Joseph Delmelle
Humanité de la Bible

Il se fait ainsi que la Bible est un miroir où l’homme peut se reconnaître, qu’il soit juif ou gentil, chrétien ou athée. Car l’homme de la Genèse, aussi bien que le contemporain de David, est un fragment, une parcelle de l’humanité. Et l’humanité, c’est nous également. Il n’y a pas de différence essentielle entre ce que l’homme de la Bible était et ce que nous sommes aujourd’hui où les mêmes véhémentes passions, les mêmes bas instincts nous sollicitent.

(Revue Spiritualité. No 9 &10. 15 Août – 15 Septembre 1945)

La Bible est, en quelque sorte, la charte fondamentale et le livre de base de nos religions occidentales. Mais quel est le chrétien qui connait, pour l’avoir souvent appréhendé, ce livre qui devrait être, pour lui, le « Livre » par excellence ? La Bible n’est cependant pas d’une lecture difficile et l’Esprit qui l’a inspiré semble avoir voulu demeurer à la portée de toutes les intelligences afin de ne pas être trahi par celles-ci. Il n’a fait aucune pression sur l’écrivain qui a continué à faire, comme auparavant, des fautes d’orthographes, de syntaxe et de style et qui n’a rien changé à sa manière. C’est ce qui nous vaut ces différences sensibles entre l’écriture des psaumes — souple, lyrique et pleine de ces images imprévues, splendides et végétales qui font le charme de la poésie arabe et musulmane — et celle d’Osée qui est courte, solide et qui va droit son chemin. L’Esprit est là, mais si discret qu’on peut le croire absent.

L’homme approche le Livre avec la même désinvolture et la même facilité qu’il lit un roman ou un essai mais, à son étonnement, il n’y trouve pas ce qu’il espérait tout d’abord. Car rien n’est aussi loin de la légende dorée et du merveilleux mythologique que ce livre où il se retrouve tel qu’il est, sans masque et sans mensonge, tel qu’il a toujours été, tel qu’il sera toujours. Car qui donc, à notre époque, croit encore que l’homme n’est pas immuable dans ses sentiments, ses désirs, ses passions, ses vices, ses aspirations et ses rêves ?

Sa valeur d’enseignement mise à part, c’est peut-être l’un des plus grands mérites de la Bible que ce respect constant de l’homme qui, simplement, naturellement, se montre tel que Dieu l’a voulu dans sa colère : avare, sanguinaire, voleur et chichement traité par le sort. L’homme a été chargé comme un bouc émissaire et le drame de son existence est tout entier dans son impuissance à redevenir ce qu’il était à l’origine, dans les moments qui ont suivi la création : un être moralement et physiquement parfait. Dire que Dieu l’aide dans cette tâche est assez dangereux. Dieu est, auprès de sa créature, comme un témoin permanent. Et son office n’est pas toujours celui d’un témoin à décharge. Dieu, dans la Bible, respecte la vérité de l’homme et ne s’impose pas à lui d’une manière violente et soudaine. Il le laisse à sa boue, à son argent, à sa maison, à ses bêtes, à sa misérable condition humaine et semble même prendre plaisir à l’état dans lequel il le voit plongé. Jacob plait à Dieu plutôt à cause de sa ruse que malgré elle, et Dieu établit Jacob dans la richesse. L’histoire de Joseph et de ses frères n’est-elle pas psychologiquement vraie ? Le Cantique des Cantiques n’est-il pas frémissant de sensualité et ne semblent-il pas l’œuvre d’un ou plusieurs hommes anatomiquement et physiologiquement pareils à nous ? Partout et toujours, c’est le même homme, le même individu, inébranlablement collé à ses péchés, que nous retrouvons et dont l’Ecclésiaste, plus spécialement, nous parle avec bonheur. Il y a, dans l’Ecclésiaste, une philosophie de l’existence qui n’est pas sans avoir des points de rencontre et de jonction avec la doctrine d’Épicure : « Va, mange avec joie ton pain, et bois gaiement ton vin ; car dès longtemps Dieu prend, plaisir à ce que tu fais. Qu’en tout temps tes vêtements soient blancs, et que l’huile ne manque pas sur ta tête. Jouis de la vie avec la femme que tu aimes, pendant tous les jours de la vie de vanité… » De telles paroles ne sont pas sans nous étonner un peu. Mais le Dieu de la Bible compose volontiers avec l’homme sur la valeur duquel il ne s’abuse cependant pas. Il met, dans la main de Samson, une mâchoire d’âne et, dans celle de Gédéon, l’épée qui sacrifie impitoyablement le vaincu sans défense. Il se sert de Saül comme d’un mercenaire à sa solde, David, l’objet de sa prédilection, commet un adultère et Ammon, fils de David, un inceste. Salomon épouse sept cents femmes et prend trois cents concubines. Et Dieu ne fait rien pour sous- traire ses créatures aux tentations de la chair et de l’esprit, aux impératifs de leur double nature, à l’instinct, à la passion. Il ne se place pas entre l’homme et son ombre. Il ne se départit pas de son attitude de spectateur et de témoin. Ce n’est qu’après coup, lorsque l’homme a agi, qu’il se décide à intervenir auprès de lui, soit pour le reprendre et le conseiller, soit pour le flatter. Il sait la faiblesse de l’homme et, dans le Lévitique, il lui propose — selon le mot de Paul Claudel — une « thérapeutique » du péché aussi singulière que celle qu’il propose pour guérir la  teigne, la lèpre, les tumeurs, les dartres, les taches du corps et celles l’idée est d’une bizarre et surprenante originalité — des vêtements et des habitations. Ce chapitre vaut la peine d’être lu, de même que le suivant où, sans pudibonderie, il parle des impuretés de l’homme et de la femme. Le même langage se retrouve ailleurs : dans les Nombres notamment, dans l’évangile de Marc et dans la deuxième épître de Paul aux Corinthiens. Rien de l’homme n’est laissé dans le secret. Et c’est pourquoi la Bible est un livre, sinon immoral, à ne pas laisser entre toutes les mains. Car la connaissance de l’homme est parfois préjudiciable à l’homme.

Il se fait ainsi que la Bible est un miroir où l’homme peut se reconnaître, qu’il soit juif ou gentil, chrétien ou athée. Car l’homme de la Genèse, aussi bien que le contemporain de David, est un fragment, une parcelle de l’humanité. Et l’humanité, c’est nous également. Il n’y a pas de différence essentielle entre ce que l’homme de la Bible était et ce que nous sommes aujourd’hui où les mêmes véhémentes passions, les mêmes bas instincts nous sollicitent. Et cela nous permet de conclure à la permanence de l’homme et, aussi, à l’exactitude, à la vérité humaine de la Bible qui est, de toutes façons, un livre inouï, prodigieux et magnifique dont la lecture serait, pour beaucoup, pour la majorité, et sans vouloir jouer sur les mots, une véritable révélation.

Joseph DELMELLE

Secrétaire de la Ligue Franco-Belge