Zeno Bianu
Jeux de mots, jeux d'esprit

Née avec la conscience, avec la recherche du sens de notre insertion au monde, l’énigme est étroitement liée à l’initiation dès son origine. Par son truchement, devins, chamanes, alchimistes, kabbalistes, yogis, Maîtres zen, sorciers d’Afrique et d’ailleurs, chercheront à franchir le gué de l’évidence sensible, la multiplicité des apparences immédiates pour accéder à la transformation de soi. Alors, peut-on, tel Œdipe, vaincre le Sphinx dont le nom signifie je serre, j’étreins, j’embrasse.

(Revue Question De. No 36. Mai-Juin 1980)

Dans le jeu millénaire [1] qui confronte l’homme aux secrets du cosmos, la pulsion interrogative a sans doute constitué la première modulation de l’intelligence. Aux premières lueurs de sa conscience, le sujet humain cherche à relever le défi que lui pose l’univers, à s’éprouver par une réponse créatrice. Selon Arnold Toynbee, qui a analysé les rythmes régissant toute civilisation, les notions de défi et de réponse se rattachent directement à l’expansion et à la désintégration des sociétés humaines. La croissance ou l’extinction des civilisations se fondent sur la qualité des réponses — succès ou échec —aux défis lancés par l’environnement physique et social. Volonté de questionner, de savoir, de saisir un fil pour déjouer le labyrinthe de la triple question « D’où venons-nous ? Qui sommes-nous ? où allons-nous ? »

Née avec la conscience, avec la recherche du sens de notre insertion au monde, l’énigme est étroitement liée à l’initiation dès son origine. Par son truchement, devins, chamanes, alchimistes, kabbalistes, yogis, Maîtres zen, sorciers d’Afrique et d’ailleurs, chercheront à franchir le gué de l’évidence sensible, la multiplicité des apparences immédiates pour accéder à la transformation de soi. Alors, peut-on, tel Œdipe, vaincre le Sphinx dont le nom signifie je serre, j’étreins, j’embrasse.

Le verbe, concentration d’énergies

Une des premières énigmes connues semble avoir été formulée par le Rig Veda : « L’univers visible n’était que ténèbres, incompréhensible à l’intelligence, ne pouvant être connu ni par les procédés logiques du raisonnement, ni par la sagesse humaine et comme endormi de toutes parts. » Donner la réponse aux énigmes rituelles et cosmogoniques, c’est, pour les devineurs de l’Inde ancienne, accéder par une initiation du langage à un autre plan de réalité. « La parole se mesure en quatre quartiers ; les brahmanes réfléchis les connaissent. Trois sont tenus secrets, ils ne les mettent pas en mouvement. Le quatrième quartier de la parole, c’est celui que les hommes parlent. » Si le verbe est concentration d’énergies, parler sans précaution, c’est libérer des forces qui risquent d’être dangereuses pour celui qui les reçoit sans préparation, d’où l’hermétisme systématique de la langue secrète des brahmanes. Ainsi, dans le Rig Veda, le soleil est-il assimilé à un char, les éclairs aux oiseaux, les nuages, l’aube et le feu aux vaches, le bas au pied et le haut à la tête. Une fois chiffré, « le soleil qui luit à travers les nuages » devient :

« Celui qui le connaît, oui, qu’il dise ici la trace cachée de cet oiseau aimé. Les vaches tirent le lait de sa tête et, voilant leur figure, elles ont bu l’eau avec leur pied. »

En déchiffrant, le questionné, mis à l’épreuve, montre qu’il est à égalité de connaissance avec son questionneur. Dans la religion brahmanique, la révélation des correspondances majeures entre l’homme et le cosmos s’effectuait au cours de véritables tournois d’énigmes. Les divers officiants d’un même sacrifice prenaient tour à tour la parole et prononçaient les questions et réponses sacramentelles. Celles-ci ont été conservées dans un chapitre de la Vejesameyi Samhita, reproduit par Roger Caillois dans son Art Poétique dont voici un extrait :

« 45. Question du récitant :

Qu’est-ce donc qui se meut solitaire ? Et qu’est-ce donc qui renaît ? Quel est le remède du froid ? Et quel est le grand ensemencement ? »

46. Réponse du manipulateur :

« Le soleil se meut solitaire, la lune naît de nouveau, le feu est le remède du froid, la terre est le grand ensemencement. »

47. Question du manipulateur :

« Quelle est donc la lumière pareille au soleil ? Quel est donc le lac pareil à l’océan ? Qu’est-ce qui est donc plus vaste que la terre ? De quoi ne trouve-t-on point la mesure ?

48. Réponse du récitant :

« Le brahman (principe métaphysique) est la lumière pareille au soleil, le ciel est le lac pareil à l’océan, Indra est plus vaste que la terre, de la Vache, on ne trouve point la mesure. »

(Traduction de Louis Renou)

Ces joutes oratoires n’étaient pas de simples jeux. De terribles sanctions punissaient le vaincu, notamment s’il avait pris l’initiative de la rencontre. Celui qui provoquait sans être sûr de soi s’exposait à voir sa tête voler en éclats. En revanche, en cas de victoire, il sortait de l’épreuve imprégné d’énergie sainte.

D’une certaine façon, l’énigme est une épreuve capitale : « Devine ou meurs ». Une fois deviné, le sphinx meurt. Cessant d’être énigme, il s’abolit. Dans les compétitions qui opposaient les rois d’Egypte à ceux de Babylone, le vaincu (celui qui ne trouvait pas la clef de l’énigme) devait payer un tribut de vasselage et, dit-on, donner sa langue aux chiens. L’expression était-elle prise au pied de la lettre ? Quoi qu’il en fût, nous pouvons peut-être voir là l’origine de cette locution courante : « donner sa langue au chat ».

Dans Le cycle du rameau d’or, J.G. Frazer montre les rapports troublants qu’entretiennent l’énigme et la mort. En Bolang Mogondo, dans les Célèbes, il est interdit de poser des énigmes sauf lorsqu’il y a un mort dans le village. Chez les Tohongaoos, peuplade de la même île, ceux qui veillent un mort se posent mutuellement des devinettes et y répondent. On retrouve symptomatiquement une tradition semblable en Bretagne, où au siècle dernier, après un enterrement, quand les invités allaient prendre part au banquet funéraire, les vieillards s’attardaient au cimetière et se posaient des énigmes.

Dans ses strates les plus profondes, l’énigme est une question de vie ou de mort. On rapporte qu’autrefois, aux îles Hawaï, celui qui ne résolvait pas une devinette était dévoré rituellement par les membres de sa tribu et ses ossements étaient conservés comme trophées. Certaines familles refuseraient toujours de répondre aux devinettes parce que leurs ancêtres auraient péri de cette manière. Si elle est plus symbolique, l’insulte proférée à celui qui ne sait répondre aux énigmes, dans les villages Kabyles, est tout aussi significative « Qu’Allah lui enfouisse la tête dans un dépotoir ! ». Pour Huizinga [2] « l’énigme révèle son caractère sacré, c’est-à-dire dangereux dans le fait que dans les textes mythologiques ou rituels, elle se présente toujours comme une « énigme sur la tête » ; en d’autres termes, la vie de celui qui répond est intéressée à la solution, elle constitue l’enjeu de la partie. Il y a un lien entre ce trait et le fait que formuler une énigme à laquelle personne ne puisse répondre passe pour la sagesse suprême ». Une ancienne coutume allemande vient lumineusement vérifier cette affirmation : lorsqu’un homme était condamné à mort, s’il se montrait capable de poser une énigme que les juges ne pouvaient résoudre, le tribunal lui accordait la vie sauve.

Une symbolique analogue se trouve dans un contexte légendaire, celui de la mythologie scandinave. Dans le Heidreksmal, tournoi d’énigmes inséré dans la Hervarar Saga, le dieu Odin, sous une apparence humaine, propose au roi Heidrek des énigmes poétiques d’une complexité croissante. Le roi les résout toutes. Alors le dieu, n’ayant pu vaincre, viole la règle du jeu et pose une énigme dont il est le seul à connaître la clef : « Que dit Odin à l’oreille de Balder avant qu’il fut placé sur le bûcher ? » Heidrek l’accuse alors de perfidie et démasque sa traîtrise ; « au défi poétique, qui n’exige que la puissance de l’imagination, a succédé l’épreuve rituelle où un savoir est requis [3] ». Le roi attaque le dieu avec son épée magique. Ce dernier se change en faucon, s’envole et revient tuer le roi dans la nuit.

Toutes les littératures anciennes ont cultivé le genre gnostique des énigmes, paraboles, devinettes et traits d’esprit. Les exégètes de la Bible comptent 72 énigmes dans Isaïe, 34 dans Jérémie, 12 dans Ezéchiel, mais les autres livres en fourmillent, notamment l’Apocalypse. Enigmes et paraboles frappent par l’ésotérisme de leur formulation ; elles font vaciller la raison et en éprouvent l’insuffisance. L’Eternel s’adressant au prophète dit : « Fils de l’homme, propose une énigme, dis une parabole à la maison d’Israël » (Ez. XVII. 2). Bien antérieure aux jeux qui s’en inspirent, l’énigme est épreuve de connaissance. Il est dit dans Proverbes : « Et celui qui est intelligent acquerre de l’habileté pour saisir le sens d’un proverbe ou d’une énigme, des paroles des sages et de leurs sentences. » Ainsi la Reine de Saba proposa-t-elle des énigmes au roi Salomon afin d’éprouver sa sagesse. Aucun texte des Ecritures n’en précise la nature. Selon l’écrivain arabe At-Ta-alabi, la Reine n’aurait mis Salomon à l’épreuve qu’une seule fois :

« Je te demande quelle est l’eau qui désaltère et qui ne sourd pas de terre, ni ne tombe du ciel ? » Après avoir cherché en vain le mot de l’énigme auprès des hommes et des génies qui ne purent lui venir en aide, Salomon l’obtint des démons qui lui dirent : « Quoi de plus facile que de faire courir des chevaux et de remplir un seau de leur sueur. » Alors, Salomon répondit à la reine de Saba : « La pluie dont tu parles est la sueur des chevaux. »

De même que chaque lettre du Coran, dans la tradition musulmane, entretient un rapport secret avec l’univers, chaque mot, chaque lettre de la Bible appartiennent à une nécessité, celle « d’un livre impénétrable à la contingence » (Borges). Puisqu’au commencement était le Verbe, la Bible est selon les Kabbalistes comme « tissée du nom de Dieu », énigme géante dont l’alphabet est le chiffre.

Les mots, jeux de forces vitales

L’un des procédés fondamentaux d’investigation de la Kabbale est la gématrie, soit la substitution aux lettres de nombres correspondant à leur rang. A l’origine de maints jeux d’esprit mathématiques, la gématrie s’intéresse à la valeur numérique des lettres (aleph = 1, beth = 2, gimmel = 3, etc.) et rattache les mots de totaux identiques, ou d’une valeur égale à celle des carrés des lettres initiales, ou encore d’une valeur obtenue par des manipulations bien plus complexes.

Ainsi le Talmud fixe-t-il à 515 années la distance métaphysique de la terre au ciel, d’après Ezéchiel qui, parlant des anges, dit « leur pied est droit » (I. 7). Or le mot droit en hébreu (5, 200, 300, 10) a pour valeur 515. C’est la dimension du pied de l’ange qui mesure la distance temporelle du ciel à la terre.

La gématrie a été appliquée à l’énigme de l’Apocalypse : « Que celui qui a de l’intelligence calcule le nombre de la bête; car c’est un nombre d’homme et son nombre est 666 » (Apo. 18). Certains catholiques ont cru résoudre cette énigme en appliquant au nom de Martin Luter (Lauter) les règles de la substitution numérale

M =  30                       L =  20

A =     1                       A =    1

R =   80                       U = 200

T = 100                        T = 100

I =      9                       E =     5

N =  40                        R =   80

———–                       ———–

260            +                 406           =          666

D’autre part, voyons le rôle fondamental joué par les énigmes littéraires et numérales dans le monde alchimique. Ecoutons la mise en garde d’Artéphius : « Je t’assure de bonne foi (…) que celui qui voudrait comprendre ce que nous avons écrit selon le sens habituel des mots se perdrait dans les dédales d’un labyrinthe et n’en sortirait jamais. Il lui manquerait un fil d’Ariane pour trouver en chemin et atteindre la sortie. » Depuis la plus haute antiquité, les alchimistes des cultures les plus différentes (Chine, Inde, Egypte, Europe) ont utilisé une langue à la fois extrêmement concrète et capable d’occulter les vérités essentielles. Ils ont ainsi développé un langage énigmatique, dit parfois langue des oiseaux, aux multiples possibilités puisqu’un ésotériste contemporain, Valentin Bresle, estimait à plus de 3000 le nombre de clefs de cette écriture hermétique. Tout texte alchimique use à l’envie d’énigmes, de devinettes, d’anagrammes, d’acrostiches visant à égarer le profane. On rédige à l’envers, on mêle lettres et chiffres, on forge des langues imaginaires en rajoutant des lettres inutiles, on désigne les substances à employer par des lettres prises au hasard dans l’alphabet, etc. Mais le secret alchimique n’est pas né simplement du besoin de celer la vérité. Les adeptes visaient également, par la pratique de l’énigme, une ascèse psychique capable de faire éclater les habitudes mentales, le mot de l’énigme n’étant pas trouvé par logique mais « par une libération subite de l’interrogé que l’interrogateur tenait enchaîné à sa question » (Huizinga, op. cit.). De même, dans le Zen, emploie-t-on les Koans, ces énigmes insolubles par la pensée logique, dualiste, linéaire, énigmes destinées à provoquer un nouvel éveil de la conscience (« Quel était votre visage avant votre naissance ? »). Dans les sociétés traditionnelles africaines, la devinette reste (comme son étymologie le souligne) le déchiffrage d’une divination ; tout se passe, en effet, comme si l’univers était un tissu de signifiants qui se lirait comme un thème géomantique que seuls les initiés pourraient comprendre ; car la force du verbe dépend justement de son caractère énigmatique et l’initié par excellence est celui qui connaît les paroles secrètes. Pour les Bambara du Mali, « la parole n’est efficace et ne se valorise pleinement qu’à condition d’être développée d’ombre ; elle ne conserve son égalité que proportionnellement à son degré de carence » [4]. En Afrique, le secret a une fonction sociale ; il est exercice de pouvoir. Devinettes et énigmes possèdent ainsi une importance capitale. C’est par elles que les anciens initient les jeunes à la cosmogonie, à l’histoire de la tribu, aux liens totémiques entre l’animal et le clan. Elles supposent, tout autant chez celui qui questionne que chez celui qui répond, sagesse et discernement.

« Participer aux mots, c’est participer au jeu des forces vitales qui est le monde » [5]. Résolvant l’énigme, l’homme des sociétés traditionnelles accède au sens profond du monde, corps et esprit liés, par son être total (non par sa seule raison, ni par abstraction). Comme l’indique André Jolies à propos de la devinette, « le savoir comme possession universelle, comme objet qu’on doit acquérir si possible de toutes parts, a refoulé le savoir chiffré, le savoir en tant que pouvoir » [6]. L’énigme, sous sa forme initiatique, est particulièrement absente de la société occidentale. Rituelle et cosmogonique à l’origine, elle n’évoque plus qu’aujourd’hui, pour la plupart des gens, tout jeu d’esprit dans lequel il faut deviner le sujet traité, qu’il s’agisse de la charade, du rébus ou des mots croisés. Pourtant, cruciverbistes infatigables, féconds pourvoyeurs de calembours, spéléologues de la matière grise et autres gymnastes cérébraux découvriront peut-être avec surprise L’origine magique et les infinies possibilités poétiques de la plupart de ces productions « gratuites » de l’esprit.


[1] Voir : l’Esprit des jeux, éd. Seghers.

[2] Homo Ludens, Gallimard.

[3] Roger Caillois, op. cit.

[4] D. Zahan : la Dialectique du verbe chez les Bambara.

[5] R. Colin : Littérature africaine d’hier et de demain.

[6] A. Jolies : Formes simples, Seuil.