Paul Carçan
Paix et spiritualité

Et n’allez surtout pas croire que vos petits conflits de voisinage et que vos querelles de famille n’ont aucune incidence sur les évènements collectifs! De même que les ruisseaux vont rejoindre les rivières, les dissentiments particuliers vont s’insérer dans des courants de guerre et de révolution. Et c’était un sage, celui qui, pour neutraliser la virulence de ces courants, a émis ce vœu : « Que chacun jette, chaque jour, dans le secret de sa conscience, une colère réprimée, une querelle éteinte, un dépit refoulé! Que chacun s’évertue à créer la paix en soi-même, à barrer la porte de sa maison aux médisances, aux calomnies, aux critiques, à l’amour-propre, à l’envie. »…

(Revue Spiritualité. No 36. Novembre 1947)

L’unité du cosmos — cette clé du savoir antique perdue par nos pères et retrouvée par nos savants modernes — donne un sens nouveau à la notion de solidarité qui, de précepte religieux et de postulat social, devient une donnée scientifique. Mais cette donnée, loin d’enlever leur valeur au précepte et au postulat, les enrichit d’un apport qui éclaire la foi tout en débarrassant la sociologie de ce qu’il y avait de pragmatique dans ses prémisses. La, religion enjoint à l’homme de tendre à un type d’humanité supérieure. La pression sociale, de jour en jour plus insinuante, oblige l’homme à reconnaitre la solidarité en la lui imposant. La science établit que l’univers est un tout dont l’humanité fait partie intégrante et elle définit les liens qui rattachent l’homme à ses semblables et à l’univers.

Car tout se tient dans l’univers. Le moindre mouvement a des répercussions imprévisibles pour le profane. Un jouet qu’un enfant laisse tomber par terre trouble le mouvement des astres, c’est James Jeans, le célèbre astronome, qui ne craint pas de l’affirmer. Toute manifestation humaine laisse des traces qui ne s’effacent pas : non seulement les actes, mais les paroles, les pensées, les sentiments, les passions. « L’ombre du cheval d’Alexandre, écrit Marcellin Berthelot, ayant marqué son empreinte sur un rocher, il serait possible de la faire surgir sur la pierre. »

Mais si un geste malencontreux et gratuit est capable de déranger les trajectoires astrales, que dirons-nous des actes réellement pernicieux ? Et n’y a-t-il pas lieu de craindre que la masse toujours plus imposante de nos turpitudes et de nos vilénies ne détermine quelque jour un cataclysme planétaire ? Possibilité bien éventuelle, assurément. Elle devrait pourtant suffire à induire l’homme à la réflexion. Mais il est une autre perspective, moins théorique celle-là, et qui recèle des inconnues assez terribles pour susciter de salutaires redressements : si dans un avenir prochain, la somme des bonnes volontés n’absorbe pas celle des égoïsmes, nul ne pourra empêcher la marée catastrophique de nous engloutir : la loi de solidarité aura joué.

On peut lire dans la plupart des traités de magie le mécanisme du choc en retour : la pensée accomplit un cycle et, après avoir, atteint ou manqué son but, elle revient, avec sa charge, à son émetteur. Et malheur à celui dont les intentions n’ont pas été pures! En vain tentera-t-il d’empêcher le maléfice d’agir sur lui-même. Ce phénomène se produit dans la pratique des opérations magiques. Mais on le rencontre encore dans la vie de tous les jours. L’homme est le premier à recueillir les fruits de ce qu’il a semé. Tout ce que nous faisons, en bien ou en mal, tout ce que nous devrions faire et que nous ne faisons pas, cela demeure près de nous, invisiblement, comme un verdict qui attend son heure pour nous prendre à la gorge ou comme une récompense qui nous rétribuera selon nos œuvres au moment opportun. Ainsi le mauvais législateur édifie inconsciemment la guillotine où le jugement populaire fera tomber sa tête. Il y a quelque part, dans l’œuvre immense de Victor Hugo, une image fulgurante qui exprime la même idée: « Sitôt qu’une loi mauvaise est faite, dit-il, elle s’enfonce dans l’avenir, elle s’embusque à l’un des tournants de la destinée et elle attend son auteur. » Car nos pensées et nos actes nous suivent. Et les abus des uns ont toujours appelé les crimes des autres. Toute l’Histoire est là pour illustrer ces diverses formes de la solidarité.

Il y a des êtres qui sont à tel point conscients d’être solidaires du reste de l’humanité qu’ils vont jusqu’à se considérer comme personnellement responsables des mauvaises actions commises par autrui : c’est le cas de saints innombrables, connus et inconnus, dans toutes les religions; c’est le cas de Gandhi qui se mortifie par le jeûne et la prière lorsqu’un méfait a éclaté dans son entourage. Tel est l’héroïsme de ceux qui ont l’esprit de sacrifice et vont jusqu’à la limite extrême de leurs idées. Du moment que l’ordre moral se trouve rompu   — et il l’est par les plus petits mensonges et les plus petits larcins comme par les plus grands crimes —        il faut, pour rétablir l’équilibre, que le sacrifice de l’un rachète la défaillance de l’autre. Un homme qui s’élève élève toute l’humanité.

Le cas de Gandhi est hors-série. Il y a des ascensions qui ne peuvent être entreprises que par des athlètes spirituels. Elles exigent la consécration de toutes les énergies au service des autres, la tension continuelle de la volonté et le détachement du confort et des aises. Le devoir du commun des mortels se limite à un objectif plus accessible, à une montée moins abrupte. Encore faut-il qu’il s’y applique, qu’il fasse un effort pour sortir de sa léthargie spirituelle et de la médiocrité de son moi. « Quand on a fait un pas hors de la médiocrité, on est sauvé », dit Ernest Psychari.

Les Américains, peuple matérialiste s’il en fut, ont une maxime qui, chez eux, est un paradoxe mais n’en a pas moins une valeur universelle. Ils disent : « To be at ease is not to be unsafe ». Ce qui peut se traduire: « «  Être en sécurité, ce n’est pas être en sureté. » Cette formule vise évidemment une catégorie de « gens à leur aise » qui compromettent le sort de la civilisation par leur résistance à apporter les réformes sociales nécessaires. Mais à côté de cette classe, il y a celle des gens qui cultivent leurs aises dans le domaine spirituel; et ceux-ci sont au moins aussi néfastes que les premiers. Car il n’y a pas de civilisation sans effort constant. « La civilisation véritable, c’est-à-dire morale, écrit Georges Duhamel, est le résultat d’un incessant travail de contrôle et d’analyse correctrice. »

Quant à l’avenir de la civilisation qui est la nôtre, il n’est pas possible d’y songer sans inquiétude. Doublera-t-elle le cap du prochain millénaire ? Cela dépendra de la victoire que les hommes auront remportée sur leurs réflexes ancestraux de haine, de vengeance et d’égoïsme. Et cette victoire ne sera acquise qu’au prix d’une lutte intérieure à laquelle nos contemporains ne paraissent pas fort préparés. On leur a dit que le monde était absurde et ils le croient. Ce prétexte justifie toutes les apathies. Mais ne comprenez-vous pas, ô hommes incurablement aveugles, que s’il y a au monde une chose absurde, c’est bien de vivre exclusivement pour soi, c’est-à-dire contre la grande loi cosmique d’unité et contre cette loi de vie qu’est la loi des échanges ?

Et n’allez surtout pas croire que vos petits conflits de voisinage et que vos querelles de famille n’ont aucune incidence sur les évènements collectifs! De même que les ruisseaux vont rejoindre les rivières, les dissentiments particuliers vont s’insérer dans des courants de guerre et de révolution. Et c’était un sage, celui qui, pour neutraliser la virulence de ces courants, a émis ce vœu : « Que chacun jette, chaque jour, dans le secret de sa conscience, une colère réprimée, une querelle éteinte, un dépit refoulé! Que chacun s’évertue à créer la paix en soi-même, à barrer la porte de sa maison aux médisances, aux calomnies, aux critiques, à l’amour-propre, à l’envie. » (G. Barbarin, « Le Règne de la Bête ».)

Ce vœu est celui de tous les spiritualistes. Et il prend une signification tragique dans un monde où la petite vibration émise par la chute d’un bibelot se transmet d’atome en atome jusqu’aux planètes les plus reculées. Que l’homme ne parvienne pas à imprimer à toutes les puissances de son être un mouvement ascensionnel vers l’Esprit, et c’en est peut-être fait de lui avant la fin du siècle.

C’est pour l’aider dans ce passage difficile que les écoles de spiritualité sont là. Elles lui proposent un idéal qu’il lui importe de vivre avec intensité : instaurer l’équilibre en soi de telle sorte qu’il rayonne et s’impose au dehors, non par la violence mais par la vertu d’une puissance irrésistible, à la manière de l’aurore qui fait reculer les ténèbres.

Ce sont les écoles de spiritualité qui contribueront à créer le grand souffle purificateur qui balaiera les miasmes mortels qui empoisonnent l’air de notre vieux monde. Aussi longtemps que cette épuration n’aura pas été accomplie, les négociateurs d’accords internationaux travailleront sur le sable. La constitution des États-Unis d’Europe est désirable assurément. Mais sous peine d’être stérile, toute solution collective doit s’accompagner d’une réforme individuelle. Même l’utilisation de l’énergie intra-atomique dans un sens constructif et la relève rationnellement organisée de l’homme par la machine laisseraient la porte ouverte à des abus sans nombre aussi longtemps que l’homme ne sera pas à même de se gouverner lui-même. Qui, en effet, n’aperçoit le danger d’accroitre les loisirs d’un homme qui fait déjà mauvais usage de ceux dont il dispose ? Ce serait lui faire courir le risque d’acquérir des vices qui ont été, jusqu’à présent, l’apanage des classes prétendument privilégiées. Ce qui fait la grandeur de l’homme, ce n’est pas son or; ce n’est pas davantage la ration de loisirs qui lui est dévolue; c’est son degré de spiritualité. En d’autres termes, il n’est grand que dans la mesure où il est parvenu, par un effort personnel, à orienter vers la lumière ce que Platon appelait « la fine pointe de son âme. »

Lorsque le Swami Siddheswarananda est venu apporter son message à Bruxelles, l’année dernière, il a déclaré que pour nous, Occidentaux : «  la lumière, c’est Jésus, qu’il suffisait de la laisser vivre et agir au-dedans de nous. » Apprécions cette consigne d’un sage d’Orient. Car dans un monde organiquement un, l’humanité présente, et c’est son drame, le visage d’un être qui a perdu son unité et qui en souffre et qui la cherche par les chemins les plus incroyables et qui ne la retrouvera qu’au jour où la somme des bonnes volontés aura absorbée celle des égoïsmes. La lumière, c’est Jésus, dit le Swami. Or, Jésus représente précisément le type d’humanité supérieure qu’il s’agit de réaliser en soi-même et avec laquelle il importe de communier afin d’être un avec elle.

Si nous suivons cette lumière, elle nous ramènera bientôt à l’unité.

Paul CARÇAN