Krishnamurti
Faire face à un problème

Le titre est de 3e Millénaire Question : Vous dites que la pleine conscience du problème nous libère du problème. La lucidité dépend de l’intérêt qu’on lui accorde. Qu’est-ce qui crée l’intérêt ? Qu’est-ce qui fait qu’un homme est intéressé et l’autre indifférent ? Krishnamurti : Ici encore nous allons examiner la question, le problème […]

Le titre est de 3e Millénaire

Question : Vous dites que la pleine conscience du problème nous libère du problème. La lucidité dépend de l’intérêt qu’on lui accorde. Qu’est-ce qui crée l’intérêt ? Qu’est-ce qui fait qu’un homme est intéressé et l’autre indifférent ?

Krishnamurti : Ici encore nous allons examiner la question, le problème lui-même. N’intervenez pas avec une réponse. Nous allons découvrir le contenu du problème, et ne pas aller à la recherche d’une conclusion. Car si nous avons une conclusion, le problème n’est pas compris ; si nous avons des réponses à nos divers problèmes, les problèmes ne sont jamais examinés. Nous citons soit la Bbagavad-Gita, soit l’un de nos récents chefs (politiques ou religieux), soit un gourou et, ainsi, nous n’examinons jamais le problème lui-même, ce qui veut dire que nous ne sommes jamais en relation directe avec le problème, parce qu’il y a toujours une intervention entre nous et le problème sous la forme d’une conclusion, sous la forme d’une citation ou d’une réponse. Il n’y a jamais une relation directe entre vous et le problème, de sorte qu’il perd son sens. Pour le comprendre directement, vous devez d’abord voir que vous êtes en train d’intervenir, de mettre un écran entre vous-même et le problème. Le faites-vous ? Devenez directement conscient de votre propre problème, non de celui de quelqu’un d’autre, et vous verrez ce qui arrive. Faisons-en l’expérience. Vous verrez combien vite vous pouvez dissoudre le problème, si vous suivez ce que je vais vous suggérer.

Si vous avez un problème, quelle est votre première réaction ? Votre réaction immédiate est que vous cherchez une réponse. Vous voulez le résoudre, ce qui veut dire que vous voulez vous évader du problème au moyen d’une réponse ; car la découverte de la réponse vous importe beaucoup plus que l’étude du problème. Votre gourou, votre Bhagavad-Gita interviennent, ce qui veut dire que ce sont, en réalité, des évasions. C’est un fait. C’est bien cela qui se produit. Or, si c’est un fait, qu’arrive-t-il ? Vous ne vous impliquez pas dans le problème que vous essayez de comprendre ; alors, naturellement, il se détache de vous, vous n’êtes plus directement en contact avec lui. Mais qu’arrive-t-il lorsque vous êtes directement face à face avec le problème, sans aucune intervention, lorsque vous êtes directement relié au problème ? Le problème cesse d’être un problème – vous le comprenez entièrement, immédiatement. Donc être conscient d’un problème implique le fait d’être conscient des interventions, c’est-à-dire des évasions, des réponses, des autorités, que vous êtes inconsciemment ou consciemment en train de rechercher en vue d’éviter le problème – ce qui veut dire que vous n’êtes pas réellement occupé à comprendre le problème. Avoir cette conscience lucide du problème, le dissout, nous libère du problème.

À tout instant, le problème est un nouveau problème ; le problème est une provocation. La vie est une provocation et une réponse ; et lorsqu’il y a une provocation – qui est toujours nouvelle – j’y réponds selon mon conditionnement ; mais si je peux affronter la provocation sans le conditionnement – lequel est la réponse, la conclusion, la citation – alors mon esprit, étant frais, est capable de faire face à la provocation, d’une façon neuve. De ce fait, il est capable de comprendre instantanément le problème. Je vous en prie, il ne s’agit pas pour vous d’accepter ce que j’en dis: faites-en l’expérience et vous verrez bientôt combien extraordinairement la lucidité dissout le problème. Vous goûtez cette lucidité dans des moments de grande crise, lorsque vous êtes obligé de résoudre quelque chose, lorsque quelque chose d’extraordinairement sérieux a lieu dans votre vie. Alors, vous n’êtes pas à la recherche d’une réponse, d’un guide, d’une autorité. Cela veut dire que vous n’êtes pas en train de fuir le problème, la crise, ce qui, encore, veut dire que vous affrontez la provocation d’une façon neuve, avec fraîcheur.

Pour continuer avec la question : « la lucidité, dites-vous, dépend de l’intérêt… qu’est-ce qui crée l’intérêt ? » Pourquoi êtes-vous intéressés ? N’êtes-vous pas intéressés maintenant ? Vous êtes, en fait, en train de m’écouter ; pourquoi ? Ou vous êtes hypnotisés par mes mots, ou il y a de l’intérêt: c’est l’évidence même. J’espère que vous n’êtes pas hypnotisés par mes mots. Donc, il y a de l’intérêt. Pourquoi êtes-vous intéressés ? Parce que moi, je suis intéressé. Je ne puis différer l’intérêt que je porte à ces questions ; il m’occupe à tout instant. Je suis vitalement intéressé à résoudre les problèmes de l’homme – qui est moi-même – et parce que je suis intéressé avec enthousiasme, avec acuité, vous aussi êtes intéressés. Mais le moment viendra, aussitôt que vous aurez quitté ce lieu, où vous retomberez dans la routine de vos possessions, de vos propriétés, de votre gagne-pain et tout le reste. Vous êtes intéressés parce que moi je suis intéressé, parce que cela me concerne terriblement. L’intérêt est contagieux, mais seulement il ne dure pas. Il y a de bonnes influences et de mauvaises influences, et comme je ne veux pas du tout vous influencer dans un sens ou l’autre, vous perdez l’intérêt. Et être influencé est mal, est fatal ; car si vous pouvez être influencés par l’un, vous pouvez être influencés par l’autre ; comme la mode, l’influence change et, par conséquent, n’a pas de portée. Mais si vous êtes honnête et intense de par vous-même (Earnest in yourself.), alors vous êtes conscient non seulement maintenant, mais constamment, de l’énorme signification de la crise. Et si vous n’êtes pas intéressé, c’est votre misère. « Qu’est-ce qui fait qu’un homme est intéressé et l’autre indifférent ? » Qu’est-ce qui fait que vous n’êtes pas intéressé ? C’est cela le problème, non l’indifférence d’un autre. Pourquoi êtes-vous indifférent ? C’est cela le problème, n’est-ce pas ? Pourquoi êtes-vous indifférent au problème de la faim, au problème de la conscience, au problème de trouver une solution pour tous les problèmes qui existent ? Qu’est-ce qui vous rend indifférent ? Pourquoi rien de tout cela ne vous intéresse-t-il ? Vous est-il jamais arrivé de vous asseoir pour y penser ? Il est clair que nous ne sommes pas intéressés, pour la très simple raison que nous voulons des distractions: le gourou, le chef, la Bhagavad-Gita, la Bible et le reste. Ce ne sont là que des distractions, et les distractions émoussent l’esprit. La fonction même d’un gourou est d’abêtir votre esprit. Voilà pourquoi vous allez à lui – pour vous pacifier, pour vous donner une satisfaction à vous-même. Car autrement, si vous ne cherchiez pas une satisfaction, vous n’iriez jamais chez un gourou. Vous voulez une satisfaction, donc votre esprit est rendu atone ; et à quoi un esprit apathique peut-il s’intéresser ? Ce qui l’intéresse c’est l’existence quotidienne, la façon de bien draper un nouveau sari. Donc nous sommes engagés dans les voies de l’abêtissement, parce que penser très intensément c’est être mécontent, ce qui est très pénible ; et la plupart des personnes ne veulent pas inviter l’affliction. Nous voulons éviter la souffrance, de sorte que notre entière structure de pensée est une confusion, une distraction.

Ce qui est important, ce n’est pas qui est indifférent, mais pourquoi vous, vous-même, êtes si superficiel. Pourquoi êtes-vous pris dans cet extraordinaire filet de souffrance ? La réponse est évidemment dans la découverte, faite pas nous-mêmes, des causes qui nous rendent bornés, insensibles – insensibles à la souffrance humaine, aux arbres, aux cieux, aux oiseaux ; insensibles à nos relations humaines. Être sensitif veut dire souffrir. Nous devons être douloureusement sensitifs en vue de comprendre. Mais nous nous arrêtons en deçà de la douleur et essayons de lui échapper, ce qui nous réduit à n’être que des machines à répétition.

Bombay, le 25 janvier 1948