couvrir toute l’information génétique sur toutes les molécules d’ADN. Les protéines histones, d’autre part, varient considérablement dans leur présence à chaque instant, souvent selon le nombre de gènes activés ou réprimés et la quantité de molécules d’ARN messager à disposition. Il semble pratiquement acquis que cer­taines variétés de protéines non histones jouent d’importantes fonctions dans la régulation des gènes. Elles agissent comme si elles étaient dotées d’une compréhension intelligente des détails préétablis par le programme génétique. Au moment approprié, comme si elles obéis­saient à un motif et une intention, elles se déplacent vers les segments d’ADN qui sont prêts à être déréprimés ; en relâchant les liens histoniques (en rejetant la couche de mastic, en enlevant la barrière de plastique sur le rayon de livres), elles rendent accessible l’informa­tion génétique pour un nouvel usage, permettent aux molécules d’ARN messager de se cons­tituer, et à l’ARN de transcrire et de transmettre l’information » (Albert Rosenfeld, Prolon­gevity, 1976 ; trad. it. Il segreto della longevità, Armenia, Milano, 1983, p. 152). Que les protéines soient au moins aussi indispensables à la vie que l’ADN semble également con­firmé par la récente découverte, due au biochimiste américain Stanley Prusiner, de micro­organismes apparemment privés d’ADN et exclusivement composés de protéines. Ces orga­nismes, responsables de très graves maladies du système nerveux animal et humain (la « scrapie » ou « tremblante » des moutons, le « kuru » de Nouvelle-Guinée et la maladie de Creutzfeld-Jacob), ont été nommés par Prusiner des prions, anagramme des initiales de « particules pro­téiques infectieuses » (cf. D. Grady, The Mysterious Prion, in Discover, 4 avril 1983).

6 Giuseppe Sermonti, Le forme della vita, op. cit., p. 66.

7 Cf. G. Gale, Il principio antropico, in Le Scienze, 162, février 1982.

8 Jim Lovelock, La Terre est un être vivant. L’hypothèse Gaia, Rocher, Monaco, 1986.

9 Cité par G. Gale, art. cité, p. 73.

10 Cf. Ilya Prigogine et Isabelle Stengers, La Nouvelle Alliance. Métamorphose de la science, Gallimard, 1979 ; Manfred Eigen et R. Winkler-Oswatitsch, The Game of Evolution, in Inter­disciplinary Science Review, I, 1976, pp. 19-30 ; C.H. Waddington, The Evolution of an Evolutionist, Edinburgh University Press, Edinburg, 1975 ; Gregory Bateson, Vers une éco­logie de l’esprit, 2 vol., Seuil, 1977 et 1980 ; Erich Jantsch, The Self-Organizing Universe, Pergamon, New York, 1980 ; Hermann Haken, Erfolgsgeheimnisse der Natur, Deutsche Verlags-Anstalt, Stuttgart, 1981 (trad. it. : Sinergetica. Il segreto del successo nella natura, Boringhieri, Torino, 1983) ; Ervin Laszlo, Evolution, The Club of Rome Information Series, 1985 (trad. it. : Evoluzione, Feltrinelli, Milano, 1985).

11 Laszlo range parmi ces sciences : la théorie générale des systèmes (Bertalanffy, Weiss, Rapoport et Boulding) : la cybernétique (Shannon, Wiener, Ashby, Beer) ; la thermodyna­mique de non équilibre (Katchalsky, Prigogine) ; la théorie dynamique des systèmes, com­prenant les théories du chaos et des catastrophes (Thom, Shaw, Abraham).

12 Ervin Laszlo, Evoluzione, op. cit., p. 59 et p. 55.

13 Ilya Prigogine, La Nuova Alleanza, Longanesi, Milano, 1979, p. 113.

14 G. Nicolis et I. Prigogine, Self-Organization in Nonequilibrium Systems, Wiley, New York, 1977, p. 1.

15 A.I. Kitaigorodski, L’ordre et le désordre dans le monde des atomes, MIR, Moscou, 1980.

16 Hermann Haken, Sinergetica, op. cit., p. 19.

17 Op. cit., pp. 18-19.

18 Op. cit., pp . 17-18.

19 Arthur Koestler, L’étreinte du crapaud, Calmann-Lévy, 1972.

20 Cf. J. Gorman, Born Again Lamarckism, in Discover, 11, 8, août 1981 ; Too Soon for the Rehabilitation of Lamarck, in Nature, 289, 1981, pp. 631-632.