Martin Ratte
Identification et identité

Si quelqu’un me frappe, je ne blâmerai pas le bâton, mais celui qui le tient. De même, si un missile est lancé, nos blâmes s’adresseront à celui qui était aux commandes plutôt qu’au missile. Qui est aux commandes ? Il s’agit du moi, du soi, de l’égo ou peu importe le nom qu’on lui donne. C’est […]

Si quelqu’un me frappe, je ne blâmerai pas le bâton, mais celui qui le tient. De même, si un missile est lancé, nos blâmes s’adresseront à celui qui était aux commandes plutôt qu’au missile. Qui est aux commandes ? Il s’agit du moi, du soi, de l’égo ou peu importe le nom qu’on lui donne. C’est lui le capitaine du navire. Dans cet article, je vais chercher à en savoir plus long sur cet égo. Nous l’aborderons par le biais de son identité. C’est en cherchant à nous faire une idée assez précise de son identité que nous tenterons d’en savoir plus sur lui. Aussi, en filigrane à toute cette discussion, une question ne cessera pas de s’imposer : quel est le lien entre identité et identification ? Ultimement, nous verrons que notre identité est le fruit d’un processus d’identification.

Une dernière chose avant de commencer : cet article est en grande partie spéculatif. Ainsi, étant donné la nature spéculative des idées présentées, il est possible qu’elles se révèlent fausses. Néanmoins, elles me semblent constituer des réponses, aussi imparfaites soient-elles, à des questions pertinentes. Rien que pour cela, les énoncer et les développer n’aura, il me semble, pas été une perte de temps.

Identité et identification : un rapport apparemment problématique

Notre identité peut correspondre à des objets, à des idées ou à des fonctions. Par exemple, si je me dis « Je suis grand », mon identité correspond à la grandeur physique. Je peux aussi me dire libéral ou conservateur. Dans ce cas, mon identité correspondra à des idées, à l’idée du libéralisme ou du conservatisme. Enfin, je peux me définir comme mécanicien, comme philosophe ou comme époux. Mon identité correspondra alors à des fonctions, aux fonctions ou aux rôles de mécanicien, de philosophe ou d’époux.

Seriez-vous prêts à dire que notre identité correspond à ce à quoi nous nous identifions ? Quand je me caractérise comme grand, comme philosophe ou comme platonicien, est-ce que je m’identifie du fait même à la grandeur, à la fonction de philosophe ou à la théorie platonicienne ? À première vue, cette hypothèse, que notre identité consiste en ce à quoi nous nous identifions, est incorrecte. Je peux m’identifier à ma copine sans me dire pour autant que je suis ma copine. Ou encore, je peux m’identifier à la ville de Montréal, mais je ne suis apparemment pas Montréal. En fait, malgré ces contre-exemples, je suis d’avis que notre identité correspond à ce à quoi nous nous identifions. Avant d’estimer à sa juste valeur cette dernière idée, toutefois, il faudra se faire une idée plus précise de ce en quoi consiste un processus d’identification.

Je m’identifie à quelque chose à condition d’en prendre possession, à condition que je puisse me dire : « Ma maison, ma copine, mon philosophe, etc. » Je ne peux pas m’identifier à un « objet » si je n’ai pas l’impression de le posséder, si je ne peux pas me dire : « Mon “objet” ». Un « objet » que je n’ai pas l’impression de posséder m’est indépendant ou étranger, et je ne peux pas m’identifier à ce que je perçois comme étranger. Le processus d’identification serait donc un processus par lequel j’ai l’impression de prendre possession d’une « chose ». Ainsi, nous nous identifions non pas tant à des « choses » qu’à l’impression de les posséder. Je m’identifie à ma copine à condition qu’en pensant à elle je me dise « Ma copine », et d’après moi, c’est à sa possession que je m’identifie plutôt qu’à elle-même. Il en va de même pour ma ville. En m’identifiant à Montréal, je me dis que c’est ma ville, et je m’identifie en fait à cette possibilité de me dire « Ma ville ! » plutôt qu’à ma ville elle-même.

Nous nous identifions donc à la possession de choses, de gens ou d’idées. Est-ce suffisant pour expliquer le processus d’identification ? Je ne crois pas. Je peux posséder des « objets » sans m’identifier à la possession que j’ai d’eux. Par exemple, je possède le stylo déposé sur mon bureau, je sais qu’il s’agit de mon stylo, mais je ne m’identifie pourtant pas à la possession de ce stylo. Je pourrais le perdre sans en être affecté. Il faut donc être prêt à admettre que la possession d’un « objet » est nécessaire, mais non pas suffisante, pour que je m’y identifie. Complétons donc notre explication de la manière suivante : en plus de posséder un « objet », je dois, pour pouvoir m’identifier à sa possession, désirer le posséder toujours plus ou désirer conserver la possession que j’ai de lui. Ainsi, si, en plus de posséder le stylo posé sur mon bureau, je désire le posséder ou si je désire fortement en conserver la possession, je m’identifierai alors à la possession de celui-ci.

Notre analyse du processus d’identification nous permet de réinterpréter les exemples donnés ci-dessus où nous avons cru voir des objections à la possibilité d’identifier identité et identification. Avec ces contre-exemples, nous avons fait remarquer qu’il était possible de s’identifier à notre conjoint(e) sans pour autant être notre conjoint(e), ou encore, de s’identifier à notre ville sans pour autant être notre ville. Ces exemples suggèrent donc très fortement que notre identité ne correspond pas à ce à quoi nous nous identifions. Maintenant, avec l’analyse que nous venons de faire du processus d’identification, nous pouvons retourner ces exemples en notre faveur. D’abord, notre explication a permis d’établir qu’en nous identifiant à des « objets », nous nous identifions non pas aux « objets » eux-mêmes, mais à la possession que nous avons d’eux. Mais, alors qu’il était presque insensé de dire que je suis ma copine ou ma ville, que mon identité consiste en ces « objets », il fait parfaitement sens de dire que je suis le possesseur de ma copine ou le possesseur de ma ville. Ces exemples, après notre analyse du processus d’identification, ne réfutent donc plus l’idée que notre identité se base sur ce à quoi nous nous identifions.

Persistance d’un problème et sa résolution

Même après ce qui vient d’être dit, certains pourraient encore s’opposer à l’idée que notre identité repose sur ce à quoi nous nous identifions. Leur opposition s’appuierait sur un argument apparemment très raisonnable : au moment de m’identifier à quelque chose, je dois déjà exister ; or, si j’existe déjà, je dois déjà forcément posséder une identité ; donc, le moi, lorsqu’il s’identifie à des choses, doit déjà avoir une identité. Son identité ne correspond donc pas à ce à quoi il s’identifie.

Ce raisonnement en apparence très convaincant pêche sur un point : pour m’identifier à quelque chose, je n’ai pas besoin d’exister au préalable. Si, à la base, je suis une fiction, je n’existe alors évidemment pas. Or, une fiction, avec un peu d’aide, peut s’identifier à des choses. Donc, il est possible de ne pas exister, cela en ayant le statut de fiction, mais néanmoins de pouvoir s’identifier à des « choses ». Nous pourrions donc nous identifier à des choses sans avoir au préalable d’identité, ce qui met à mal l’argument des sceptiques énoncé au début de cette section. Maintenant, j’affirme précisément ceci : le moi est une fiction. Le moi, exactement comme l’idée de licorne, n’est qu’une idée fictive. Cette fiction, de plus, comme nous allons le voir, peut s’identifier à des choses. En bout de ligne, vous le verrez, l’identité de notre moi consiste vraiment en ce à quoi nous nous identifions. Pour arriver à montrer cela, cependant, nous devrons passer par un chemin un peu tortueux. Tout d’abord, demandons-nous pourquoi, lorsque je me dis « moi », j’ai l’impression que ce mot ou cette idée, pourtant fictive, réfère à un moi réel logé quelque part dans mon esprit ?

Je crois que dès notre plus tendre enfance, nous avons désiré que cette idée soit vraie. J’ai désiré posséder un moi en mon esprit. Pourquoi cela ? Parce que cette idée d’un moi apporte un ancrage solide et permanent à mon esprit, lequel, à défaut de cette idée, est en constant changement. Notre moi, en effet, est quelque chose qui, en son cœur, reste toujours le même. Cette idée, en me donnant de la stabilité, me donne donc de la sécurité. C’est pourquoi j’ai désiré la croire vraie.

Une question demeure pourtant : comment en suis-je arrivé à me persuader que le moi, cette idée fictive, existe vraiment ? J’aurais beau désirer croire que les licornes existent, je ne crois pas que j’arriverais à le croire si facilement. À notre question, je réponds : j’ai cru à l’existence du moi en lui donnant une identité qui m’est apparue réelle. En effet, si quelque chose possède une identité apparemment réelle, je croirai qu’il existe. Par exemple, l’identité d’une fleur est d’avoir telle ou telle couleur, telle ou telle forme, etc., et nous croyons que cette fleur existe précisément parce que ces caractéristiques — sa couleur, sa forme, son odeur, etc. — nous semblent vraiment exister. Soit, mais comment ai-je pu donner au moi une identité soi-disant réelle, alors qu’il n’est rien d’autre qu’une idée fictive, une idée ne référant à rien de réel, tout comme l’idée de licorne.

Pour lui donner une identité ayant une apparence réelle, mon esprit a rattaché ou ancré mon moi — cette idée fictive ! — à des choses réelles. Mon esprit a pu procéder à cet ancrage à des choses réelles en prenant possession de ces choses. Une possession, en effet, fait à la fois référence à ce qui est possédé (l’objet) et au moi. Quand l’esprit possède ou croit posséder quelque chose, disons ma maison, il se dit : Ma maison, cette maison à moi ! Ces pronoms possessifs font référence au moi et à ma maison et ils rattachent ma maison à mon moi. Vous comprenez, maintenant, comment mes possessions m’ancrent dans des choses réelles. Donnons un autre exemple. Quand je dis « Ma copine », j’ancre mon moi dans ma copine ou, inversement, j’inscris ma copine en moi. Or, ma copine est réelle. C’est pourquoi, du fait de son ancrage dans des choses réelles, mon identité aura quelque chose d’apparemment réel. Du fait de cette identité ayant toute l’apparence de quelque chose de réel, je croirai que j’existe réellement.

Tout le développement que nous venons de faire nous permettra maintenant d’établir que notre identité consiste vraiment en ce à quoi nous nous identifions, la thèse ou l’idée que nous cherchons à établir depuis presque le début de cet article. Tout d’abord, nous venons de voir que notre identité repose sur la possession de choses. De plus, reconnaissez que ces possessions, à travers lesquelles je me donne une identité, ne sont pas des possessions dont je suis indifférent ; il faut que j’y tienne. Mais cela nous permet d’affirmer qu’identité et identification coïncident. En effet, notre identité n’est pas la seule à correspondre à des possessions que l’on désire posséder ; il en va de même pour ce à quoi nous nous identifions : nous nous identifions aux possessions que l’on désire posséder. C’est ce que nous avons vu plus haut. Mon identité coïncide donc effectivement avec ce à quoi je me suis identifié.

Notre identité est le fruit d’un processus d’identification

Après tout ce qui vient d’être dit, il serait facile de penser qu’identification et identité sont toujours la même chose. Cette idée est pourtant contestable. Dans ce qui suit, j’établirai que l’identification peut être comprise comme un processus, et qui plus est, comme un processus dont le fruit ou le résultat est notre identité. D’après cette lecture, donc, l’identité ne serait pas l’identification, car, je le répète, l’identification est un processus tandis que l’identité en est le résultat. Je suis bien conscient que ces dernières paroles suscitent davantage de questions qu’elles n’apportent de réponses. Je vais tenter de m’expliquer. Au cours de cette explication, nous verrons que le processus d’identification construit véritablement notre identité.

Notre identité est mémorisée dans notre esprit. Mon identité étant mémorisée, je peux donc, dans certaines circonstances, laisser en retrait un de ses aspects et agir plutôt en fonction d’un autre de ses aspects. Par exemple, si je suis, entre autres choses, un homme d’affaires, cette dimension de mon identité ne sera pas sollicitée si je me retrouve en train de souper en famille après le travail. C’est alors mon identité de père qui s’exprimera, et même si mon côté « homme d’affaires » n’est pas ici mobilisé, il n’en demeure pas moins que cette dimension existe en moi, mémorisé quelque part dans mon esprit. Or, en soi, une mémoire n’est pas un processus ; c’est plutôt le résultat d’un processus, d’actions et d’expériences. Donc, l’identité n’est pas un processus, mais le résultat d’un processus.

Et l’identification, est-ce un processus ? Le terme d’identification, comme d’ailleurs d’autres termes, tels que « représentation », peut tout aussi bien désigner un processus que le résultat d’un processus. En tant que l’identification est comprise comme un processus, comme une action mentale, elle doit être distinguée de l’identité, car cette dernière, comme vue dans le paragraphe précédent, est le fruit ou le résultat d’un processus. En fait, j’avance même que le processus d’identification est à la base de la construction de notre identité. Maintenant, comment comprendre le processus d’identification, d’une part, et comment celui-ci peut-il créer notre identité, d’autre part ? Tentons d’abord une réponse à la première de ces deux questions.

Supposons que je me sens triste après que ma copine m’a quitté. Que fais-je en face de cette tristesse ? Je m’en divise, mon moi s’en divise. Il se dit : « Comme cette émotion est détestable, comme il serait bien de s’en libérer ! » Concrètement, que fait le moi lorsqu’il se divise ainsi de sa tristesse ? Il s’identifie à un état ou à une condition qui pourrait lui faire perdre sa tristesse. Par exemple, si ma tristesse vient du départ de ma copine, je vais m’identifier à la possibilité de retrouver la possession de ma copine. En m’identifiant de la sorte, que fais-je, sinon poser un geste mental par lequel je me dis que Julie, ma copine, est à moi. Autrement dit, je pose un acte mental par lequel je me dis : Julie est à moi, elle doit l’être ! L’identification, en tant qu’elle suppose chez moi de pareils actes, est donc véritablement un processus. Tout acte, mental ou physique, est effectivement un processus. Un acte, tout comme un processus, se déroule dans le temps, il a un début, un déroulement et une fin. Voilà pour ma réponse à la première des deux questions posées ci-dessus !

Pour ce qui est de la seconde question, il est évident que le processus d’identification construit notre identité. Si, en cherchant à m’identifier à telle ou telle condition, j’œuvre pour posséder réellement cette condition, il pourrait se produire que je posséderai réellement cette condition. Par exemple, si je viens d’avoir un enfant et que je m’identifie au rôle de père, il se pourrait que, à force de m’appliquer à devenir un bon père, à posséder ce statut de bon père, je me construise véritablement une identité ou une personnalité de père. À ce moment, je ne ferai pas seulement que m’identifier à cette condition de père, mais elle sera ce que je suis ; cette dernière sera intériorisée et elle constituera mon identité. Donc, effectivement, un processus d’identification culmine dans la création d’un caractère identitaire. Cependant, certes, un processus d’identification n’est pas toujours suffisant pour se construire une identité. Il faut que je m’identifie assez longtemps au statut de père pour que j’aie le temps d’intérioriser ce statut et ainsi de me constituer vraiment comme un père. Ainsi, si mon fils meurt quelques heures après sa naissance — désolé de cet exemple horrible —, je ne pourrai intérioriser cette possession de statut de père et n’aurai donc pas eu le temps de me construire comme père. Ainsi, pour que le processus d’identification mène réellement à la création d’une identité, il faut que le temps et les circonstances concourent à cette création de mon identité.

Et les actions du moi, dans tout cela !

Dans la section précédente, j’ai parlé de notre identité comme étant le résultat d’un processus. Plus précisément, notre identité correspondrait à ce qui, à la suite d’un processus d’identification, a été mémorisé, c’est-à-dire des connaissances qui me permettent de posséder (disons) Julie ou le statut de père. Mais si l’identité du moi n’est que le résultat d’un processus, elle devrait être complètement statique, inerte, simplement stockée dans ma mémoire. Du fait de ce caractère statique, doit-on penser que notre identité ne nous fait ni agir ni penser ? Non, pas du tout, car les mémoires font agir et penser. Cependant, parce que mon identité repose sur des mémoires bien établies et construites, que l’on nomme « mémoires procédurales » en sciences cognitives, la pensée et l’action d’un moi doté d’une identité seront d’un genre particulier. Essayons de voir en quel sens le moi doté d’une identité peut agir, mentalement ou physiquement.

Mon identité est là, construite, inscrite dans mes mémoires. Comment est-ce que j’agis si je suis ainsi déjà construit ? Comme tout est en place en moi, je n’ai pas besoin de réfléchir à la façon d’agir et de penser, ni de fournir des efforts pour ces actions et ces pensées. Je n’ai même plus besoin de me contrôler, car tout en moi est en place et bien construit. Bref, le moi, dans ces conditions, agit de manière automatique et spontanée, et de manière très peu consciente. Par exemple, supposons que mon identité bien incrustée en moi est celle d’un automobiliste aguerri. Dans ces conditions, ai-je besoin, lorsque je m’en retourne du bureau pour aller chez moi, de réfléchir à chacune de mes actions et de contrôler chacun de mes gestes ? Non, absolument pas ! Ma conduite se déroule de manière automatique, spontanée, et sans faire le moindre effort, et aussi en étant très peu consciente.

Donc, en bref, le moi et son identité nous permettent effectivement d’agir et de penser, mais de manière spontanée, automatique et très peu consciente. Soit, mais nous n’agissons ni ne pensons toujours ainsi. Il nous arrive de penser et d’agir en étant très conscients et en réfléchissant beaucoup. Est-ce à dire que notre identité n’est pas mobilisée dans ces actions consciente et délibérée ? Absolument ! Par exemple, lorsque ma copine m’annonce qu’elle me quitte, mon identité de possesseur de ma copine vient d’être balayée. Qu’est-ce qui se passe lorsque mon identité vient ainsi d’être écartée ? Je ne puis plus penser et agir de manière automatique et spontanée, car ce qui je suis, avec toutes les connaissances qui me constituaient, vient d’être mis de côté. Mais si je ne pense plus de manière automatique et sans effort, alors je serai très conscient de ce qui se passe et je réfléchirai en faisant beaucoup d’effort. Donc, comme je l’annonçais, une action délibérée et consciente n’est pas l’œuvre d’un moi qui s’appuie sur son identité bien incrustée en lui. Soit, mais qui agit dans ce contexte, si ce n’est plus moi avec mon identité ? C’est encore moi qui agis et pense, mais en tant que je ne possède plus d’identité. Ce moi qui n’a plus d’identité est celui qui s’identifie. C’est lui qui s’identifie à la reconquête de la possession de Julie. C’est lui qui va penser et poser des gestes conscients pour reprendre possession de ce à quoi il s’identifie — la reconquête de Julie. Il travaillera fort pour y arriver. S’il y parvient, par exemple en promettant à Julie de changer et de ne plus être le goujat qu’il a toujours été, alors il se reconstruira de nouveau une identité de possesseur de Julie. Avec le temps, cette possession va redevenir un acquis, et son identité sera reconstruite.

Ainsi, en résumé, le moi doté d’une identité agit de manière spontanée et automatique, tandis que le moi sans identité s’identifie et travaille consciemment et en réfléchissant beaucoup pour reconquérir ce à quoi il s’identifie. À l’issue de ce travail d’identification, il se construit une identité, si le temps et les circonstances le permettent.

Dernières réflexions

Que dire de ce que nous sommes ? Comme notre identité prend forme à travers des actes d’identifications et comme nous nous identifions à des possessions que nous désirons toujours plus posséder (ou conserver la possession), nous sommes ni plus ni moins des possesseurs. Voilà ce que nous sommes ! Voilà ce qu’est le moi ! Il est donc dangereux. Comme il se construit en possédant (ou en dominant) des choses et des gens, nous vivons nos vies en ayant comme objectif central de posséder (ou de dominer). Vivre nos vies de cette manière est effectivement dangereux, pour nous comme pour les autres.

Avons-nous tout dit sur l’identité ? Sûrement pas ! En fait, je n’ai parlé que d’une identité psychologique, et qui plus est, d’une identité qui suppose une psyché ayant atteint un certain développement, plus précisément, une psyché qui a acquis par le langage des concepts tels que « Moi », « Je », « Mon », « Ma », etc. Or, il est fort probable que nous possédions une identité avant même de maîtriser ces concepts à travers le langage, donc avant l’âge de 2 ou 3 ans. En quoi consiste alors cette identité plus primitive ? Elle consiste encore en des connaissances intériorisées et mémorisées, certainement sous forme procédurale. Et le processus qui a donné lieu à cette identité plus primitive n’est certainement pas le processus d’identification décrit dans cet article, qui suppose des concepts comme « Mon » ou « ma », mais plutôt un processus de conditionnement, skinnérien ou pavlovien.

J’entends déjà le lecteur perspicace me dire que, dès leur plus tendre enfance, certains enfants manifestent une bonté extraordinaire tandis que d’autres sont particulièrement agressifs. Leur bonté ou leur agressivité respective, me demandera alors ce lecteur, doivent-elles être comprises uniquement comme le résultat d’un conditionnement ? Peut-être que non. Cette bonté ou cette agressivité pourrait bien venir de leur génétique. Tout cela, certes, est probablement vrai, mais tôt ou tard, toutes ces différences entre « bons » et « mauvais » enfants vont s’aplanir, lorsque le moi conceptuel, celui qui est possessif à l’aide de concept tel que « Mon, à moi, ma », apparaîtra à l’âge de 2 ou 3 ans. La possessivité, que l’on soit ou non prédisposé génétiquement à être bon ou méchant, nous rend tous violents — sans exception ! On le devient dès que ce à quoi l’on tient, quand bien même il s’agit de l’idée de la paix ou de l’amour, est menacé. C’est que nous existons à travers nos possessions, et nous ne pouvons pas nous empêcher d’être violents envers ce qui menace notre existence.

Tout ce qui a été dit jusqu’ici sur notre identité a relevé de la sphère psychologique. Je crois toutefois qu’une identité non psychologique existe aussi quelque part dans notre esprit. Cette identité serait celle de l’âme, bien que je l’admets, ce terme d’âme soit utilisé à tort et à travers. Mais quoi qu’il en soit de la pertinence ou non de ce terme, remarquez que je parle ici de manière entièrement spéculative, car jamais je n’ai contacté mon âme. J’ai toutefois entendu parler d’elle par des gens beaucoup plus sages que moi, et j’ai retenu de ces personnes qu’elle est un « lieu » où l’unité du genre humain est réalisée dans notre esprit. Or, une telle unité me semble possible à la condition que nous vivions dans l’Être, car nous nous rejoignons tous sur le fait que nous sommes. L’identité de notre âme coïnciderait donc avec l’Être. Ce passage à une vie où l’âme s’exprime est la seule vie qui vaille d’être vécu, car alors seulement sommes-nous reliés à nos sœurs et frères d’humanité.