(Revue Spiritualité. Numéros 60-61-62 Novembre-Décembre 1949 – Janvier-Février 1950)
Le système philosophique non-dualiste (advaïta), tel qu’il fut exposé en particulier au début de l’ère chrétienne ou même auparavant, par Shankara [1], est considéré par la plupart des hindous comme le point culminant de la pensée classique indienne. Ce système présente pour l’élite intellectuelle de l’Occident, un attrait considérable; différents groupes « védantiques » le diffusent actuellement avec succès, en particulier dans les universités européennes. Il est donc utile d’examiner de près ce qu’il peut nous apporter, et pour cela il est intéressant de voir d’abord ce qu’il a donné à l’Inde.
Les hindous ont pour le monisme shankarien une reconnaissance d’ordre sentimental, puisque c’est grâce à lui que l’hindouisme a repris dans leur pays sa prépondérance gravement compromise par la « Réforme » bouddhiste, et a même pu ensuite s’annexer Bouddha dans le Panthéon hindou, en tant qu’Avatar de Vishnou.
Ce même monisme a aussi droit à leur gratitude pour avoir corrigé et continué encore de corriger la tendance des hindous à une attitude religieuse presque exclusivement émotive, où l’amour délirant pour Dieu relèguerait facilement à un lointain arrière-plan le service du prochain et les exigences de la raison.
Mais il a eu pour l’Inde un effet peut-être plus précieux encore en ce sens qu’il a fourni à l’attitude de tolérance religieuse et de mutuel respect inhérente aux conceptions védiques et upanishadiques une confirmation rationnelle irréfutable. L’inde possède, en effet, du Divin d’innombrables représentations différentes. Shiva, Râma, Krishna, Dourgâ, Kâlî, Sarasvatî, Lakshmî, Suryâ, Mânasa, Ganesha, Hanuman et des milliers d’autres ont chacun des foules d’adorateurs fervents et passionnés prêts non seulement à sacrifier leur vie, mais à en consacrer tous les instants au service de leur divinité d’élection. Partout ailleurs que dans l’Inde, il en résulterait inévitablement des rivalités violentes aboutissant à des guerres de religion. Or, quoiqu’en disent certains voyageurs malintentionnés, il n’en est absolument rien. La conception advaïtique d’un Absolu ineffable et inconnaissable, en dehors de toute dualité, Brahman, conduit naturellement à admettre que l’homme, pour satisfaire ses aspirations religieuses, doit se contenter dans la pratique d’une vision incomplète et déformée de ce Brahman. Cela donne par conséquent à l’adorateur à la fois le droit et le devoir de se choisir dans l’immense multiplicité des visions possibles, celle qui lui convient le mieux, à lui individuellement, son ishta devatâ, et de se consacrer entièrement au culte de celle-ci. D’où impossibilité de fanatisme jaloux et querelleur, et profond respect pour la divinité d’élection du prochain.
Enfin, ce système, parfaitement compatible avec les plus grandes exigences de la science moderne et de la logique occidentale — si on le prend isolément — protège l’Inde contre la contagion de ce qui est probablement à la base de nos difficultés actuelles : L’isolement l’une de l’autre en des compartiments étanches de la science, la religion, la philosophie, la morale et la vie pratique.
Dans quelle mesure ce non-dualisme peut-il être bénéfique pour l’Occident ? Pour cela voyons d’abord sous quelle forme il nous est présenté. « D’après le non-dualiste, Brahman, Conscience pure, est la seule réalité; l’univers des noms et des formes est irréel, et l’homme dans son essence véritable est un avec Brahman. » [2]« Selon les non-dualistes extrêmes, comme Gaudapâda, il n’y a même jamais eu de Création… Si un homme dit qu’il voit l’univers de la multiplicité, il est victime d’une illusion. » [3] Sous l’aspect purement intellectuel, dit Mâyâvâda, « voie de Mâyâ », que nous présentent le plus souvent ses adeptes, le non-dualisme ôte au monde dans la conscience duquel nous vivons, non seulement toute réalité, mais aussi toute signification. « Le retour au Non-être ou à l’Absolu sans relations, fournit la seule issue rationnelle à l’enchevêtrement dépourvu de sens de la vie dans le monde du phénomène. » [4] « Le Moi muet et inerte de Shankara et sa Mâyâ aux noms et aux formes multiples sont des entités disparates et inconciliables; leur antagonisme rigide ne peut cesser que par la dissolution de l’illusion de multiplicité dans la seule Vérité d’un éternel Silence. » [5]
Sans doute notre extraversion quasi-intégrale nous protège-t-elle efficacement contre le renoncement à toute action auquel beaucoup d’hindous se laissèrent pousser au cours des siècles par leur souci de logique une fois qu’ils étaient persuadés de l’irréalité du monde. Il ne fallut rien moins que la voix tonnante de Dâyânanda et de Vivekânanda pour arracher l’élite spirituelle de l’Inde à cette terrible tentation.
Mais il y a pour nous dans cet enseignement d’autres périls au moins aussi graves. Si l’hindou est souvent déséquilibré par une émotivité religieuse envahissante. L’Occidental l’est tout autant en sens contraire, par son culte idolâtre de la raison raisonnante, de la logique cartésienne et de la science matérielle, qui lui fait rejeter dans des replis presque inavouables de son être tout ce qui prend sa source ailleurs que dans l’intellect le plus aride. En nous apportant un système philosophique de plus (au sens que nous donnons en Occident à cette expression), les non-dualistes accentuent d’autant plus cette tendance que le système nouveau est infiniment tentant par sa construction logique et conséquente, et par les réponses qu’il offre à bien des problèmes fondamentaux. Par le fait même qu’il affirme l’irréalité du monde perceptible et même de notre ego différencié et individualisé, le non-dualisme aggrave encore le divorce fatal entre la philosophie qu’il nous offre et la vie pratique dans la conscience de laquelle nous continuons de nous mouvoir. Il porte un coup de plus à l’esprit religieux déjà si chancelant chez nous, il encourage et développe notre complexe de supériorité à base intellectuelle ou pseudo intellectuelle.
La faute en est-elle à Shankara ou à ceux qui nous le présentent avec un zèle intempestif et peut-être indiscret ?
Constatons d’abord que, dans l’Inde même, infiniment rares sont ceux qui cherchent à progresser spirituellement par la voie exclusive du monisme shankarien, et plus rares encore ceux qui y réussissent. Il est généralement admis que cette voie est la plus difficile de toutes. Râmakrishna, qui l’avait suivie jusqu’à son aboutissement final et qui, parlait donc en connaissance de cause, disait qu’on n’en trouvait guère qu’un par siècle.
Observons ensuite que Shankara lui-même n’a jamais enseigné le non-dualisme isolément de l’exercice de la religion la plus ritualiste et la plus dévote et de la moralité la plus intransigeante. Il est l’auteur de certains des hymnes les plus magnifiques à Shiva [6] et à d’autres dieux, et même à la Mère Divine [7]. Certes nous sommes tentés de voir là une grave inconséquence, mais nous réserverons peut-être notre jugement en pensant que Saint Thomas d’Aquin, l’un des plus puissants logiciens d’Occident, était aussi le « docteur angélique » et ne semblait voir entre les deux aucune incompatibilité. Ceux qui montrent Shankara uniquement comme l’auteur des traités philosophiques qui portent son nom trahissent sa mémoire et son message [8]. Et lorsqu’on représente la voie sur laquelle il poussait ses disciples comme exclusivement intellectuelle (c’est ainsi que la comprennent presque tous les occidentaux), on commet une bévue lourde de conséquences. Pour lui comme pour tous les maîtres spirituels hindous, toute discipline spirituelle embrasse l’être entier, dans sa pensée, sa volonté, ses désirs, ses émotions, son action et même son corps. Sauf d’infiniment rares exceptions, celui qui rejette les injonctions de la morale ou se refuse au culte de Dieu, se met dans l’incapacité de comprendre les vérités les plus hautes de la métaphysique.
D’autre part, le non-dualisme n’est que l’un des aspects du Védânta, cette apogée spirituelle de l’hindouisme philosophique. Le dualisme de Madhva et le non-dualisme mitigé de Râmânuja sont aux yeux des hindous sur un pied d’égalité avec le non-dualisme de Shankara et ont infiniment plus d’adeptes. Et, si contradictoires qu’ils semblent à nos yeux, ils sont pour les hindous parfaitement compatibles, et vrais tour à tour et simultanément, selon le plan de conscience sur lequel on se place. Shrî Râmakrishna répétait souvent : « L’explication que Shankara a donnée du Védânta est parfaitement exacte, mais ce que Râmânuja en dit est juste aussi » [9]. Quand il disait : « La connaissance parfaite est la connaissance de l’Unité, d’une seule Réalité derrière la multiplicité, d’un seul Dieu derrière l’univers du phénomène », il ajoutait aussitôt « Celui qui SAIT voit également que cette Réalité, Ame universelle, S’est différenciée en êtres vivants, en l’univers » [10].
Les hindous relèvent volontiers que ces différentes conceptions se retrouvent même côte à côte dans l’Évangile chrétien. « Mon père et moi sommes un », correspondrait à la vision non-dualiste, « Notre Père qui êtes aux cieux » à la vision dualiste et « Je suis le cep et vous êtes les sarments », à la vision non-dualiste mitigée.
Si l’enseignement de la philosophie non-dualiste de Shankara, ce sommet de la sagesse hindoue, risque ainsi de faire en Occident plus de mal que de bien, en quoi l’étude de cette même sagesse hindoue peut-elle nous aider à résoudre les problèmes qui se posent à nous? Nous le verrons dans un prochain article [11].
Jean HERBERT
[1] La critique occidentale le situe plus volontiers au VIIIe siècle, mais la tradition est unanime à le placer soit au IIIe siècle avant J.-C., soit au 1er siècle de notre ère. Là, comme en beaucoup d’autres matières, il est fort possible que la découverte de données nouvelles amène nos savants à considérer avec plus de respect les conceptions traditionnelles.
[2] Swâmi Nikhilânanda, Self-Knowledge (New-York, 1946), p. 14.
[3] Ibid. p. 46.
[4] Shri Aurobindo, The Life Divine (Calcutta, 1939), vol. I, p. 30.
[5] Ibid. p. 10.
[6] Shankara, Hymnes à Shiva, avec texte sanskrit, mot-à-mot, traduction et commentaire (Lyon, Derain; 1944).
[7] Hymnes à la Déesse (Paris, Bossard).
[8] Dans son livre cité ci-dessus, Swâmi Nikhilânanda, après la traduction de l’Atmâ-Bodha, a judicieusement ajouté celle de certains hymnes, fournissant ainsi l’équilibre nécessaire.
[9] L’Enseignement de Râmakrishna (Paris, 3e édition, 1942), paragraphe 698.
[10] Ibid. paragraphe 1255.
[11] Dans notre prochain numéro « Ce que peut nous donner l’hindouisme ».