Claude Tresmontant
Jean-Paul Sartre

Je ne parlerai pas ici de l’homme. Je pense que c’était un brave homme, un homme de cœur. Depuis plus de trente ans, et de plus en plus, il se consacrait, il se dévouait, aux causes les plus douloureuses, les plus difficiles : les torturés, les massacrés, les opprimés. Il y avait chez lui, surtout […]

Je ne parlerai pas ici de l’homme. Je pense que c’était un brave homme, un homme de cœur. Depuis plus de trente ans, et de plus en plus, il se consacrait, il se dévouait, aux causes les plus douloureuses, les plus difficiles : les torturés, les massacrés, les opprimés. Il y avait chez lui, surtout à la fin de sa vie, quelque chose de franciscain. Il avait découvert, sur le tard, qu’il est plus important de s’occuper d’un seul opprimé que d’écrire des livres. Je ne parlerai pas non plus du romancier, du dramaturge : d’autres ici s’en chargeront. Je voudrais simplement dire quelques mots du philosophe.

Sartre est le fruit, le résultat typique de l’incroyable système de l’enseignement universitaire français de la philosophie. Parlons tout d’abord de l’enseignement de l’histoire de la philosophie. Cet enseignement, tel que Sartre l’a reçu, dans les années 20, ignore tout de la pensée de l’Inde, de la pensée de la Chine antique, de la pensée humaine en général sauf de la pensée grecque et latine, puis de la pensée européenne qui prend la suite.

Dans cette pensée européenne, qui nous est connue maintenant depuis quelque vingt-six ou vingt-sept siècles, il ne faut pas s’imaginer que l’étudiant en philosophie des années 20, pas plus que celui des années 50 ou 60, va s’instruire méthodiquement, scientifiquement, complètement. Non, il n’en est rien. Pour des générations entières, celle de Sartre entre autres, l’histoire de la philosophie sera fondée principalement sur Platon, Descartes et Kant, puis, en seconde ligne, autour de Descartes, les cartésiens, autour de Kant, les postkantiens. Comme chacun peut l’observer, entre Platon et Descartes, il existe une petite lacune de quelque vingt siècles. Parfois, il est vrai — mais ce ne fut pas le cas pour Sartre —, Aristote est au programme. Il arrive même que Plotin soit au programme de licence ou d’agrégation. Il reste qu’entre le premier siècle de notre ère et le Discours de la Méthode, il subsiste un grand trou noir : c’est la période du développement de la pensée juive, de la pensée chrétienne, de la pensée arabe. Des générations entières ont été formées et restent aujourd’hui formées dans l’ignorance sans faille et sans lacune de ces seize siècles de l’histoire de la pensée humaine. L’enseignement de l’histoire de la philosophie en France ressemble donc assez à ce jeu de saute-mouton que les enfants connaissent bien, sauf qu’ici, avec l’enseignement de l’histoire de la pensée, il faut risquer quelques sauts périlleux par-dessus les siècles. Formé dans ce système et par ce système, Sartre a eu l’originalité d’étudier plus qu’on ne le faisait de son temps les philosophes allemands qui n’étaient pas encore connus en France : Hegel, Husserl, Heidegger, puis, plus tard, Marx.

En ce qui concerne la formation philosophique elle-même, ce qui est caractéristique de l’enseignement français, c’est la coupure, le schisme, l’abîme béant et sans passerelle qui existait alors et qui existe toujours entre l’enseignement de la philosophie et l’enseignement des sciences expérimentales.

Au temps de Sartre, l’enseignement de la philosophie se donnait dans les Facultés des Lettres. L’enseignement des sciences, dans les Facultés des Sciences. Il suffit de lire toute l’œuvre de Sartre et en particulier ses livres autobiographiques, ainsi que les Mémoires de Madame de Beauvoir, pour constater que, de la grande aventure de la physique au début du XXe siècle, et précisément dans les années durant lesquelles Sartre et Madame de Beauvoir poursuivaient leurs études, de cette grande aventure, il n’y a pas trace dans leur œuvre, pas plus d’ailleurs que dans l’œuvre du philosophe allemand, l’un de leurs maîtres, Martin Heidegger, qui professe un mépris souverain pour les sciences expérimentales. De la grande aventure de l’astrophysique à partir des années 1927-1928 (découverte du fait de la récession des galaxies et donc de l’expansion de l’Univers par Hubble et Humason), rien, pas une trace, pas une influence, pas une mention. De la grande, de la merveilleuse aventure de la biologie à partir des années 50 (1953, découverte par Watson de la structure de la molécule géante qui porte l’information génétique), rien non plus. L’œuvre de Sartre, son œuvre philosophique s’entend, tout comme l’œuvre de Heidegger d’ailleurs, pourrait aussi bien avoir été écrite au Ve siècle de notre ère, ou au VIe, au temps de Proclus ou de Damacius.

Cette ignorance sans lacune des sciences expérimentales, ce mépris plus ou moins avoué pour les sciences expérimentales, et l’ignorance de la tradition philosophique autre que celle qui va de Platon à Descartes, de Descartes à Kant, de Kant à Fichte, à Léon Brunschvicg — ces deux ignorances sont en connexion logique l’une avec l’autre. La grande tradition philosophique dans laquelle Sartre et des générations entières de professeurs de philosophie ont été formées, la lignée génétique Platon-Descartes-Kant-Fichte-Brunschvig, c’est la grande tradition selon laquelle l’analyse philosophique ne part pas de l’expérience objective scientifiquement explorée. L’analyse métaphysique n’a pas, elle ne saurait avoir une base expérimentale objective, la métaphysique n’est pas une science expérimentale.

L’autre tradition, l’autre lignée philosophique, celle qui va d’Aristote à Bergson, professe au contraire que l’analyse métaphysique doit procéder à partir de l’expérience objective scientifiquement explorée.

Sartre a été formé dans la première de ces deux grandes traditions philosophique, celle qui est, de loin, majoritaire en France depuis des générations. Pour Sartre, comme pour Descartes, le point de départ de l’analyse philosophique, ce n’est pas l’expérience objective connue par les sciences expérimentales, ce n’est pas l’Univers, ce n’est pas la nature, c’est le Je pense de l’homme, le sujet connaissant humain. Le point de départ de la philosophie est essentiellement subjectif. Subjectif au sens que nous venons de dire : c’est le sujet connaissant humain. Mais subjectif aussi en ce sens que si les sciences expérimentales n’entrent pas en jeu, ne fournissent pas le donné initial, n’apportent pas leur contrôle, alors les affirmations initiales seront subjectives en ce sens qu’elles vont dépendre des préférences affectives, des options, de la psychologie du philosophe.

Cela est vérifié éminemment pour Sartre. Sa psychologie, son affectivité, ses préférences, ses dégoûts, ses sympathies et ses haines vont jouer un rôle décisif dans la constitution de sa métaphysique, de son ontologie. Son ontologie est l’expression de sa psychologie propre. Elle n’est plus une science objective. Prenons un seul exemple, à vrai dire fondamental, celui de l’athéisme. Sartre a pris très tôt le monothéisme chrétien en dégoût. Il va donc partir de l’athéisme. Il ne va pas tenter de le justifier par une analyse rationnelle. Il ne va pas tenter de construire une philosophie de la nature athée, comme l’ont tenté les maîtres du passé, le baron d’Holbach, ou Diderot, ou Marx, ou Engels, ou Lénine. En vertu des présupposés arbitraires qui commandent l’enseignement de la philosophie qu’il a reçu, une philosophie de la nature est impossible. Sartre va donc tout simplement affirmer, proclamer, sans cesse, son athéisme, sans le fonder, sans tenter de le justifier d’une manière rationnelle. Mais un jour, dès la Nausée, dès l’Être et le Néant, il rencontre le monde, la nature. Ce sont des choses qui arrivent, même aux philosophes en chambre. La rencontre de Sartre s’effectue en considérant un arbre. Les philosophes du passé qui avaient tenté d’analyser d’une manière rationnelle le problème posé par l’existence de l’Univers avaient observé que l’existence de l’Univers est impensable dans la perspective de l’athéisme ; sauf à diviniser l’Univers. Autrement dit, l’athéisme est incompatible avec l’existence de l’Univers réel. Sartre rencontre le même problème. Il ne l’analyse pas d’une manière technique, comme l’ont fait les métaphysiciens du passé. Mais il aperçoit plus ou moins obscurément qu’en effet l’athéisme et l’existence du monde sont incompatibles l’un avec l’autre. Alors que fait-il ? Va-t-il reprendre le problème, examiner de nouveau d’une manière critique son athéisme, ses options initiales, ses préférences athées ? Non, pas du tout. Il conserve fermement son option athée mais il déclare (cela se trouve en toutes lettres dans la Nausée et dans l’Être et le Néant) : l’Univers est en trop ! Puisque l’athéisme est vrai — décision initiale — alors l’Univers est en trop, il devrait, pour bien faire, pour ne pas contrarier mon athéisme initial, ne pas exister ! C’est là une manière de raisonner que les lecteurs scientifiques apprécieront certainement à sa juste valeur. Mon hypothèse initiale est incompatible, inconciliable avec la réalité objective, donc c’est la réalité objective qui a tort, elle est en trop !

Tel est le résultat de l’enseignement de la philosophie en France : la méthode de l’arbitraire.

Il faut ajouter enfin, pour être tout à fait juste, que c’est depuis Sartre que l’on a vu se développer dans la littérature philosophique en France un galimatias qui a atteint après Sartre à une densité remarquable.

La genèse de ce galimatias s’explique d’ailleurs aisément. Les philosophes allemands, depuis Kant, ont une langue difficile, très technique. Kant écrit une langue lourde, complexe, surchargée de termes techniques dont l’emploi n’est pas toujours cohérent. Fichte a une belle langue, mais la langue d’un grand Vénérable initié à une loge maçonnique et qui veut garder le secret sur les points les plus intimes de sa pensée. Hegel a une très belle langue, mais de plus en plus obscure et difficile, surchargée, elle aussi, de termes techniques. Seul Arthur Schopenhauer fait exception : sa langue est d’une clarté toute française. Heidegger, quant à lui, s’est forgé une langue toute personnelle, très poétique en allemand, un peu comme, en France, la langue de Mallarmé. Lorsque les philosophes français, qui ne savaient pas tous très bien la langue allemande, ont entrepris de traduire leurs maîtres allemands, on a vu apparaître cette langue dont Sartre a fourni les premiers spécimens et que nous avons appelé du galimatias : même les Allemands ne comprennent pas nos traductions françaises de leurs propres philosophes.

Extrait de La Voix du Nord, 18 avril 1980.