James Steil
La nature holistique de la perception

Traduction libre Introduction Le problème de la perception est aussi vieux que la question « Qui suis-je ? ». Nous sentant séparés de la nature, le monde nous rencontre avec des questions au lieu de réponses ; des faits, mais pas de sens. Les diverses branches de la philosophie et de la science sont deux ramifications de cette séparation […]

Traduction libre

Introduction

Le problème de la perception est aussi vieux que la question « Qui suis-je ? ». Nous sentant séparés de la nature, le monde nous rencontre avec des questions au lieu de réponses ; des faits, mais pas de sens. Les diverses branches de la philosophie et de la science sont deux ramifications de cette séparation qui pourraient un jour se développer pour la surmonter.

Deux Mondes

Une connaissance m’a récemment suggéré de lire The Master and his Emissary : The Divided Brain and the Making of the Western World (2009) de Iain McGilchrist [1], psychiatre et chercheur sur le cerveau. Son livre est instructif et pertinent, à tel point que nous nous en servirons comme guide pour ce qui suit. McGilchrist identifie des schémas dans le cerveau et dans la culture humaine, et conclut que l’esprit divisé est de la plus haute importance pour comprendre qui nous sommes et tracer notre voie pour l’avenir. Par « divisé », il entend la séparation de notre façon de penser, de ressentir et d’agir en deux catégories, reflétées dans la symétrie gauche-droite des hémisphères du cerveau. La pensée alterne entre la tendance aux qualités fermées, abstraites et explicites (associées à l’hémisphère gauche) et la tendance aux qualités ouvertes, concrètes et implicites (associées à l’hémisphère droit). McGilchrist écrit : Ma thèse est que pour nous, en tant qu’êtres humains, il existe deux réalités fondamentalement opposées, deux modes d’expérience différents ; que chacun d’entre eux est d’une importance capitale dans la création d’un monde humain reconnaissable ; et que leur différence est ancrée dans la structure bihémisphérique du cerveau. Il s’ensuit que les hémisphères doivent coopérer, mais je crois qu’ils sont en fait impliqués dans une sorte de lutte de pouvoir, et que cela explique de nombreux aspects de la culture occidentale contemporaine. (p. 3)

Ailleurs, McGilchrist admet qu’attribuer une âme (ensoulment) aux hémisphères (leur besoin de « coopérer », par exemple) est métaphorique (p. 194, 462), et que le phénomène du cerveau divisé peut avoir des racines plus profondes dans le monde en général (p. 460). En ce qui concerne la « lutte pour le pouvoir » entre ces deux façons de voir, il utilise l’allégorie du Maître et de son Émissaire — assimilant un émissaire trop zélé à l’hémisphère gauche, et le maître (abandonné) à l’hémisphère droit. Les termes de son argumentation sont métaphoriques, mais son argument est clair. En outre, McGilchrist écrit : « …toute compréhension, que ce soit du monde ou même de nous-mêmes, dépend du choix de la bonne métaphore » (p. 179). Malheureusement, je crois que dans « Le Maître et son Émissaire » il a choisi une métaphore avec des différences cruciales entre le conte et la cognition. Mais il n’est pas à blâmer, car ces conclusions ne relèvent pas de la science du cerveau en tant que telle. Sa réflexion a grandement aidé la mienne — à la fois en élargissant son champ d’application et en définissant plus clairement les détails — alors plutôt que de l’ignorer, je préfère l’utiliser et lui donner un sens supplémentaire.

Parallèlement à une caractérisation détaillée des différences entre les activités associées à l’hémisphère gauche et à l’hémisphère droit, McGilchrist souligne la profonde résonance qui existe entre eux : À tous les niveaux de la cognition, « le principe de division (celui de l’hémisphère gauche) et le principe d’union (celui de l’hémisphère droit) doivent être unifiés : pour reprendre les termes de Hegel, la thèse et l’antithèse doivent pouvoir réaliser une synthèse à un niveau supérieur » (p. 198). Quant à leur importance, cependant, il plaide avec force en faveur de l’hémisphère droit — attribuant au droit « la priorité ultime du principe d’union sur celui de division » (p. 201). Il s’agit là, je crois, d’un jugement de valeur. Les sciences, et dans une certaine mesure toute notre vision du monde (avec ses tendances mécanistes), font défaut dans ce domaine, mais en tant que phénomène cognitif, je dois m’en remettre aux faits — qui démontrent la nécessité légitime des deux [2]. Cette différence ne diminue pas la valeur du Maître et de son Émissaire autant qu’elle influence la façon dont nous passons à l’étape suivante. J’adhère pleinement à son objectif primordial — promouvoir l’holisme. Cependant, à mon avis, la pensée n’est pas le problème ; c’est le penseur.

La loi cognitive

Étant donné que le rôle de celui qui pense nous amène à la question de la perception, où j’espère non seulement montrer la nécessité des principes d’union et de division, mais, en quelques brèves lignes, permettre au lecteur de mieux utiliser la pensée pour parvenir à une compréhension vraiment holistique. Ces réflexions sont tirées de mon mémoire de maîtrise récemment achevé [3]. J’y ai comparé trois séquences cognitives qui s’interpénètrent : l’acquisition des habiletés sensorimotrices dans la petite enfance, la pensée imaginative chez l’enfant (jusqu’à l’âge de 7 ans environ), et les étapes du développement cognitif jusqu’à l’âge de 20 ans environ (telles qu’articulées pour la première fois par Piaget). À partir de cette comparaison, je postule une loi cognitive ; une séquence d’événements cognitifs qui alterne entre les tendances centripètes et centrifuges de la même manière que celle décrite par McGilchrist, mais qui en diffère en incluant explicitement l’intentionnalité. Cette loi s’applique à tous les événements cognitifs (perceptuels) et les organise en fait [4]. En outre, l’étape finale de cette séquence intègre tout ce qui précède : l’ego ou le Je, la pensée ouverte et la pensée fermée, dans une perception holistique que Bortoft appelle « pensée intuitive », mais sur laquelle je crois l’avoir plus finement approché. Cette étape finale est l’objectif visé par McGilchrist : « Le besoin d’unification ultime de la division par l’union est un principe important dans tous les domaines de la vie ; il reflète la nécessité non seulement de deux principes opposés, mais aussi de l’harmonisation ultime de leur opposition » (p. 200).

En incorporant le troisième fait (le soi), nous avons une synthèse finale, et dans des spirales toujours plus larges de la loi cognitive, l’intégration de l’Homme et du monde.

Un exemple

Comment fonctionne-t-elle ? La loi cognitive est composée de quatre « étapes ». Puisqu’elles appartiennent à chaque événement cognitif, nous pouvons illustrer la loi cognitive avec un exemple de tous les jours. L’utilisation de métaphores est un phénomène cognitif important, je vais donc illustrer la loi en considérant la signification de la métaphore « Réfléchir, c’est voir ».

Les étapes de la loi cognitive

1. La formation d’une intention : La première étape de la loi cognitive est une rencontre du Je avec le monde, et la formation d’une question. Une intention doit être formée, et si les moyens ne sont pas immédiatement disponibles pour comprendre la question, alors le processus continue : « Réfléchir, c’est voir » n’est pas littéralement vrai ; il faut donc poursuivre l’exploration pour en trouver le sens.

2. Identification des parties : Une fois la tâche identifiée, les parties individuelles doivent être amenées devant l’œil (le Je) ; leur signification doit encore être déterminée : « Réfléchir » réunit les idées en fonction de leur relation interne. La « vision » nous place dans l’espace par rapport à d’autres choses, et les choses par rapport les unes aux autres.

3. Discrimination entre les parties : Pour créer du sens, il faut trouver une correspondance entre deux choses. En examinant les « parties » par rapport à la question, on garde celles qui apportent du sens, et l’on met de côté celles qui n’en apportent pas. L’ensemble devient plus clair, mais nous n’en avons encore que des aperçus : Dans ce cas, il existe de nombreuses et importantes correspondances entre réfléchir et la vision, dont nous sommes tous conscients, mais il existe aussi des différences. La réflexion n’a pas besoin de l’œil, par exemple.

4. Synthèse de tout ce qui précède : En rassemblant les aspects qui sont déterminés comme appartenant à la question, on peut atteindre un point où le tout (la question) et les parties sont unis en une Totalité — une perception simultanée des deux, dans laquelle une relation légitime est perçue. Il est important de noter que l’individualité est maintenant incorporée dans le phénomène — capable de se déplacer librement entre les parties, sans aucune perte de la « Totalité » : Un résultat important de la compréhension intuitive est la créativité ; en comprenant la Totalité, on est capable de l’exprimer sous de nombreuses formes différentes : « Mes intentions guident ma pensée » ; « Je peux passer en revue votre explication » ; « Ma lumière intérieure et ma lumière extérieure sont les deux faces d’une même chose ». Chaque expression de la Totalité (une « partie ») contient le Totalité en elle. C’est la totalité de la « perception » intuitive (cognition).

Les étapes ci-dessus, avec de légères modifications dans le langage, se retrouvent dans toutes les formes d’apprentissage — de la réalisation d’une décision à la compréhension des écosystèmes. Cela place l’intuition à notre porte chaque fois que nous comprenons vraiment quelque chose, aussi petite soit-elle. « Alors », pourrait-on se demander, « si nous savons déjà comment faire, et le faisons en fait naturellement dès l’enfance, où notre pensée se bloque-t-elle ? ».

Le développement cognitif

Une autre façon de poser la même question est la suivante : « Pourquoi donc McGilchrist a-t-il dû écrire son livre ? » Dans son étude des grandes périodes de la civilisation occidentale, McGilchrist démontre une alternance de l’emphase mise sur les deux types de pensée décrits. Mais dans une autre direction, nous voyions l’augmentation progressive de notre compréhension du monde, et pas seulement l’alternance entre deux façons de le voir. Bien sûr, McGilchrist n’ignore pas que l’augmentation de la facilité cognitive est co-émergente avec cette danse entre les deux hémisphères. Mais il s’inquiète tout de même du fait que, cette fois-ci, nous ayons plongé trop à gauche, que nous pourrions perdre notre partenaire et sortir de la piste de danse. Je ne peux pas dire qu’il a tort ; cette imprudence est un problème, et nous pourrions disparaître de la planète.

Pour répondre à la question de savoir où notre pensée nous fait défaut, nous devons revenir à la pensée elle-même, car c’est là que nous trouvons des différences importantes ; en particulier, des différences d’intentionnalité entre les nourrissons, les enfants et les adultes. Chez les nourrissons, l’intention est presque entièrement absente (bien qu’elle soit visible — pensez au « réflexe » de succion), et la loi cognitive — appliquée principalement au développement sensorimoteur — est en grande partie automatique, instinctive. L’ego est endormi. Les enfants plus âgés sont « éveillés » dans certains domaines, mais leur pensée est essentiellement imaginative : la loi cognitive fonctionne principalement dans le domaine de l’identification — la formation du langage et des concepts simples. Pour être clair, les quatre étapes de la loi sont encore nécessaires pour former le concept de « chien », mais c’est l’époque des opérations concrètes [5] et les fonctions cognitives supérieures sont encore naissantes. Des considérations similaires peuvent être appliquées aux stades de la pensée « préopérationnelle » (avec la fonction supplémentaire de discerner les relations entre les parties) et des « opérations formelles » (où le tout et les parties peuvent être réunis dans une loi) [6]. Le développement cognitif est un déploiement graduel de la logique sensorimotrice, de l’imagination, de l’insight et de l’intuition, qui, dans leur emphase, sont caractéristiques de l’alternance entre les tendances analytiques et synthétiques observées dans le développement culturel.

Parallèlement à la logique interne du développement individuel, les deux séquences ont en commun un éveil progressif. Le développement cognitif va de pair avec un engagement accru de l’ego (intentionnalité). Quel est le rôle de l’ego ? Si l’on se réfère à nouveau au développement de l’enfant, le stimulus pour le développement de nouvelles fonctions cognitives est le besoin d’harmoniser les contradictions, telles qu’elles apparaissent lors du raffinement des perceptions [7]. L’élément central de cette « harmonisation » est la capacité d’élargir sa conscience pour inclure le contexte, tout en retenant simultanément les schémas de pensée habituels et réflexifs [8]. Ce sont les mêmes qualités qu’Henri Bortoft décrit comme nécessaires pour la capacité de passer du paradoxe à une expérience vivante de la réalité. J’ai le sentiment que dans les alternances de « gauche » et de « droite », nous avons un reflet du cœur battant de l’univers, tandis que dans la spirale ascendante continue de la pensée de l’homme, nous avons le fil qui relie les deux. Reconnaissant notre propre force et les outils qui nous ont été donnés, il nous incombe de tisser ces fils en une corde solide, de sorte que nous puissions nous élever pour devenir des maîtres appropriés sur tout ce que nous pouvons voir — de manière holistique.

James Steil a été ingénieur et enseignant itinérant dans un lycée Waldorf de l’Alberta, au Canada, pendant la majeure partie de sa vie. Il a récemment (2010) saisi l’occasion de travailler sur une thèse de maîtrise. Sa thèse porte sur la relation entre la science holistique et la science réductionniste.

(Extrait de Holistic science journal volume I issue 1 First Light www.holisticsciencejournal.co.uk)

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1 McGilchrist, I. (2009). The Master and his Emissary : The Divided Brain and the Making of the Western World (Le Maître et son Émissaire : Le cerveau divisé et la création du monde occidental). Londres : Yale University Press.

2 Pour l’holisme — qui ne s’incline pas devant la causalité matérielle — la nécessité est le critère de légitimité. Bortoft galvanise ce concept dans la mise en italique de « belong (appartenir) » (comme dans « belong together (bien aller ensemble) ») tout au long de son texte. Bortoft, H. (1996). The wholeness of Nature : Goethe’s way toward a science of conscious participation in nature. Hudson, NY : Lindisfarne Press p. 59.

3. Steil J. (2009) Understanding the Holistic Nature of Cognition and its Consequences for Science : A Study of Cognition and Cognitive Development using Goethe’s Phenomenological Method (Comprendre la nature holistique de la cognition et ses conséquences pour la science : Une étude de la cognition et du développement cognitif à l’aide de la méthode phénoménologique de Goethe), thèse de maîtrise, The Owen Barfield School of Sunbridge College.

4 En empruntant un terme à Bortoft (1996), cette loi peut donc être appelée l’« idée organisatrice » de la cognition.

5 Terme utilisé par Piaget pour désigner le stade du développement cognitif où l’on voit des ensembles, mais où l’on ne peut distinguer les parties du tout (« syncrétisme »), ce qui rend la différenciation impossible. Ainsi, après avoir compris « toutou » de manière imaginative, tous les animaux à quatre pattes sont des toutous.

6 En utilisant le langage de Bortoft, nous voyons une image de la loi cognitive « intensivement » dans la séquence des étapes du développement cognitif de Piaget.

7 Il s’agit littéralement d’une description livresque de « la construction progressive des structures opérationnelles de l’intelligence ». Voir Chapman, M. (1988). Constructive evolution : Origins and development of Piaget’s thought (L’évolution constructive : Origines et développement de la pensée de Piaget). New York : Cambridge University Press. pp. 180, 262-267, 338

8 Voir Gibbs, R. W., Jr. (1994). The poetics of the mind: Figurative thought, language and understanding (La poétique de l’esprit : La pensée figurative, le langage et la compréhension). New York : Cambridge University Press. pp. 399-433.