(Revue Spiritualité. Numéro 32, Juillet 1947)
En donnant pour la première fois un texte islamique, nous nous proposons de suivre les mêmes méthodes selon lesquelles nous avons présenté à nos lecteurs des textes hindous, bouddhiques, etc. Notre but est de faire connaître en Occident ce que chacune de ces disciplines religieuses représente pour ceux qui actuellement en vivent, et comment leur enseignement est interprété par les maîtres contemporains jouissant de la plus haute autorité spirituelle parmi leurs coreligionnaires orthodoxes. Nous laisserons donc systématiquement de côté les interprétations des islamisants d’Europe et d’Amérique, philosophes, philologues, ethnographes, spécialistes des religions comparées, pour donner sans retouche ni excuse ce qui est accepté avec foi par les musulmans d’aujourd’hui.
Le premier texte que nous donnons est la sûra d’ouverture du Coran, la Fâtiha, telle qu’elle a été interprétée et commentée par le maître Abdullah Yasuf Ali dans son édition annotée du Coran publiée pour la première fois à Lahore en 1934 et rééditée en 1947 aux Etats-Unis. Nous nous réservons naturellement de donner, si l’occasion s’en présente, d’autres interprétations de cette même sûra par d’autres maîtres modernes.
Au nom de Dieu, Très-miséricordieux, Très compatissant (1),
Louanges à Dieu, qui chérit et soutient (2) les mondes,
Très-miséricordieux, Très-compatissant,
Maître du jour du jugement.
C’est toi que nous adorons (3) et Ton aide que nous appelons.
Montre (4) -nous la voie droite,
La voie de ceux à qui Tu as conféré Ta grâce,
Ceux dont [le lot] n’est pas le courroux (5),
Et qui ne s’égarent pas (6).
COMMENTAIRES D’ABDULLAH YASUF ALI
D’un consentement unanime, cette sûra est placée en tête du Coran parce qu’elle résume, en termes merveilleusement concis et complets, le rapport de l’homme à Dieu dans la contemplation et la prière. Dans la contemplation spirituelle, nos premières paroles doivent être de louange. Si la louange vient du plus profond de notre être, elle nous met en union avec la volonté de Dieu. Alors nos yeux voient tout en bien, en paix, en harmonie. Le mal, la révolte et le conflit sont extirpés. Ils n’existent pas pour nous, car dans la louange notre regard s’élève au-dessus d’eux. Alors nous voyons mieux les attributs divins (lignes 1 à 3). Cela nous conduit à l’attitude d’adoration et de reconnaissance (ligne 4). Finalement vient la prière où l’on demande à être guidé, et une contemplation de ce que représente le fait d’être ainsi guidé (lignes 5 à 9).
Dieu n’a pas besoin de louange, car Il est au-dessus de toute louange; Il n’a pas besoin que nous lui demandions rien, car Il connaît mieux que nous ce qu’il nous faut; et Sa, munificence est ouverte au juste comme au pécheur, sans qu’il soit besoin d’implorer. La prière a pour but spirituellement de nous instruire, de nous consoler et de nous confirmer.
C’est pourquoi les paroles de cette sûra nous sont données dans la forme dans laquelle nous devons les prononcer. Lorsque nous parvenons à l’illumination, elles coulent spontanément.
(1) Les mots arabes rahmân et rahîm, traduits « Très-miséricordieux » et « Très-compatissant », sont tous deux des formes intensives se rapportant à différents aspects de la Merci, en tant qu’attribut divin. L’intensif en arabe convient mieux à l’expression des attributs divins que le superlatif des langues indo-européennes. Ce dernier implique une comparaison avec d’autres êtres, avec d’autres temps ou d’autres lieux, alors qu’il n’existe pas d’autre être tel que Dieu, et qu’Il ne dépend ni du temps, ni du lieu. La Merci peut impliquer la pitié, l’endurance, la patience et le pardon, toutes choses dont le pécheur a besoin, et que Dieu Tout-miséricordieux distribue en abondance. Mais il y a une Merci qui coule avant même que le besoin en naisse, une Grâce qui est toujours en éveil et qui coule de Dieu Tout-miséricordieux vers toutes Ses créatures, les protégeant, les préservant, les guidant et les conduisant à une lumière plus claire et à une vie plus haute. Pour cette raison le terme rahmân (Très-miséricordieux) n’est appliqué à nul autre que Dieu, mais l’attribut rahîm (Très-compatissant) est un terme d’usage général qui peut aussi être appliqué à l’homme. Pour nous amener à contempler ces dons illimités de Dieu, la formule « Au nom de Dieu, Très-miséricordieux, Très compatissant » figure en tête de chaque sûra du Coran (excepté la neuvième) et le musulman qui a consacré sa vie à Dieu et a mis son espoir dans la Merci divine la répète au début de chaque action.
(2) le mot arabe rabb, généralement traduit par Seigneur, signifie aussi: qui chérit, qui soutient, qui fait mûrir. Dieu prend soin de tous les mondes qu’Il a créés.
Il y a beaucoup de mondes différents, des mondes astronomiques et physiques, des mondes de pensée, des mondes spirituels, etc. En chacun d’eux, Dieu est tout-en-tout. Nous n’exprimons qu’un seul de Ses aspects lorsque nous disons: « En lui, nous avons la vie, le mouvement et l’être. » Mais il faudrait tout un volume pour expliquer la distinction mystique entre (a) nâsût, le monde humain perceptible par les sens; (b) malakût, le monde angélique invisible et (c) lâhût, le monde divin de la Réalité.
(3) Lorsque nous comprenons dans notre âme l’amour de Dieu et le soin qu’Il prend de nous, Sa grâce et Sa merci, et aussi Sa puissance et Sa justice (en tant que Maître du jour du jugement), le résultat immédiat en est que nous nous prosternons dans l’adoration et que nous prenons conscience à la fois de nos déficiences et de Sa puissance tout-efficace. La forme emphatique employée ici signifie que non seulement nous arrivons au point où nous adorons Dieu et implorons Son aide, mais que nous n’adorons que Lui seul et ne demandons secours qu’à Lui seul. Car nul autre que Lui ne mérite notre dévotion et n’est capable de nous venir en aide. Le pluriel « nous » indique que nous nous associons à tous ceux qui cherchent Dieu, renforçant et nous-même et eux en nous unissant dans une fraternité de foi.
(4) Si nous traduisons par « guide », il faudrait dire: « guide-nous jusqu’à la Voie droite et sur elle ». Car il se peut que nous errions à l’aventure, et la première chose à faire est de trouver la Voie, la seconde nécessité est d’y rester; dans une étape comme dans l’autre, notre propre sagesse peut s’avérer vaine. La Voie droite est souvent la Voie étroite, ou la Voie abrupte, que beaucoup de gens évitent. Par la perversité du monde, là Voie droite est souvent stigmatisée et la Voie tortueuse vantée. Comment juger? Il faut demander à Dieu de nous guider. Avec un peu d’intuition spirituelle, nous verrons quels sont ceux qui marchent dans la lumière de la Grâce divine et quels sont ceux qui marchent dans les ténèbres du Courroux. Et cela aussi nous aidera â juger.
(5) Observons que les mots qui se rapportent à la Grâce sont activement reliés à Dieu, et que ceux qui se rapportent au Courroux sont impersonnels. Dans le premier cas la Miséricorde de Dieu nous enveloppe bien au delà de ce que nous méritons. Dans l’autre, ce sont nos propres actions qui sont responsables du Courroux — négation de la Grâce, de la Paix, de l’Harmonie.
(6) Ya-t-il deux catégories différentes, ceux qui sont dans les ténèbres du Courroux et ceux qui s’égarent? Les premiers sont ceux qui délibérément violent la loi de Dieu; les autres ceux qui s’égarent par insouciance ou par négligence. Les uns et les autres sont responsables de leurs actions et de leurs omissions. En contraste avec eux sont les gens qui vivent de la Grâce divine, car Sa Grâce non seulement les empêche de faire activement le mal (pourvu qu’ils soumettent leur volonté à la Sienne), mais aussi les empêche de s’engager sur les voies de la tentation ou de l’insouciance. Le négatif gair doit être interprété non comme s’appliquant à la voie, mais comme décrivant les hommes que la Grâce divine protège contre deux dangers.
Jean HERBERT