Jean Varenne
Haré Krishna, une upanishad inédite

Ce sont ces groupes de « fous de Dieu » (pour employer une expression de notre Moyen Age) que nous avons vus dans les rues de nos villes, vêtus de robes orange, le crâne rasé (sauf une mèche à l’occiput ), dansant et chantant au son de petites timbales. Ce qu’ils psalmodient, c’est le mantra (formule sacrée) de la secte qui n’est autre chose que les trois noms divins Hari (devenu, au vocatif, Haré), Râma, Krishna !

(Revue Question De. No 5. 4e trimestre 1974)

Vêtus de robes orange, le crâne rasé, offrant livres et bâtons d’encens, chantant dans les rues, les disciples de la secte « la conscience de Krishna » font l’étonnement des passants dans nos villes. Ils sont plus de deux millions dans le monde dont quatre mille en France (en 1974). Jean Varenne, professeur de sanskrit à l’université d’Aix-en-Provence, rappelle l’historique de cette secte et donne ici la première traduction en une langue européenne de l’Upanishad Kali-Samtârana » qui en résume la doctrine : seule la répétition constante des noms sacrés « Haré, Rama, Krishna » assure le salut. Cette Upanishad mérite de retenir l’attention, ne serait-ce que parce qu’elle donne une « caution » védique à des pratiques qui peuvent nous paraître insolites.

La plupart des maîtres spirituels hindous qui s’efforcèrent de jeter un pont entre leur propre culture et celle de l’Occident le firent le plus souvent au prix d’une série d’ajustements, d’adaptations, de concessions qui ne pouvaient recevoir l’approbation des « orthodoxes ». L’exemple le plus frappant à cet égard est celui de Râm Mohan Roy (1772-1833) qui, en fondant le Brâhmo Samâj, s’efforça consciemment de réformer la religion de ses pères, au point de la faire ressembler étrangement à une Église protestante ! Cette tentative, à la fois la première de toutes et la plus extrême, marqua profondément, malgré son échec, la conscience des hindous de notre temps. C’est elle, peut-être, qui détermina la plupart des gurus (Maîtres Spirituels) modernes à accepter des disciples occidentaux bien que la chose fût proscrite par les Dharma-Shâstras[1].

Ainsi de nombreux Occidentaux prirent-ils la route des Indes pour se faire admettre dans les ashrams de Râmakrishna, d’Aurobindo, de tant d’autres. Mieux encore : on vit un nombre croissant de maîtres spirituels hindous se rendre en Occident et y prêcher leur doctrine : des « Missions Râmakrishna » existent un peu partout en Europe et en Amérique et les tournées de propagande de nombreux gurus n’ont cessé de se multiplier depuis la fin de la Première Guerre mondiale pour atteindre actuellement une fréquence surprenante. Cependant, tous ces Maîtres ont en commun, par-delà la diversité de leurs doctrines, le souci de ne pas choquer leurs auditeurs : on leur recommande de conserver leurs habitudes, leurs vêtements, leur vie familiale et même leur religion, étant entendu que le Védânta ou le Yoga que l’on enseigne « transcende » toutes les pratiques.

A cette règle, il existe toutefois une exception (et une seule, sauf erreur) : le swâmi A.C. Bhaktivédânta Prabhupâda[2] qui, depuis une vingtaine d’années, prêche en Amérique et en Europe. Alors que les autres gurus prétendent apporter quelque chose d’original, une forme « moderne » de la sagesse traditionnelle par exemple, lui se contente de propager en Occident les idées de la secte fondée au XVIe siècle par Chaïtanya (1485-1534). Selon l’enseignement de ce dernier, nous sommes parvenus à la dernière étape du cycle cosmique, nous vivons la fin du Kali-Yuga[3], et la dégénérescence de l’univers est telle que toutes les règles du Dharma sont caduques, du moins pour ceux qui veulent faire leur salut. Krishna s’étant révélé divinité            suprême dans la Bhagavad-Gîta[4] et ayant dit que « sont sauvés ceux qui répètent Son nom avec dévotion », il faut prendre cette parole à la lettre et gagner le Ciel en chantant sans trêve le nom du Seigneur.

Trois mots pour le salut

Ainsi fit Chaitanya qui, parcourant les routes de l’Inde, ne faisait rien d’autre que répéter continuellement les noms sacrés de Hari (Vishnu), Râma et Krishna. Tous ceux qui voulaient le suivre pouvaient le faire, sans distinction de castes : le seul fait qu’ils chantaient les noms de Dieu suffisait à en faire des brahmanes et l’on devine le scandale des brahmanes de naissance à voir de simples parias se vêtir comme eux et chanter comme eux dans la langue sacrée !

Chaïtanya mort, la secte se perpétua, se structura, mais conserva la pureté de la doctrine. Aussi n’est-il pas surprenant que l’un des swâmis[5] de l’Ordre de Chaïtanya            ait eu l’idée d’étendre aux pays occidentaux le bénéfice de la prédication salutaire. L’étonnant est qu’il ait réussi à trouver des disciples, en Amérique surtout, mais aussi en Angleterre, en Allemagne, en France, etc. Ce sont ces groupes de « fous de Dieu » (pour employer une expression de notre Moyen Age) que nous avons vus dans les rues de nos villes, vêtus de robes orange, le crâne rasé (sauf une mèche à l’occiput[6]), dansant et chantant au son de petites timbales. Ce qu’ils psalmodient, c’est le mantra (formule sacrée) de la secte qui n’est autre chose que les trois noms divins Hari (devenu, au vocatif, Haré), Râma, Krishna !

Une Upanishad oubliée.

L’intéressant est que la secte a produit à une époque indéterminée (mais qui ne saurait être antérieure au XVIe siècle, et pour cause) une Upanishad, c’est-à-dire l’un de ces textes ésotériques qui prolongent le Véda : preuve supplémentaire que les hindous tiennent la tradition védique pour vivante, « ouverte », susceptible de s’enrichir de chapitres nouveaux lorsque les circonstances l’exigent.

Il ne semble pas que l’on ait jamais relevé l’existence de cette Upanishad dont c’est ici la première traduction en une langue européenne quelconque. Et, pourtant, la liste canonique donnée par la Muktika[7] la connaît (elle y figure sous le numéro 103) et les éditions imprimées en sont nombreuses en Inde. Disons cependant que son contenu justifie en partie l’oubli dont elle a été l’objet : on n’y trouve en effet que la seule « communication révélée » du mantra de la secte, assortie de l’affirmation que sa répétition constante suffit à assurer le salut. C’est bien là la voie « facile et agréable » que Chaïtanya annonçait à ses contemporains anxieux de gagner le Ciel après leur mort. L’auteur du tract va même jusqu’à dire (7e verset) qu’il n’est pas besoin de se purifier avant de chanter les Noms divins, ce qui en contexte hindou est une proposition hautement scandaleuse.

Selon les règles du genre littéraire, l’Upanishad s’ouvre par un dialogue entre un sage mythique (ici : Nârada) et une divinité (ici, le Dieu créateur : Brahmâ). Interrogé sur le moyen qui permettra de traverser (samtârana) sans dommage l’âge Kali, Brahmâ répond qu’il suffit de répéter le plus souvent possible les trois Noms du Seigneur combinés de telle sorte que l’on obtienne une formule (mantra) de seize mots (seize étant le « chiffre du salut »).

KALI-SAMTARANA UPANISHAD

1. A la fin du troisième

des âges cosmiques[8]

Nârada s’en vint auprès de Brahmâ

et lui demanda :

« Comment, Seigneur,

» moi qui parcours la terre[9],

» pourrai-je traverser

» les affres du quatrième âge[10] ? »

2. Et Brahmâ de répondre :

« C’est une bonne question !

» Écoute donc ceci,

» qui constitue l’enseignement secret

» de l’Écriture tout entière.

» Grâce à ce secret

» tu traverseras

» le cours de l’âge Kali.

» Le mal de cet âge cosmique

» est détruit par le seul fait

» que l’on prononce le Nom sacré

» du Seigneur, Nârâyana,

» l’Esprit Original ! »

3. Nârada insista :

« Ce Nom sacré, quel est-il ? »

Et Brahmâ,

Principe universel de toutes choses[11],

lui dit ce qui suit :

4. « HARÉ RAMA HARÉ RAMA RAMA RAMA HARÉ HARÉ !

HARÉ KRISHNA HARÉ KRISHNA KRISHNA KRISHNA HARÉ HARÉ !

5. « Ce groupe[12] de seize noms divins

détruit le mal de l’âge Kali !

Dans tout le Véda,

il n’y a pas de moyen meilleur

que la récitation de ces seize Noms

pour détruire les seize plis[13]

qui enveloppent l’âme

dans sa condition terrestre !

Lorsqu’ils sont détruits,

le brahmane suprême

auquel elle est identique

resplendit

comme fait le soleil rayonnant

au moment où les nuages disparaissent ! »

6. Nârada demande encore :

« Quelle règle, Seigneur, faut-il suivre

pour réciter les seize Noms ? »

7. « Aucune ! »

rétorqua Brahmâ.

« Que l’on soit ou non

en état de pureté rituelle,

si l’on récite sans cesse

ces seize Noms, on gagne

de cohabiter avec le Seigneur,

de rester auprès de Lui,

d’acquérir même forme que Lui,

de s’unir à Lui !

8. « Si l’on récite ce mantra

trente-cinq millions de fois[14],

on efface les pires péchés,

tels que de tuer un brahmane,

de voler de l’or,

de coucher avec une femme paria !

Aurait-on même répudié

toutes les règles du Dharma

que l’on serait immédiatement[15] purifié,

immédiatement libéré ! »

Telle est l’Upanishad.


[1] « Traités de Droit Traditonnel », les Dharmas-Shâstras sont les ouvrages de référence de l’orthodoxie Brahmanique. Rédigés en sanskrit, ils ont été traduits pour la plupart en anglais. En français, on peut lire les « lois de Manou » (éditions Garnier).

[2] Né en 1896, décédé en 1977. A son sujet voir http://fr.wikipedia.org/wiki/A.C._Bhaktivedanta_Swami_Prabhupada

[3] On sait que, selon les hindous, chaque  âge cosmique évolue de la perfection absolue (« âge d’or » des Grecs) à la dégénérescence totale (« l’âge de fer », ou Kali-Yuga, dans  lequel nous nous trouvons actuellement).

[4] Nombreuses traductions françaises parues chez divers éditeurs (Tchou, Albin Michel, Adrien Maisonneuve,  etc.).

[5] « Abbés » de ces sortes de couvents que sont les ashrams hindous.

[6] Caractéristiques de l’appartenance à la caste brahmanique : là est le scandale pour les orthodoxes qui professent que l’on ne peut être brahmane que par la naissance.

[7] Liste des cent-huit Upanishads principales, la Muktika est elle-même tenue pour une Upanishad.

[8] Allusion à la théorie des quatre yugas, âges cosmiques correspondant aux âges d’or, d’argent, de bronze, et de fer dont parle Hésiode.

[9] Nârada, personnage mythique condamné à parcourir la terre en tous sens, indéfiniment, pour enseigner la musique aux humains.

[10] Le Kali-Yuga, âge de fer (le pire de tous) dans lequel nous vivons.

[11] Hiranya-garbha, l’Embryon d’Or à partir de quoi s’est développé l’univers tel un être vivant.

[12] Ce mantra (formule rituelle) comporte, au vocatif, trois des noms de Vishnu Hari, Rama, Krishna.

[13] Il s’agit        de seize « parties » constituantes de la réalité, (selon la Prashna Upanishad) : l’air, le feu, l’eau, la terre, l’espace, le souffle vital, l’esprit, la confiance, les organes des sens, la nourriture, la foi, la maitrise de soi, les formules sacrées, les rites, les mondes, le Nom.

[14] Trois fois dix millions et la moitié (de dix) : ceci correspond à dix ans environ à raison de  dix mille récitations quotidiennes, selon les  normes du Japa-yoga (Yoga de la Répétition dévotionnelle des Noms divins).

[15] Sans doute faut-il comprendre que l’on gagnera le Ciel sans faire de stage dans un purgatoire.