Traduction libre d’un dialogue du livre Tradition et Révolution non publié dans l’édition française.
Bombay 15 février 1971
P : Je voulais vous demander, Krishnaji, s’il y a une question qui doit être posée par l’individu, qui ouvrirait la porte à la réalité. Toutes les questions peuvent-elles être réduites à cette seule question ?
F : Est-ce qu’une porte, ça existe ? Nous ne pouvons pas poser une question sur un sujet, pour lequel il ne peut y avoir de métaphore.
Krishnamurti : Je pense qu’elle demande, dans le sens d’une porte, d’une ouverture, d’une percée.
F : D’après votre propre expérience, qu’est-ce qui constitue une percée ? Il n’y a pas de point de référence.
Krishnamurti : Quelle est la question ?
P : Il y a beaucoup de choses dont nous avons discuté ces derniers jours. Toutes ces questions peuvent-elles converger en une seule ?
Krishnamurti : Je pense que oui.
F : Je ne le dirais pas comme ça. Je viens à vous parce qu’il y a en vous une qualité impondérable, une minuscule graine de quelque chose qui vous rend entièrement différent. Je ne recherche pas les différences dans la manifestation, mais il y a en vous une toute petite touche de quelque chose, cet « autre » qui est le vôtre — y a-t-il une clé pour cela ? Y a-t-il une question qui permette d’y accéder ?
B : Si je peux me permettre, qu’est-ce qui nous empêche de voir ? La difficulté vient de nous. Hier soir, lorsque nous avons entendu le discours de Krishnaji, nous avons senti qu’il n’y avait rien que nous ne soyons prêts à faire, si c’était en nous de le faire. Peut-on résumer tout ce que vous dites en une seule question ? Pour vous, c’est une chose très simple. Vous avez une capacité étonnante à convertir la diversité en une seule chose. Cette convergence n’a pas eu lieu en nous. Pourrait-il y avoir une action qui ferait que toutes les questions se fondent en une seule ?
P : Je voudrais demander plus profondément, s’il n’était pas possible de simplifier toutes les questions en une seule, s’il existe un instrument et quel est cet instrument qui rendra cela possible ? Il y a un fait intéressant que j’ai observé dans ce que Krishnaji a dit ces derniers jours, c’est qu’il ne dit pas que la pensée est totalement inutile. Il dit que la pensée a une place et que la pensée n’a pas de place. Il y a une région où la pensée est nécessaire et une région où la pensée n’a pas de fonction. Le mécanisme qui permet à la pensée d’opérer uniquement là où elle doit et pas là où elle ne doit pas, sans aucune évaluation, sans l’opération de la volonté, sans un acteur, sans un directeur, sans un truc ; cet instrument, ce mécanisme est la chose essentielle.
Comment se fait-il que la pensée ne surgisse que là où elle doit légitimement fonctionner et qu’elle n’empiète pas sur les domaines où elle ne devrait pas fonctionner, parce que là, la pensée a investi dans l’illusion ?
Krishnamurti : Maintenant, quelle est la question ?
P : Quel est l’instrument ? Comment cela se passe-t-il ? Nous avons examiné notre esprit avec un microscope. Nous nous demandons maintenant sous le commandement de qui les cellules du cerveau fonctionnent ? Que leur arrive-t-il s’il n’y a personne pour les diriger, pour les commander ?
Krishnamurti : Je pensais que « K » avait expliqué hier que c’était l’intelligence.
D : C’est la même chose. L’intelligence signifie instrument.
Krishnamurti : Tenons-nous-en au mot « intelligence ».
D : Comment cela se passe-t-il ? L’intelligence fonctionne dans différentes dimensions. L’artiste, le philosophe utilisent l’intelligence, mais ce n’est pas de l’intelligence.
Krishnamurti : L’intelligence est cette qualité de l’esprit qui peut utiliser la connaissance, tout le vaste champ de la connaissance, mais n’utilise pas la connaissance dans un autre domaine.
F : La différence qui existe entre vous et moi, est-elle dans le degré d’intelligence ou y a-t-il un autre facteur qui opère en vous ?
Krishnamurti : « P » a posé une question, qui est : quelle est la demande essentielle dans la vie ? Et elle va plus loin en demandant si la pensée peut opérer sainement, efficacement dans tout le domaine de la connaissance où elle est nécessaire et ne pas opérer dans un autre domaine où elle apporte le chaos, la souffrance ? Or, quelle est la chose qui peut empêcher la pensée d’opérer de manière à ne pas créer la souffrance ?
Peut-on aborder cette question différemment ? L’esprit, la totalité de l’esprit, peut-il se vider de tout, de la connaissance et de la non-connaissance ; la connaissance de la science et du langage et aussi le mécanisme de la pensée qui fonctionne tout le temps ? L’esprit peut-il se vider de tout cela ? Je ne sais pas si je me fais bien comprendre. L’esprit peut-il se vider non seulement au niveau de la conscience, mais aussi dans les chambres secrètes les plus profondes de l’esprit ? À partir de ce vide, la connaissance peut-elle fonctionner et ne pas fonctionner ?
B : La question serait alors le vide ?
Krishnamurti : Regardons cela. L’esprit peut-il vider tout son contenu comme le passé, de sorte qu’il n’ait aucun motif ? Peut-il se vider et ce vide peut-il utiliser la connaissance, la prendre, l’utiliser et la laisser tomber, mais toujours rester vide ?
Le vide au sens où l’esprit n’est rien ; le vide qui a son propre mouvement, qui n’est pas mesurable en termes de temps. Un mouvement qui est dans la vacuité, qui n’est pas le mouvement du temps, ce mouvement peut opérer dans le domaine de la connaissance et il n’y a pas d’autre opération. Ce mouvement ne peut opérer que dans le domaine de la connaissance et nulle part ailleurs.
P : S’agit-il de deux mouvements ?
Krishnamurti : C’est pourquoi j’ai dit que le mouvement ne peut opérer que dans la connaissance ; il n’a pas deux mouvements. Suivez, s’il vous plaît. Je ne fais qu’enquêter. Vous posez une question, à savoir que d’après ce que vous avez observé dans vos discussions ici, « K » a divisé la connaissance et la liberté de la connaissance.
La connaissance opérant dans le domaine de la science où il doit y avoir une certaine volonté, une certaine direction, une fonction opératoire, un dessein ; et la connaissance n’opérant pas où il n’y a pas de place pour la pensée et donc pour la volonté.
B : Vous voulez dire pas même la pensée qui est plus que la volonté ?
Krishnamurti : Bien sûr. Clarifions la question. Je doute un peu de la question.
F : Il semble que parfois nous agissons délibérément et parfois non délibérément. Je peux voir que je fais quelque chose dont je ne sais rien, et pourtant j’opère. Il y a donc ces deux opérations : mentale et non mentale. Le mouvement des deux n’est pas séparé.
Krishnamurti : Observez votre propre esprit, « F ». Vous voyez la pensée opérer toujours dans le champ de la connaissance. La connaissance apporte la douleur et cette connaissance aide l’homme à vivre plus confortablement dans l’environnement. N’est-ce pas ? — Et cette pensée apporte aussi la souffrance, la confusion. C’est un fait.
F : Je m’oppose au « toujours ».
Krishnamurti : Attendez. Alors vous et moi demandons : la pensée est-elle nécessaire ? Pourquoi crée-t-elle de la souffrance ? Est-il possible que la pensée ne crée pas de souffrance ? C’est tout. Restez aussi simple que cela.
F : Ma réponse à cela est que les racines de la souffrance ne me sont pas connues. Les incitations qui créent la souffrance, je ne les connais pas.
Krishnamurti : Nous avons commencé par les couches superficielles. Maintenant nous allons entrer dans les chambres secrètes de l’esprit.
P : Nous ne postulons certainement pas un état de conscience où la pensée fonctionnera au niveau technologique et au niveau de l’action quotidienne quand nécessaire, et si par une sorte de tour, de choc électrique, toute autre conscience en tant que pensée devait disparaître, ce serait suffisant ? Ce n’est sûrement pas ce que nous postulons.
Krishnamurti : Bien sûr que non.
P : Mais écoutez Monsieur, dès que vous parlez d’une place où la pensée peut opérer légitimement et d’une place où la pensée n’est pas légitime, vous postulez l’autre — un état qui est la non-pensée. Si la conscience n’est qu’un contenu, alors qu’est-ce que l’autre ?
D : Je peux entrer dans un état d’euphorie constant. Est-ce suffisant ? Cela peut se produire par lobotomie.
Krishnamurti : Alors vous devenez un légume.
D : Alors si ce n’est pas le cas, qu’y a-t-il d’autre dans la conscience ?
F : Quand vous avez dit que la pensée est la conscience, c’est là que je mets un point d’interrogation ? La pensée est-elle la totalité de la conscience ? Peut-on dire que la conscience n’est rien au-delà de la pensée ? Je mets ce point en doute.
Krishnamurti : Nous devons donc aborder la question de la conscience.
B : Nous revenons en arrière. Vous avez utilisé le mot « intelligence » d’une manière différente. Ce mot est la clé, si nous savons ce que c’est.
P : Mais c’est aussi une question très valable — si le contenu c’est la pensée, si toute conscience est le contenu et qu’il est légitime pour la pensée de fonctionner dans le domaine de la technologie, et que tout empiétement de la pensée dans la direction psychologique est douleur, alors couper la pensée, cela résoudra le problème ?
Krishnamurti : Non.
P : Alors qu’est-ce que « l’autre » ?
F : L’intelligence est différente de la conscience. Nous devons faire la distinction entre les deux. L’intelligence est beaucoup plus vaste que la conscience. Nous pouvons avoir une intelligence inconsciente.
P : Qu’est-ce que la conscience ?
Krishnamurti : Qu’est-ce que la conscience ? Il y a une conscience éveillée, il y a une conscience cachée ; la conscience de certaines parties de moi, de l’esprit superficiel, et un manque de connaissance totale des couches plus profondes de la conscience.
P : Je dirais, Krishnaji, qu’il y a une conscience dans laquelle la pensée opère, puis il y a une conscience où l’attention est et où il y a vision ; et une conscience qui est inconsciente de la pensée. Je vois ces trois états tels qu’ils opèrent en moi.
Krishnamurti : Trois états qui sont la mémoire,
P : Être éveillé quand la pensée ne l’est pas,
Krishnamurti : Attendez, attendez. La mémoire, l’opération de la mémoire en tant que pensée, en tant qu’action ; puis l’attention, un état d’attention où il n’y a pas de penseur.
P : Et un état d’être endormi lorsque vous n’êtes pas conscient de la pensée ni de l’attention.
Krishnamurti : Vous dites donc qu’il y a l’opération de la pensée, de la mémoire, de ce qui était et de ce que ça sera. Puis il y a un état d’attention et il y a un état dans lequel il n’y a ni attention ni pensée, mais un sentiment d’être à moitié endormi.
P : À moitié réveillé, à moitié endormi.
Krishnamurti : Tout cela est ce que vous appelleriez la conscience. N’est-ce pas ?
P : Dans tous ces états, que ce soit consciemment ou inconsciemment, les perceptions sensorielles sont en action.
F : Ne pas introduire l’inconscient. N’appelez pas l’inconscient une forme de conscience.
D : Je voulais demander si on ne peut pas y inclure aussi les rêves, c’est la partie inconsciente.
F : Les rêves sont des rêves parce qu’ils deviennent conscients.
P : L’état dans lequel on passe une grande partie de la journée, on sort, les images vont et viennent ; c’est encore la conscience.
F : C’est une chose incomplète. Le fait est que la conscience n’est pas un phénomène continu.
Krishnamurti : Pouvons-nous commencer de cette façon ? Je suis juste hésitant — il y a une conscience, large ou étroite, profonde ou peu profonde. Tant qu’il y a un centre qui est conscient de lui-même, ce centre peut s’étendre ou se contracter. Ce centre dit que je suis conscient ou non. Ce centre peut tenter d’aller au-delà des limites qu’il s’est imposées. Ce centre a ses racines profondes dans la grotte et opère de manière superficielle. Tout cela est la conscience. Dans tout cela, il doit y avoir un centre.
P : Puis-je vous poser une question ? Soyons très prudents. Diriez-vous qu’il n’y a pas de fonctionnement de la conscience en vous ?
Krishnamurti : Nous y viendrons tout à l’heure. Ce n’est pas le point.
A : Je voulais demander s’il existe une chose telle que la matrice dans laquelle il n’y a même pas de centre, parce que c’est à partir de cela que le centre est formé ?
Krishnamurti : Une matrice ?
A : La matrice est la pensée ; la matrice de la temporalité.
P : La conscience est ce qui enregistre. C’est la seule chose qui distingue la vie d’un état de mort. Tant qu’il y a enregistrement, il n’y a pas de mort.
Krishnamurti : Est-ce que nous spéculons ? Écoutez, commençons très simplement. Quand êtes-vous réellement conscient ?
P : Quand je suis éveillée, quand je suis consciente.
Krishnamurti : Je commencerais très simplement. Quand suis-je conscient ?
P : Je suis consciente de cette discussion.
Krishnamurti : Restons simples. Quand suis-je conscient ? Soit par une réaction sensorielle, par un choc sensoriel, une résistance sensorielle, un danger sensoriel, un conflit dans lequel il y a douleur-plaisir. C’est seulement dans ces moments-là que je dis que je suis conscient. Je suis conscient de cette lampe, de son design ; je perçois qu’il y a une réaction et je dis que c’est laid ou beau. N’est-ce pas là la base de tout cela ? Je ne veux pas spéculer. Je me demande : « Quand suis-je conscient ? » Quand je suis interpellé, quand il y a un impact, un conflit, une douleur, un plaisir, alors je suis conscient.
D : Mais il se peut qu’il n’y ait pas d’attention du tout.
Krishnamurti : Attendez Monsieur. Je veux commencer ici, sinon nous nous perdons dans la théorie. Tout ce phénomène est en cours, qu’il y ait une conscience délibérée ou non, cette chose fonctionne tout le temps. C’est ce que nous appelons la conscience.
F : La réponse à l’impact.
P : Voulez-vous dire qu’il n’y a pas de conscience photographique. Je vois une poubelle…
Krishnamurti : Mais vous le voyez. L’esprit l’enregistre. C’est-à-dire que les cellules du cerveau reçoivent tous ces impacts.
F : Et dans cela, n’y a-t-il pas de classification comme douleur, plaisir ?
Krishnamurti : L’impact comme plaisir, douleur, conflit, chagrin, conscient ou inconscient, se produit tout le temps et il peut y avoir une conscience de tout cela à un moment donné, et à d’autres moments il peut ne pas y en avoir. Mais cela se passe tout le temps. Quelle est donc la question suivante ?
P : Ce processus est lui-même la conscience et le centre qui observe fait également partie de la conscience.
Krishnamurti : Quelle est la question suivante ?
B : Quelle est la nature de l’inconscient ?
Krishnamurti : C’est toujours la même chose. Seulement c’est la couche la plus profonde.
B : Pourquoi sommes-nous inconscients de la couche profonde ?
Krishnamurti : Parce que superficiellement nous sommes très actifs tout le temps.
B : Donc la densité de la couche superficielle nous empêche d’être conscients des couches plus profondes.
Krishnamurti : Je fais des bruits à la surface. C’est comme nager à la surface. Alors quelle est ma prochaine question ?
B : Est-il possible d’intégrer les différentes couches ?
Krishnamurti : Non.
P : Quelle est la relation entre la pensée et la conscience ?
Krishnamurti : Je ne comprends pas cette question, car la pensée est la conscience.
P : Y a-t-il autre chose que la pensée ?
Krishnamurti : Pourquoi posez-vous cette question ?
P : Parce que nous avons commencé par la question suivante : j’ai observé que vous parlez d’une région où la pensée a une place légitime et d’une région où la pensée n’a pas de place légitime — et pourtant vous dites que la pensée est la conscience.
Krishnamurti : Allons lentement. Arrêtons-nous ici. La première question était : la pensée fait-elle partie de tout cela ? Quelle est sa relation avec la conscience ? La conscience c’est la pensée — douleur, conflit, enregistrement, mémoire, souvenir. Lorsque la conscience superficielle fait beaucoup de bruit, vous venez demander quelle est la relation entre la pensée et tout cela ? La pensée est tout cela.
P : Vous venez de dire quelque chose — la pensée fait partie de tout cela. Alors quel est le reste ?
A : Tout cela est de la conscience. La pensée entre en action lorsque le « Je » veut se localiser.
Krishnamurti : C’est exact.
F : Quand le cerveau est interrompu, il n’y a plus de pensée.
Krishnamurti : Ce qui est la mémoire comprimée, retenue et paralysée. Tout ce que nous avons décrit, la mémoire, tout, c’est la conscience. Maintenant la pensée entre en action quand je m’intéresse à une partie de cela. Le scientifique s’intéresse aux phénomènes matériels, le psychologue à son domaine, car il a limité son champ d’investigation. La pensée intervient alors pour systématiser.
F : La pensée est-elle la non-conscience de soi ?
Krishnamurti : Lorsque « P » demande quelle est la relation entre la pensée et la conscience, je pense que c’est une mauvaise question.
P : Pourquoi ?
Krishnamurti : Il n’y a pas de relation entre les deux, car il n’y a pas deux. La pensée n’est pas quelque chose de séparé de tout cela.
P : La pensée en fait-elle partie ou est-elle tout ?
Krishnamurti. Allez-y doucement. Je ne veux pas dire quelque chose qui n’est pas vrai.
F : La pensée est coextensive avec la conscience. Ne subdivisons pas.
Krishnamurti : « P » demande à « F », une question très simple. Quelle est la relation entre la pensée et tout cela ?
F : Qui est « l’autre ». Elle n’a pas à parler des deux comme étant séparés.
P : Je ne l’accepterai pas si facilement, car dans tout ce que dit « K », « l’autre » est avancé. La pensée a une place légitime dans le domaine de la technologie et elle n’a pas de place légitime dans l’autre domaine et si vous deviez effectuer une opération et effacer la pensée, ce n’est pas suffisant. Par conséquent, « l’autre » est posé.
A : Ce que j’essaie de dire, c’est qu’il existe dans la conscience un espace qui n’est pas couvert par la pensée ?
P : Tout à fait exact.
Krishnamurti : Je ne suis pas du tout sûr. Je ne dis pas que vous n’avez pas raison. Alors, continuez.
A : Je dis qu’il existe un espace dans la conscience qui n’est pas la pensée et qui fait partie de l’héritage humain. Il est là.
Krishnamurti : Je ne pense pas que dans la conscience il y ait un quelconque espace.
P : Je veux vous poser une autre question. Lorsque je vous perçois et que j’écoute le tout fonctionner, il n’y a aucun mouvement de pensée, mais je suis totalement consciente. Je ne peux pas dire
Krishnamurti : Pourquoi appelez-vous cela une conscience ? Attendez, allez-y doucement. « A » dit qu’il y a de l’espace dans la conscience. Nous devons répondre à cette question.
P : Chaque fois que vous faites une déclaration de ce genre, vous en venez immédiatement à l’idée que partout où il y a de l’espace, il y a une frontière.
A : J’utilise peut-être le mauvais mot.
Krishnamurti : Vous avez utilisé le mot juste. Mais nous ne voyons pas que l’espace ne peut être contenu dans une frontière, dans une limite, dans un cercle.
A : Ce n’est pas un espace, s’il est contenu dans un cercle, un carré, un rectangle. Dans un sens, bien sûr, c’est l’espace.
Krishnamurti : Là où il y a une frontière, il n’y a pas d’espace.
D : Selon les scientifiques, le temps et l’espace sont liés.
Krishnamurti : Mais quand nous disons que la conscience a de l’espace, alors la conscience a du temps. N’appelez pas cela de l’espace. L’espace n’existe que lorsqu’il y a du temps. Le temps est une limitation. L’espace dans le sens où nous utilisons ce mot n’existe pas dans la conscience. Cet espace est quelque chose d’autre. Laissez cela pour le moment. Maintenant, quelle est la question suivante ?
P : Si nous pouvons partir de ce point, je demande quelle est la relation entre la pensée et la conscience. La pensée est-elle contenue dans la conscience ?
Krishnamurti : N’utilisez pas le mot relation. Cela signifie les deux ; la pensée signifie tout cela. La pensée est la conscience. Ne le formulez pas d’aucune autre façon.
P : Oui. La pensée est conscience, écouter est conscience, apprendre est conscience. Si la pensée est la conscience, la pensée n’est-elle pas liée à la vision en tant que conscience ?
Krishnamurti : Posez la question de cette façon. Existe-t-il un état d’esprit dans lequel il n’y a pas du tout d’apprentissage ? Vous voyez la question ?
P : Vous nous avez laissés loin derrière maintenant.
F : Il y a des domaines dans lesquels nous fonctionnons sans conscience. La plupart de nos relations sont hors de portée de la conscience. Je fonctionne inconsciemment.
Krishnamurti : Je veux aller lentement, s’il vous plaît. La pensée est la conscience, l’écoute est la conscience et l’apprentissage est la conscience. Écouter, voir, apprendre, entendre fait partie de tout cela, et mémoriser et réagir à cette mémoire fait partie de tout cela.
P : Quand l’un de ces éléments fonctionne, il n’y en a pas d’autres. Ce que vous dites alors est compréhensible. Alors il n’y a pas de dualité. Maintenant, nous passons à l’étape suivante. Quand chacun de ces éléments fonctionne, c’est la conscience.
Krishnamurti : Et ce n’est pas une conscience dualiste.
P : N’est-ce pas une partie qui fonctionne ?
Krishnamurti : Je n’utiliserais pas le mot « partie ». C’est la focalisation de la conscience. Ce n’est pas la totalité de la conscience. Regardez, je dis quelques mots en français ou en italien ; à ce moment-là, il n’y a que ça.
P : Qu’en est-il de l’anglais ?
Krishnamurti : C’est toujours là. Lorsque la pensée opère dans ce domaine spécifique, il n’y a pas de dualité. Lorsque la pensée compare cette opération particulière à une autre, il y a dualité. N’est-ce pas ? Je dis que cette lampe est merveilleuse. C’est terminé. Mais quand la pensée dit que j’aimerais l’avoir dans ma chambre, alors il y a dualité. Vous voyez ce que l’on a découvert, lorsqu’il y a le simple fonctionnement de la pensée sans aucun motif, il n’y a pas de dualité.
P : C’est encore une fois très difficile — la pensée est un motif.
Krishnamurti : Non. Qu’est-ce que la pensée ? J’ai un souvenir de ce coucher de soleil — je vois ce coucher de soleil. C’est enregistré à ce moment-là, c’est terminé. Mais la pensée arrive et dit…
P : Je dis que la pensée est le motif, pas l’enregistrement, parce que la pensée est le mot, le mot est chargé, le mot est le sens.
Krishnamurti : Il y a le souvenir de ce coucher de soleil, puis la pensée dit : je voudrais que cela se reproduise. En cela, le motif opère.
D : Oui Monsieur. Quand vous regardez ce coucher de soleil, le motif n’est pas pertinent.
P : Le coucher de soleil est une chose impersonnelle, ne le considérons pas. Je suis jalouse. Il y a un mouvement de jalousie en tant que pensée. Vous voyez Krishnaji, c’est d’une manière subtile lié au problème de la contenance — espace — temps…
Krishnamurti : « P », vous venez de dire la jalousie. La jalousie est le facteur de la dualité — c’est-à-dire que ma femme regarde un autre homme, et je me sens jaloux parce que je la possède, elle est à moi. Mais si j’observe, si je suis conscient qu’elle n’est pas à moi dès le départ, alors le facteur de la jalousie n’entre pas en jeu. Elle est un être humain libre comme je suis un être humain libre. Je lui laisse la liberté.
P : Je comprends cela. Mais nous parlons de la structure de la pensée. La pensée naît dans la conscience. En soi, il n’y a pas de dualité.
Krishnamurti : Il n’y a de dualité que lorsqu’il y a une opération de motif, de mesure, de comparaison. Dans l’observation d’un beau coucher de soleil, dans la vision de la lumière, de l’ombre, il n’y a pas de dualité. Le mot « beau » peut être dualiste par rapport au laid, mais j’utilise ce mot sans comparaison. Au moment où je dis que j’aimerais l’avoir encore, commence le processus dualiste. C’est tout.
P : Nous nous sommes en quelque sorte éloignés.
Krishnamurti : J’y reviendrai, c’est-à-dire que la conscience est la perception, l’audition, la vision, l’écoute, l’apprentissage et la mémoire de tout cela et la réponse en fonction de cette mémoire. Tout cela est la conscience, qu’elle soit focalisée ou non. Dans cette conscience se trouve le temps ; le temps qui crée de l’espace parce qu’il est enfermé. Arrêtons-nous là. En cela il y a la dualité, la non-dualité, les conflits — je dois, je ne dois pas — l’ensemble de ce champ est conscience. Tout cela est conscience. Et en cela, il n’y a pas d’espace du tout, car il y a des limites, des frontières, qui sont des limitations.
A : Il y a un autre facteur que j’aurais aimé inclure. Il y a les perceptions de divers peuples du monde — du continent africain, du continent latino-américain ; il y a une sorte de mouvement qui est constamment en cours ; il y a les découvertes des physiciens, des biologistes — les perceptions et les expériences du monde se déversent dans ma conscience. Comment pouvons-nous ignorer tout cela ? Si nous nous contentons de prendre le « je » et d’en voir la source, ce n’est pas suffisant : Quel est le processus par lequel cette chose se déverse dans ma conscience ? Le mouvement du « je » en tant que pensée est quelque chose qui est constamment alimenté et renouvelé par cela. Si je ne vois pas ce processus, je ne comprends pas.
Krishnamurti : Nous avons dit, Monsieur, que l’ensemble de ce champ de conscience est le mouvement de contraction et d’expansion, un mouvement d’information, de connaissance, d’enregistrement de la connaissance, de motivation, de changement, le thème politique, ce qui se passe au Moyen-Orient, tout ce qui se passe dans l’environnement, fait partie de moi : Je suis l’environnement et l’environnement est le moi. Dans tout ce domaine, il y a le mouvement du moi. J’aime les Arabes et je n’aime pas les Juifs — au sein de cette conscience, cela surgit…
A : Je mets ce point en doute. Je dis quand je vois tout ça, je ne prends même pas parti parce qu’il y a les tribus africaines qui sont libérées et puis prises dans le militarisme et tout ça.
Krishnamurti : Voyez ce qui se passe. Le colonialisme, la libération du colonialisme, la tribu, puis l’identification à la tribu en tant que moi qui appartient à la tribu.
A : Dans cette vaste toile, nous voyons que la pensée se concentre dans ce foyer que nous appelons conscience.
Krishnamurti : Tout cela est la conscience. La conscience crée le mal en disant « j’aime », « je n’aime pas ». Je vois cela, je suis témoin de ce « j’aime » et « je n’aime pas » aussi, parce que cela fait partie de ce mouvement sur lequel je n’ai aucun contrôle.
A : Je dirais que c’est peut-être le cas. Mais ce n’est pas le problème. Le problème est l’identification qui donne ce poids aux « j’aime » et « je n’aime pas », qu’elle construit autour d’elle.
Krishnamurti : Me voici né en Inde, avec tout l’environnement, toutes les superstitions, la richesse et la pauvreté, le ciel, les collines, l’économie, le social, tout cela est moi.
A : Il y a quelque chose de plus.
Krishnamurti : Incluez le plus.
A : Le plus est l’ensemble du passé historique et préhistorique. Si vous incluez tout cela, alors le choix disparaît.
Krishnamurti : Attendez, Monsieur, je suis tout cela, le passé, le présent et le futur projeté ; je suis né en Inde avec toute la culture de 5000 ans. C’est tout ce que je suis. C’est ce que j’appelle la conscience.
A : C’est plus large ; cela inclut l’Amérique, le monde entier
Krishnamurti : Mais le choix se pose lorsque vous dites que vous êtes un hindou et que je suis un musulman ; lorsqu’il y a focalisation par identification, il y a alors choix.
P : Revenons à ce que nous disions. Tout cela est conscience et l’autre est aussi un fait que lorsque la pensée opère, la pensée est conscience, écouter, voir est conscience, et je pose la question « quelle est la relation entre la pensée et la conscience ? ».
Krishnamurti : C’est une mauvaise question.
P : Très bien. Nous disons que la conscience est la pensée, voir est la conscience, écouter est la conscience, la pensée est la conscience.
Krishnamurti : Tout l’héritage que « A » a amené est aussi conscience, passé, ancien, présent et tout cela.
P : Vous avez affirmé qu’il est légitime que la pensée opère dans des domaines où la connaissance est nécessaire et que lorsqu’elle opère dans d’autres domaines, elle apporte la peine, la douleur, la dualité. La question est la suivante : L’autre état dont vous parlez, est-il aussi la conscience ?
Krishnamurti : Examinons cela. Tenez-vous-en à cette question. Que dites-vous ?
P : Je dis que c’est la conscience parce que voir est conscience.
Krishnamurti : Voir cette lumière est conscience.
P : C’est la première question.
Krishnamurti : Tenez-vous-en à cette question pour le moment. La pensée a un champ d’opération légitime et si elle empiète sur d’autres champs, elle apporte de la douleur, de la souffrance. Ce qui opère dans ce domaine, est-ce encore la conscience — la conscience telle que nous la connaissons avec tout ce que nous y avons mis ? L’autre n’est pas.
P : L’autre n’est pas quoi ?
Krishnamurti : Ce n’est pas la pensée.
P : Mais est-ce la conscience ? Je vais l’étaler un peu plus. Les perceptions sensorielles fonctionnent. Voir, écouter fonctionnent, alors pourquoi dites-vous que ce n’est pas la conscience ?
Krishnamurti : Je dis conscience dans le sens où il n’y a pas de conflit.
P : Il n’y a pas de conflit dans la conscience. Il y a seulement conflit lorsque la conscience opère en tant que pensée dans le domaine où elle n’a pas de place légitime. Pourquoi y aurait-il un conflit dans la conscience lorsque la pensée n’opère pas ?
Krishnamurti : Il n’y a pas du tout de conflit ici. Allons-y doucement.
P : Alors qu’est-ce qui opère là ?
Krishnamurti : L’intelligence est-elle la conscience ? L’intelligence n’est pas la conscience.
P : Maintenant, nous ne faisons qu’écouter. Maintenant, nous arrivons à un stade où nous ne faisons qu’écouter.
Krishnamurti : Mon esprit a suivi tout cela. Il a vu, comme « A » l’a souligné, tout le contenu de la conscience comme la tradition indienne passée, tout l’héritage humain et que je suis tout cela. La conscience est tout cela. L’héritage est la conscience. Et cette conscience, telle que nous la connaissons, est conflit. Et ma principale préoccupation est de mettre fin à ce conflit, le conflit étant le chagrin, la douleur. En examinant cela, on découvre que tout est un processus de la pensée. Il y a douleur et plaisir et à partir de là, l’esprit dit qu’il doit opérer dans le domaine de la connaissance et non ici. Légitimement, il opère dans un domaine, mais pas ici. Qu’est-il arrivé à mon esprit ? Il est devenu souple, doux, vivant. Il voit, il entend. Il n’a pas la qualité du conflit en lui, et c’est cela l’intelligence. Et ce n’est pas la conscience.
L’intelligence n’est pas l’héritage alors que la conscience l’est.
Ne traduisez pas intelligence par Dieu.
Or cette intelligence peut utiliser la connaissance, cette intelligence peut utiliser la pensée pour opérer dans le champ de la connaissance et donc son fonctionnement n’est jamais dualiste.
D : Le langage de l’intelligence doit être différent du langage de la pensée.
Krishnamurti : L’intelligence n’a pas de langage, mais elle peut utiliser le langage. Dès qu’elle a un langage, elle est de nouveau dans le champ. Cette intelligence qui n’a pas de langage n’est pas personnelle. Elle n’est pas la mienne ou la vôtre.
P : Ce n’est peut-être pas personnel, mais est-ce focalisé ?
Krishnamurti : Non, elle semble se focaliser.
P : Quand elle se déplace, est-ce qu’elle se focalise ?
Krishnamurti : Bien sûr, il le faut, mais il n’est jamais en focalisation.
P : Elle n’est jamais tenue ?
Krishnamurti : C’est comme tenir la mer dans son poing : c’est une partie de la mer, mais ce n’est pas la mer.