Oïkos
Klimax

Mais pour qui cherche à la comprendre dans sa maturation historique, son déchaînement actuel, et jusque dans ses tenants et aboutissants, La-Crise économique n’est qu’un détonateur : voyons plutôt du côté de la poudrière. Répercutée à l’instant même par nos moyens de communication, elle frappe à des degrés divers tous les habitants de la terre. Alimentée par l’équation fondamentale de notre physique — l’équivalence fulgurante de la masse et de l’énergie — elle peut en effet faire sauter la planète. Et cette accumulation d’explosifs est comme le symbole d’une humanité qui, ne trouvant plus de limites à son avidité d’avoir, finit par y perdre son être.

Cet essai par l’association Oïkos, écrit en 1983, reste – malgré le fait que plusieurs données sont à réviser –  intéressant dans ses analyses et conclusions…

(Revue CoÉvolution. No 13. Été 1983)

Klimax en grec signifiait échelon, degré d’une échelle, et par extension l’adjectif qui en était dérivé s’appliquait à ces années critiques qui, d’après les Grecs, orientent tous les sept ans la vie des individus.

Le terme est entré maintenant dans le vocabulaire de l’écologie : climax désigne le moment dans la vie d’une espèce où, face à des conditions nouvelles de son environnement, elle est vouée à trouver un nouvel équilibre ou à disparaître.

L’humanité entière se trouve aujourd’hui indubitablement à un tel point critique ; la « crise » n’est pas un incident de parcours des sociétés dites développées, mais le point de rupture d’une charge explosive accumulée par notre espèce depuis son entrée dans la culture et dans l’histoire ; elle n’a plus que deux issues : l’explosion ou la mutation.

— G. B. —

La mutation ou la mort!

« Tu choisiras la vie afin que tu vives, toi et ta semence »

Deutéronome, XXX, 15 -19

Au tournant de 1970, nous étions peu [1] à signaler la fin, pour les pays « développés », d’une croissance exceptionnelle depuis la guerre ; ils allaient buter sur les limites de leurs ressources matérielles et énergétiques. Depuis 1980, et dans l’Occident tout entier, ceux-là mêmes qui en ridiculisaient l’idée n’ont plus que La Crise à la bouche, une crise en lettres majuscules, mais sans définition ni fin. Dans l’hexagone, on chercherait en vain un économiste, quelle que soit son école, pour annoncer de façon crédible le bout du tunnel.

Nous sera-t-il permis de prendre un peu de recul ?

La crise des crises

Au premier abord, l’image est bien celle d’une humanité embarquée dans un train d’enfer ; soudain, signal d’alarme, stop ! Dans tous les pays de l’Ouest, freinés dans leur surconsommation de matière et d’énergie : surdéveloppement des technologies de pointe, et de l’information en première ligne. Les manipulations d’atomes, de gènes et de bits par ordinateur, assisté d’une cervelle humaine, rassasieront tous les appétits, et jusque chez ceux qui ont faim : voilà ce que nous disent les puissants du jour, pour y conforter leurs pouvoirs. En attendant, et quelles que soient les stratégies économiques, politiques et électorales, c’est le dérèglement en chaîne : des monnaies et du commerce international aux mœurs en passant par la démographie, l’emploi, et ce qu’on appelle encore la défense nationale et la sécurité sociale.

A l’Est, où des personnages momifiés nous promettent, depuis deux tiers de siècle, des lendemains qui chantent par la révolution mondiale : surdéveloppement de la police qui s’empare de l’État soviétique, de l’armée qui se saisit du peuple russe, du terrorisme étatique qui frappe, de par le monde, ceux qui osent encore résister : et mort au Pape, à la Pologne, à l’Afghanistan. A l’Ouest, comme à l’Est, suraccélération des armements atomiques, jusqu’au pouvoir de tuer, retuer et surtuer, comme on écrabouille un égaré sur l’autoroute, chacun des habitants de la terre : les deux Big Brothers s’entendent à proclamer la paix, par-dessus nos têtes, par la terreur mutuelle. En attendant, progression, certifiée par experts, du chômage dans le Nord, de la faim dans le Sud. Et un peu partout, fomentée par Nostradamus, la voyante de service ou les extra-terrestres : insécurité dans le métro, Grande Peur de l’An Deux Mille.

Devant l’impasse, on cherche alors à banaliser La-Crise par la théorie, à la ramener au connu, ou à extrapoler. On la présente comme l’un de ces renversements de tendance périodiques que cherche à repérer l’économie classique (nous serions au plus bas d’un cycle de Kondratieff, la hausse est pour demain) ; ou comme l’éclatement des contradictions internes du capitalisme international (lequel est jusqu’ici toujours ressuscité de ses cendres) ; ou comme une amplification, à l’échelle de l’économie-monde, de la crise atlantique de 1929 (qui n’a trouvé d’issue que dans la guerre mondiale) ; ou comme un incident, dans un parcours globalement positif depuis près de deux siècles, accéléré depuis 1945 (et l’on oublie que les « miracles » économiques de l’après-guerre se sont nourris de cette guerre).

Mais pour qui cherche à la comprendre dans sa maturation historique, son déchaînement actuel, et jusque dans ses tenants et aboutissants, La-Crise économique n’est qu’un détonateur : voyons plutôt du côté de la poudrière. Répercutée à l’instant même par nos moyens de communication, elle frappe à des degrés divers tous les habitants de la terre. Alimentée par l’équation fondamentale de notre physique — l’équivalence fulgurante de la masse et de l’énergie — elle peut en effet faire sauter la planète. Et cette accumulation d’explosifs est comme le symbole d’une humanité qui, ne trouvant plus de limites à son avidité d’avoir, finit par y perdre son être. Saisie par le fantasme de la pénurie dans une surabondance de ressources matérielles et énergétiques, c’est en vain qu’elle se surinformatise pour chercher le bon usage de ces biens : aucun ordinateur, fût-il son maître aux échecs, ne lui dira qu’en faire ni comment le faire — pas même pour les redistribuer à ceux qui ont faim.

Nous ne sommes pris ni dans une impasse ni dans un incident de parcours. Cette crise est la Crise des crises, celle du sens de notre aventure sur la terre. Comment en chercher la fin, si nous n’en trouvons pas l’origine ?

La double contrainte

Plus encore qu’un animal inachevé, prématuré, dangereux parce qu’il a peur, illimité dans son désir, nous sommes d’une espèce en crise : passants, passeurs entre deux mondes. Nous arrivons à la crise finale, et si nous en sortons vainqueurs, nous aurons réussi à muter : nous serons comme d’une autre espèce.

Tout comme le petit d’homme, qui poussait pour sortir du ventre de sa mère, salue sa naissance au monde par un cri de triomphe et d’effroi, l’homme générique — ou dans un autre langage, l’anthropos essentiel —, a toujours vécu comme critique son entrée dans la culture et l’histoire. D’un côté, il se sent appelé à rompre avec l’ordre de la nature, qu’il s’explique pourtant comme réglé par ses dieux, puis avec celui d’une société qui se donne pour naturelle au nom du seul Dieu ; et il exalte alors les exploits d’Hercule, de Prométhée ou d’Abel, sans parler de leurs épigones révolutionnaires ou cosmonautiques. De l’autre, il tremble devant son audace, la ressent comme une faute : et nous incriminons le Diable sous toutes ses formes, Faust, Caïn, jusqu’à ce malheureux Adam que nous chargeons, Dieu sait pourquoi, du péché originel. Nous voici donc périodiquement coincés entre deux aspirations contraires, dans cette situation de double contrainte dont on sait, aujourd’hui, à quoi elle aboutit : à la schizophrénie.

Pourtant, les grandes civilisations du passé s’assuraient leur durée par un savant équilibre entre pouvoirs humains et divins, qui garantissait à son tour l’équilibre entre l’homme et la nature, et celui des rapports interhumains. La puissance numineuse [2] qu’ils investissaient dans leurs dieux, et par délégation sur terre, dans leurs prêtres et leurs rois, maintenait dans des limites convenables l’ardeur de leurs héros culturels. En cas de crise par abus de pouvoir, il leur restait la ressource de se décharger de leur excès sur un bouc émissaire ; ils sacrifiaient alors leurs héros, et selon l’ordre d’urgence, leurs rois, leurs prêtres ou même leurs dieux. Et quand l’érosion du sacré finissait par rompre cet équilibre fondamental, la mort lente d’une civilisation (la décadence romaine s’est étalée sur des siècles) n’affectait pas l’écologie de notre espèce elle-même : d’autres suivaient leur cours, ou prenaient le relais.

Cette situation s’est trouvée radicalement transformée par la troisième de nos grandes crises, dont les deux premières ont été résolues par mutation. Après notre entrée dans la culture au paléolithique, et notre entrée dans l’histoire au néolithique, nous voici dans la crise du judéo-christianisme. Celui-ci, annoncé par les religions universelles du millénaire précédant le nôtre, a finalement détruit tout équilibre entre les hommes et leur Dieu.

Avec ce Jahweh dont il ne pouvait ni reproduire l’image, ni prononcer le nom, ni contempler la face, l’homme qui naissait à l’Occident disposait bien d’une réserve de transcendance sans égale. Mais dès le départ, ce Tout-Puissant se déclarait jaloux de tout pouvoir humain : ayant fait l’homme à son image, il lui interdisait pourtant cette connaissance du bien et du mal — notre seul guide fiable ici-bas — : qui « l’égalerait aux dieux ». Interdire, à des hommes de notre espèce, c’est toujours les inciter à la transgression. Au lieu de croquer la pomme sans complexe, Adam entrait en guerre avec lui-même : il allait se sentir coupable de son audace comme de sa faiblesse, tout en s’égalant à Jahweh. De toutes les formes de la violence mimétique, la seule que René Girard n’ait pas percée du regard est la plus meurtrière. Nous voyons tous les jours, et sur petit écran, ce que peut l’homme qui se prend pour (son) Dieu.

Et sans doute, avec son cri d’amour inouï, Jésus de Nazareth a-t-il lancé par le monde cet appel à la Paix qu’il nous reste à entendre, aujourd’hui où c’est cette paix, ou la mort. Mais ne nous étonnons pas qu’il ait été si peu suivi jusqu’à présent, sinon à contre-sens : il était comme prématuré. Car comment aimer ses ennemis, tant que l’homme reste un loup pour l’homme, que l’étranger apparaît en barbare, que le fort exploite le faible jusqu’à l’exténuer ? Comment voir que le Royaume est là sous les yeux, quand on est accablé par la faim, la maladie et la malemort ?

En Occident, nous avons su desserrer les contraintes naturelles, et entrepris de régler nos rapports sociaux dans le respect de l’individu. Ceci doit nous être reconnu, quelles que soient nos fautes ; ceci doit être préservé pour l’avenir de l’espèce (s’il en est un). L’Occident reste le berceau des libertés, même s’il devait conduire le monde à sa perte.

Mais aussi, nous vous sommes considérés comme les héritiers de notre Dieu et de sa création sur la terre, dans la mer et le ciel. Il l’avait faite bonne et fixe en six jours, avec une hésitation pour l’homme : il nous appartenait de l’achever pendant son repos du septième. Il nous a d’abord suffi de l’exploiter à nos fins, tel qu’il nous était donné ; et jamais, jusqu’à Darwin et à l’écologie, nous n’avons cherché notre juste place dans un univers en pleine évolution. Notre morale, d’inspiration religieuse, est restée sans fondement naturel.

Cependant, nous ne nous sommes pas contentés de l’héritage ; et en bons fils œdipiens nous sommes montés à l’assaut du ciel, à la source même de la puissance créatrice. De la révélation d’un Dieu tout-puissant nous sommes passés à l’adoration, l’idolâtrie, la compétition, le partage des pouvoirs, la contestation, la destitution, et voici un siècle la mise à mort. A chaque dégradation du sacré correspondait, sur le plan temporel, une crise de notre histoire, avec resacralisation provisoire, rêves d’un retour à l’âge d’or, espoirs messianiques, et lendemains sanglants. Aujourd’hui, la sécularisation de l’Occident se donne pour achevée : nos Églises elles-mêmes se prêtent à tout accommodement, pourvu que le dogme soit respecté, à la lettre. Ce qui s’élabore de morale, dans la pratique des mœurs et des techniques nouvelles, manque de tout fondement spirituel.

La mutation ou la fin !

Nous voici donc rabattus sur la terre, n’ayant plus à idolâtrer que nous-mêmes, sans emploi pour nos pouvoirs surhumains, sans place assignable dans l’univers, sans référence à Ce qui transcende et nous-mêmes et l’univers. Mais cette fois, même en rêve naturiste, aucun retour en arrière n’est pensable. Revenir à Eden serait aussi désastreux que de lâcher la Bombe ; dans les deux cas, en dehors de quelques atolls, des milliards de terriens iraient à l’agonie, que ce soit par la faim ou par l’irradiation. Ce n’est pas le bon sauvage qu’il nous faut intégrer dans un ordre qui le dépasse, mais l’homme individuel, social et générique tel qu’il se présente en cette fin de siècle, avec toutes ses facultés, son expérience de l’histoire, son savoir, ses techniques, et jusqu’à son ordinateur.

La fuite en avant nous est également interdite. Redémarrer dans le train d’enfer où nous étions lancés, avant le blocage actuel, pour une dernière aventure eschatologique, idéologique, technologique ou extra-terrestre : dans l’état de guerre où nous sommes, guerre avec la nature, les autres et nous-mêmes, c’est la catastrophe certaine. Enfin, ne comptons pas sur une relève. Le naufrage de l’Occident engloutirait les civilisations qu’il a déjà ébranlées ; et le nouvel ordre humain, planétaire et pluriel, s’il se prépare aujourd’hui dans les débats de conscience et le secret des cœurs, n’est pas prêt pour demain.

Amorcée dès notre entrée dans l’histoire, qu’elle suit à la trace comme un cordon Bickford, voici que la Crise arrive à son Climax. Nous sommes sur le fil du rasoir, au couteau de la balance que de nos propres mains, nous avons chargée des forces de la vie et des poids de la mort. Il suffit d’un rien, de l’inattention d’une seconde ou d’un fou, pour déclencher l’explosion. Mais pour « le choix de la vie », il ne suffira pas d’une mobilisation pour la paix, du bon scénario pour l’avenir, d’un projet de société sans faille, d’un changement de paradigme, d’un supplément d’âme, ni même du don de la prophétie. Ce que nous signifie cette crise, c’est la Mutation, ou la fin : une mutation qui dépasse en ampleur celles du paléo- et néolithique. Si avec les monstres de nos armements, et de nos économies, nous ne voulons pas périr comme les dinosaures, mais cette fois par suicide, et à l’instant même, en atomô, comme disaient les grecs, il nous faut la métanoia [3] complète, le changement de l’esprit et du cœur.

Dans le silence des morales et des religions établies, qui d’autre invoquer que l’instance spécifique de l’humanité, commune à tous les hommes, qui transcende notre histoire et l’évolution elle-même ? Par-delà tout bruit, toute fureur, laissons parler la conscience.

LA SEULE CONSCIENCE

Conscience ! Que veut dire notre science ! Le mot fut pour la première fois emprunté au latin en notre XIIème siècle, et depuis, il a reçu les définitions les plus diverses : de la vigilance de nos neurones cérébraux à la conscience planétaire, en passant par nos différents degrés d’attention au monde et à nous-mêmes. Elle est à l’ordre du jour, et, dans les laboratoires de Berkeley ou de Stanford comme dans les ashrams de l’Himalaya, on la décrit, on l’observe, l’expérimente, la traque et l’invoque dans tous ses états. Or elle échappe à toute prise, tant qu’on n’y voit pas le trait distinctif de l’animal humain, ce qui de l’animal fait un homme : une instance telle,  dans le développement de ses fonctions psychiques, qu’elle lui permette de se saisir à la fois de son identité et de son altérité, dans la considération de soi-même et comme étant de ce monde mais le transcendant, lorsqu’il cherche à se situer dans l’univers. « Je est un autre », s’écriait Rimbaud. « Ma subjectivité, et le créateur », lui répondait Lautréamont.

Depuis le XIIème siècle où l’homme de l’Occident entreprenait de fonder son ego dans l’affirmation de soi face au monde, pour finalement prétendre à la maîtrise de soi-même comme de l’univers, il n’a cessé de sonder sa conscience dans une double intention, en deux sens apparemment contraires : le ciel étoilé par-dessus sa tête, la loi morale dans son cœur. Ce qu’il nous faut comprendre aujourd’hui, pour répondre à son appel, c’est que sous ses deux aspects, il n’y a qu’une conscience. Nous trouvons au fond du puits ce que nous cherchons dans le ciel.

C’est par la conscience morale (conscience en anglais, Gewissen en allemand), qu’en notre for intérieur, et dans la mesure de notre foi, nous apprenons d’abord ce qui, pour nous, est le bien et le mal : même si, comme disait l’apôtre, nous faisons le mal que nous ne voulons pas, incapables du bien que pourtant nous voulons. Mais bien loin qu’elle nous égale aux dieux, elle nous ramène à notre condition de mortels. Dans la souffrance et le travail du cœur, elle nous enseigne aussi (écoutons-la bien, car nous n’en sommes qu’au début de cet apprentissage) que le mal que nous faisons à notre prochain, à autrui, à la nature entière : ce mal finira toujours par nous revenir en pleine figure, par boomerang. C’est à nous-mêmes que s’applique la loi du talion : or nous sommes en mesure de déchaîner le mal radical sur la terre.

A tous les niveaux des systèmes naturels, l’écologie nous expose les rétroactions et les régulations en boucle qui en assurent l’équilibre, dans la dynamique de l’évolution : nous avons à les retrouver pas à pas, dans nos rapports humains. C’est en fondant notre identité non plus sur la référence à l’ego, mais sur notre rapport aux autres et au monde, que nous pourrons faire enfin le bien que nous voulons, nous lavant ainsi de ce qui, en Occident, est devenu le péché capital de notre vie individuelle : l’égocentrisme.

Alors, aux trois appétits naturels, jouir — dominer — savoir, qui permettent à l’ego de s’affirmer dans l’ascendant de notre vie, mais qui nous rendent fous de désir si nous passons le milieu du chemin sans nous reconvertir, nous cherchons un autre pilotage dans les tempêtes. L’étoile qui soudain scintille au fond de notre cœur, c’est celle aussi qui, par-delà tout ciel, régit l’ordre de l’univers. Et ce que la sagesse de l’Inde atteint d’un coup d’aile, mais en survolant nos misères : l’adéquation de notre âme à celle du monde, d’atman à brahman, nous le découvrons à petits pas, dans les tribulations de nos rapports humains mais en nous assurant progressivement des libertés et des responsabilités de chacun.

Quand, par l’aperception naïve, ou les raffinements du savoir, nous cherchons à nous situer dans l’univers, notre conscience d’être au monde (consciousness, Bewusztsein) ne nous parle pas autrement. Quels que soient les pouvoirs auxquels nous prétendons par l’exploitation à nos fins de la matière, de l’énergie et de l’information, elle les ramène à leurs proportions. Infiniment petits dans un univers infini, elle nous libère du péché capital de l’homo sapiens : l’anthropocentrisme. Nous ne sommes pas le centre du monde, notre espèce ne couronne pas l’évolution, notre raison n’est pas souveraine. Mais pour autant, elle ne nous réduit pas à l’insignifiance, elle ne nous donne pas pour des tziganes en marge de l’univers, elle ne nous dit pas qu’ayant exténué notre Dieu, tout nous est permis. Car c’est là-même qu’elle nous signifie les limites de nos pouvoirs et de notre savoir, elle pointe vers leur au-delà et nous ouvre à une Transcendance qui éclipse celle que nous reconnaissions à nos dieux.

Pour nous guider dans la vie quotidienne, comme dans la recherche du sens de notre passage sur la terre, la conscience s’éclaire elle-même à une double lumière : celle de l’expérience scientifique, et de l’expérience religieuse. Qu’en est-il aujourd’hui, aux avant-postes du savoir et dans les hauts lieux de la foi ?

Aux avant-postes des techniques

Il faut bien l’avouer : dans les technologies de pointe, chauffées à blanc par nos dirigeants, les traces de la conscience fondent comme neige au soleil. En conclusion d’une étude sur les perspectives de la biotique — combinatoire des gènes sur ordinateur — l’un de nos plus brillants chercheurs (s’) interrogeait récemment : « Vers quoi nous mène cette inquiétante évolution ? » — comme s’il n’en était pas lui-même promoteur. Qu’on n’aille pas alléguer la neutralité de la technique en elle-même, ni de l’usage qui peut en être fait pour notre bien comme pour notre mal. Car en l’occurrence, qui est le décideur, et au nom de quoi, de qui décide-t-il ? On conviendra que pour le simple usager, face aux gadgets audiovisuels auxquels il est conditionné 24 heures sur 24, mais sur la production desquels il n’est jamais consulté la liberté de choix est réduite. Mais elle ne l’est pas moins chez nos dirigeants, les yeux fixés sur la balance des comptes de la nation, même quand ils caressent leurs idéologies : les voilà bien forcés de porter leur manipulations atomiques, génétiques, biotiques, informatiques, télématiques et robotiques (les -ismes, de nos jours, ont fait place aux -tiques), au niveau de la compétition, disons plutôt de la guerre économique internationale : quittes à en faire, pour le bon public, des miroirs aux alouettes. Et en l’absence de tout contrôle des citoyens que reste-t-il d’autre aux techniciens eux-mêmes qu’à remettre sans conditions les fruits de leur recherche, quand ils n’en font pas directement commerce, aux puissants du jour ?

Il est parfaitement vrai que l’ordinateur peut libérer le cerveau de ses tâches subalternes, telles que le calcul mental, la mise en mémoire et la recherche d’information, qui n’ont plus alors à s’exercer qu’à titre de jogging mental. Et l’usage convivial de la télématique – pour penser globalement et agir localement, selon le mot d’ordre de l’écologisme américain – est l’un de nos espoirs pour l’avenir. Mais il est clair que dans l’état actuel des mentalités, des structures sociales et des institutions politiques, bien loin que l’intelligence artificielle démultiplie le pouvoir créateur de l’intelligence humaine, c’est celle-ci qui va s’automatiser.

Encore n’est-ce pas là notre plus grand péril. Norbert Wiener, le père de la cybernétique, nous en avait prévenus : « Craignez de vos automates non point qu’ils vous asservissent à une intelligence supérieure, mais qu’ils répondent servilement à tous vos désirs. Bêtes mais efficaces comme ils sont, ils ne se corrigent jamais. Et si vous ne savez pas bien ce que vous désirez — si vous ne désirez pas votre bien — ils vous mèneront en enfer. »

… et de la recherche scientifique

La recherche fondamentale, quand elle n’a pas d’autre souci que la poursuite du vrai, serre de plus près les traces de la conscience. D’abord, dans la physique de l’infiniment petit comme de l’infiniment grand, elle nous découvre un univers qui finit toujours par prendre de court nos observations préalables et nos théories préconçues. Ses limites reculent au moment même où nous allons les saisir : plus nous perfectionnons nos instruments d’observation et de mesure, plus nous raffinons sur nos conceptualisations et plus il nous échappe. Pascal l’a dit pour toujours : « Si votre vue s’arrête là, que l’imagination passe outre. Elle se lassera plutôt de concevoir, que la nature de fournir. » Et s’il n’est pas de limite assignable à la recherche du savoir, il n’en est pas non plus à ce qu’elle cherche à savoir.

En Occident, les hommes de sciences en viennent à faire l’aveu dans leurs différentes disciplines, et pour les fondements mêmes de notre logique et de nos mathématiques, armature de ce que nous appelons « La Science », fer de lance de notre impérialisme intellectuel. « Le réel est voilé », nous dit l’un. « Implicite », précise l’autre. « Indécidable », reconnait le troisième. Un philosophe conclut : « Le réel est mystique ».

Ils nous en donnent alors des raisons d’autant plus significatives qu’elles n’invoquent pas une imperfection provisoire de nos appareillages matériels et mentaux. Les catégories mêmes de notre entendement, l’acte même de l’observation, et cette coupure épistémologique qui définit chaque champ et le champ même du savoir, nous contraignent à mutiler le réel implicite pour nous l’expliquer. C’est en le dépouillant de son intégrité que nous le voilons ; et s’il nous est donné d’explorer ces dépouilles à nos fins, avec une efficacité croissante à la mesure de nos moyens, c’est une pure illusion, aujourd’hui mortelle, que de le croire à notre disposition. Nous parviendrons peut-être, et il le faut, à la maîtrise de nous-mêmes : à celle de l’univers, jamais.

Du coup, l’image du monde et de nous-mêmes que nous nous faisons par La-Science est bouleversée. Nous ne sommes plus un sujet qui se pose en s’opposant à un monde-objet auquel il finit par s’imposer. En tous domaines du savoir le dualisme cartésien, le mécanicisme de Newton, le positivisme de Comte, alors même qu’ils inspirent plus que jamais nos entreprises technologiques, perdent toute valeur d’explication globale. On cherche au contraire à réintégrer dans le monde le sujet qui l’observe, le calcule, le mesure, le raisonne et l’arraisonne. Les plus extrêmes avancées de la théorie, dans la physique des quanta et de la relativité, font signe vers des intuitions millénaires de la sagesse orientale. Mais là n’est pas le plus important. En même temps qu’elle nous fait toucher du doigt ses limites, La-Science occidentale nous désigne d’une façon radicalement nouvelle l’instance qui nous permet de les franchir. C’est la conscience en effet qui nous révèle le réel comme voilé ; comme réel, mais insaisissable finalement seul sacré…

Insaisissable en tout cas par les moyens d’observation et d’expérimentation, les méthodes, les épistémologies et (quand elle existe) la pensée de La-Science elle-même. Les rares physiciens qui osent aventurer leur réflexion au-delà du paradoxe de l’observation — comment puis-je savoir que ce que j’observe, étant perturbé  par mon acte d’observation, est en lui-même autre chose que ce que j’observe ? — viennent buter sur ce paradoxe des paradoxes que présente la conscience (de l’observateur). Par sa vision binoculaire, ou plus exactement, comme nous allons le voir, « bi-cérébrale », la conscience nous permet de voir à la fois le même, et l’autre : le même, réductible par nos sciences et nos techniques, mais au prix d’une coupure dans le réel ; et l’autre, la totalité du réel implicite en chacun des champs, des phénomènes, des objets et des points qu’y découpe le savoir.

De l’autre côté du miroir

S’il est vrai qu’au regard de La-Science, la carte n’est pas le territoire — il n’existe jamais, dans le cerveau de l’observateur, que des images brouillées de la chose même — la conscience nous permet, comme dit Konrad Lorenz, de voir l’autre côté du miroir. Elle branche à la fois l’observateur, et le phénomène observé, sur ce qui les transcende l’un et l’autre. Aussi le discours actuel sur l’auto-organisation, l’autoréférence et l’auto-transcendance, qui éclaire des champs communs à la biologie, et aux sciences humaines, se condamne-t-il finalement au cercle vicieux, en commençant par mettre la conscience entre parenthèses. L’autos, le même ne se transcende pas : il est transcendé. Comment diable le baron de Münchausen s’y prend-il pour décoller de la terre en se tirant par les cheveux ?

Cette exclusion a priori de l’instance constitutive de notre espèce entraîne les mêmes conséquences pour la théorie, actuellement au rouet, de l’évolution : « l’émergence » de la conscience y parait plus incompréhensible encore que celle de la vie, ou que la création ex nihilo. Car si vous ne la situez pas dès l’origine (eh oui, dès le Big Bang !), en relation avec l’Esprit qui crée à tout instant l’univers, vous ne la retrouverez pas au milieu, où cet Esprit se dévoile et se dérobe dans les phénomènes inconscients de la nature, comme dans les images inconscientes et les pensées plus ou moins conscientes du cerveau humains ; et encore moins à la fin. Fin d’ailleurs toute provisoire, sauf suicide de notre espèce : car si le principe anthropique [4] nous expose, par progression rétrospective, comment les conditions initiales de l’évolution étaient telles qu’elles devaient nécessairement déboucher sur l’homme tel qu’il est aujourd’hui — capable, en particulier, de proposer des théories sur l’évolution — aucun évolutionniste ne se hasarde à prédire ce qu’il en sera après lui.

Mais comment la conscience nous fait-elle voir « de l’autre côté du miroir » ? C’est ici que la neurophysiologie du cerveau, sans jamais faillir à la méthode expérimentale, nous découvre des horizons peu classiques. Pour faire bref, l’hémisphère gauche, surdéveloppé dans notre civilisation masculine et scientifique, est celui où s’exerce principalement la pensée digitale, calculatrice, analytique. L’hémisphère droit, plus cultivé chez les femmes et dans d’autres civilisations, est celui de la pensée analogique, sensible à la fois aux détails qui font la différence, et aux ensembles que l’on saisit d’un seul regard. Dans la situation de crise où nous sommes, rien n’est plus urgent que de rééquilibrer ces deux modes de pensée, celui-ci nous dévoilant l’aspect du réel que celui-là occulte en cherchant à s’en emparer. Quel autre arbitrage peuvent-ils trouver que celui de la conscience, qui leur apprend, sans jamais se confondre, à se critiquer, compléter et féconder mutuellement ?

Nietzsche disait, peu avant sa folie : « Depuis Copernic, nous roulons du centre vers X. » C’est par rapport à cet X que nous avons à nous situer par la conscience, comme ce fut le cas voici 1500 ans pour le zéro, et voici quelques siècles pour l’infini. Mais cette fois, il dépasse tous nos calculs, il est l’opérateur même de la transcendance. Pour le saisir à l’œuvre à tous les niveaux d’une création en perpétuelle évolution, il ne suffira pas d’un changement de niveau logique, de paradigme ou d’épistémologie : il nous faudra passer à un autre registre de nos ressources cérébrales, à une autre façon de penser.

Et sans doute n’est-ce plus l’affaire de La-Science, au sens de l’Occident. Mais elle nous aura guidés d’une main sûre jusqu’au pas du seuil qu’il ne lui appartient pas de franchir. Comme la théologie négative du Moyen Age, et la docte ignorance de Nicolas de Cuse, elle nous aura ouverts, par ses limites mêmes, à une dimension nouvelle de la transcendance : pour notre espèce en crise, celle de l’Absolu.

L’éclairage de l’Esprit

Tournons-nous alors vers ceux qu’on appelle aujourd’hui les maîtres spirituels : les serviteurs de l’Esprit. De tout temps, en tous lieux, par-delà même leurs conditionnements ethniques et culturels, selon la pente ou l’ascendant de leur esprit, théologique ou métaphysique, gnostique ou mystique, par toutes voies de réflexion, méditation, contemplation et de prière, ascèse, exaltation ou extase ; parlant par l’enseignement, la vision, l’illumination, la révélation, la prophétie, le don des langues, ou par leur silence, poursuivant l’accord de dieux multiples, la confrontation au seul Dieu, la fusion avec l’âme du monde, le retour au Tao, le court-circuit du Zen, l’anéantissement dans le Vide : ils ont répondu à l’appel de la conscience, et cherché le sens du passage de l’homme sur la terre non dans l’affirmation et le déploiement de ses propres pouvoirs mais dans son rapport à Ce qui le dépasse, à l’X, au Sans-Nom. (Par pure commodité, nous l’appellerons l’Esprit). Qu’ont-ils à dire aux hommes de notre temps ?

Les moyens actuels de communication leur offrent des occasions de rencontres sans précédent avec leurs compagnons spirituels, à travers l’espace et le temps. Mais ils ne peuvent échapper aux pièges de tout œcuménisme que si, au lieu de trouver la convergence de leurs voies différentes dans un accord minimal, ils le cherchent dans le facteur commun qui les transcende toutes. C’est de cette référence à l’Absolu qu’ont besoin les femmes et les hommes d’aujourd’hui, pour le pilotage de ce bateau ivre, de ce radeau de Méduse qu’est devenu notre vaisseau spatial Terre.

Naturellement, ils n’en savent rien. Voici 2000 ans, qu’il fut dit : « Pardonnez-leur, car ils ne savent pas ce qu’ils font » — et même s’ils n’en veulent rien savoir. Aussi n’est-ce encore que manque de compassion, pour ceux qui ont su trouver leur Orient, s’il leur suffit de partager avec leurs disciples les fruits de leur vie intérieure. Ce qu’il leur reste à montrer et à interpréter — sans laisser confondre ce qu’ils pointent, avec le doigt qui le désigne — ce sont les médiations nécessaires à leurs frères moins avancés. Dans la vie spirituelle comme dans l’ordre social, il ne peut être donné à chacun que selon ses besoins, et selon ses talents.

Heureux ceux qu’une main courante invisible guide à travers tous dépouillements : de nos trois appétits naturels, jouir — dominer — savoir, qui concourent à notre perte tant qu’ils restent asservis à l’ego ; des illusions qui ne consolent pas des au-delà de complaisance et des éternisations de l’ego ; des idéologies idolâtres qui flattent notre ego d’appartenir à un peuple, une race, une nation, une classe ou une civilisation se disant élus. Mais bienheureux ceux qui sauront tisser les fils d’or de la Nouvelle Alliance : le pacte de chacun avec son prochain comme différent de soi-même, seule issue possible aux pièges de la mimésis ; le pacte entre les sexes, où chaque question masculine trouvera sa réponse au féminin ; le pacte entre tous les habitants de la terre — et c’est ce pacte, ou la mort de notre espèce ; le pacte avec la nature qui échappe à toutes nos prises, qui répond, et au-delà, à tous nos besoins, mais qui se venge tôt ou tard de chacune de nos agressions ; et le pacte des pactes avec l’Esprit qui, par des voies que nous pouvons repérer pour l’évolution passée de notre espèce, de la terre et du cosmos, mais qu’il ne nous appartient pas de projeter dans l’avenir, nous aimante vers notre au-delà. Le premier de nos commandements est d’y rester ouverts.

La foi ne parle plus aux hommes et aux femmes de l’an 2000 comme il y a 3000 ans, à l’aube des religions axiales ; ni comme en l’an zéro de Moïse, de Jésus ou de Mahomet. Pourtant déjà, les grands prophètes mettaient en garde l’homme du néolithique, au nom de l’Anthropos essentiel, contre le développement de ses propres pouvoirs, dès lors qu’il ne les intégrait pas dans le jeu des forces qui gouvernent l’univers. Encore ne disposait-il que des rudiments de l’écriture, du calcul, de l’agriculture et de la vie urbaine. Mais déjà, la lune de la Grande Déesse pâlissait dans le ciel, Sophia n’y était pas encore constellée…

A présent, nous nous sommes assurés de pouvoirs dont les dieux n’eussent pas rêvé : auprès de la fusion nucléaire que nous allons reprendre au cœur des étoiles, la foudre de Jupiter n’est qu’un pétard de gamin ; et nous disposons de bien plus que le nécessaire pour notre bien. Mais nous en userons pour notre mal tant que, esclaves de nous-mêmes, nous nous croirons maîtres du monde. A des pouvoirs croissant jusqu’à la démesure, nous ne trouverons de régulation que dans un rapport constant à ce qui passe toute mesure. En l’an 2000, s’il y a encore des hommes sur la terre, la puissance numineuse qu’ils reconnaîtront à l’Esprit éclipsera celle de toutes les théophanies connues.

Ce que nous a découvert le savoir, tant par sa docte ignorance que par ce qu’il sait, il nous reste à le vivre. Notre terre, notre espèce, notre civilisation et tout d’abord notre ego, ne sont pas le nombril du monde, le point final de l’évolution, le triomphe de l’histoire. Nous ne sommes pas davantage une monade autarcique, le micro- du  macrocosme ; ni les fils prodigues de cet Adam qui, chassé du Paradis, recevait pourtant mandat d’assujettir la terre. Mais la « figure de sable qui s’efface au rivage de la mer » (comme dit Michel Foucault), ce n’est pas anthropos de toujours, c’est sa peau de serpent.

Car nous savons aussi — apprenons à le vivre ! — que  nous sommes tout autre chose qu’un ego enfermé dans le sac de sa peau, ou dans le cercle de son cogito. Par les milliards de milliards d’atomes de notre corps, nous sommes contemporains du Big Bang, et par nos milliards de cellules, de la naissance de la vie ; notre code génétique est celui de toutes les espèces vivant sur la terre, et nous le savons par les milliards de neurones de notre cerveau, radar ou holographe de l’univers, s’il n’était pas brouillé par notre ego. En les rendant tous à la terre-mère, à nos enfants ou à la postérité, avec notre dernier soupir de mortels, nous devrions bien pouvoir saluer, comme le saint d’Assise, notre frère le Soleil et notre sœur la Mort.

Cependant, l’écologie nous conduit à nous intégrer tous pouvoirs humains confondus, dans des systèmes naturels de plus en plus vastes et complexes. Et par la conscience qui les transcende tous, en s’ouvrant elle-même à l’opérateur universel de la transcendance, nous sommes aimantés vers ce point fulgurant d’où fuse en tous lieux, à tout instant, l’étincelle de la création. Avec l’homme, a-t-on dit, l’évolution devient consciente d’elle-même. Et si, par l’ouverture de l’homme, c’était l’Esprit qui cherchait l’accès à la conscience de soi ?

Le Nouvel Age

De nos jours, les maîtres spirituels ne manquent pas de répondants ou d’appelants ; et un peu partout sur cette terre qui entre sous le signe du Verseau, voici que naissent des enfants d’Aquarius, des villages solaires, des foyers d’éveil à la conscience planétaire, des lieux de culte pour le Nouvel Age. Le Père Teilhard, Shri Aurobindo trouvent donc ainsi une postérité ; et il est bon qu’à l’irrésistible informatisation de notre société, en elle-même vide de sens quand elle n’est pas décérébrante, réponde une prise de conscience à l’échelle de la terre, en attendant la supra-conscience cosmique.

Faisons la part, et elle est grande, des amateurs d’expériences corporelles, sexuelles, psychiques, parapsychiques et psychédéliques, seuls, en couples, en groupes ou en troupeaux, avec ou sans gourous professionnels. Adressons-nous aux annonciateurs du Nouvel Age, qui ne manquent pas de souffle, de visions fondatrices, de sens de l’organisation, et déjà d’argumentation. Dans leur élan qui trop souvent fait l’impasse sur le Mal en ce monde, qu’ils prennent garde, en Californie et ailleurs, à ne pas répéter l’erreur des pèlerins du Mayflower. Quittant la Babylone du Vieux Continent, ils allaient fonder la Jérusalem terrestre : et c’est la mégamachine des Etats-Unis qui se mettait en branle, broyant la terre, les hommes et les esprits autochtones de l’Amérique.

OIKOS

OIKOS. Est-il possible que ce mot grec soit, aujourd’hui, entendu et senti avec la même intensité créatrice qu’il fut, pour la première fois chanté et pensé par les bergers vigilants de l’Attique avant toute cassure au sein de la parole ?

OIKOS. La crise actuelle sans précédent, est la crise de  « l’habiter » de l’homme dans le monde et du monde en l’homme. C’est aussi celle du silence de l’Autre Dimension.

OIKOS. Pour habiter à notre faim : réconcilier — réconcilier tel est le maître verbe en ces temps de détresse, pour demeurer dans l’amour insurgé du vivant.

Réconcilier l’homme, anthropos, avec lui-même. Tout lui-même.

Réconcilier la femme, anthropos, avec elle-même. Tout elle-même.

Réconcilier l’homme et la femme, compagnons de grandes solitudes qui se côtoient. Éveilleurs de tendresse et de forces alliées.

Réconcilier l’être humain avec son milieu de vie naturelle et avec ses semblables à des échelles de territoires et de sociétés vraiment humaines. Réconcilier l’être humain avec sa source et sa brèche cosmique au delà des faux-semblants archaïques comme des magiques prévisions. Casser tous les dogmes, Etre partout investi et détaché !

OIKOS. Entre la dissimulation ésotérique et la momification dogmatique le Doute créateur est notre lieu et notre outil. Et la beauté viendra comme une grâce et non comme volonté.

OIKOS. Le moment est venu de relier nos saisons, nos corps et nos chants, de partager nos équinoxes, de délier la paix.

OIKOS. Le moment est venu de faire l’histoire avec l’œil tamisé du cœur.

OIKOS. Alors l’aventure humaine dans l’extrême fragilité de ce moment où tout apparaît menaçant et givré peut commencer à devenir une histoire d’amour.

Qu’ils nous permettent donc de tirer la leçon de 2000 ans de gloires et de misères. Tout comme en psychanalyse individuelle, les peuples ne peuvent pas conjurer sans anamnèse [5] la terreur de leur histoire, et ses extrémités totalitaires. Pour nous autres Européens, cette remise en mémoire est vécue comme une mort : mort des mythologies païennes, de la théocratie d’Église, du Saint-Empire, des rêves impériaux, de la souveraineté nationale, de la révolution prolétarienne ; et finalement, depuis Yalta, mort de notre Europe comme protagoniste de l’Histoire. Il faut passer par cette mort, et le travail du deuil, pour que la Crise devienne Mutation.

S’il doit y avoir un tribunal de l’histoire, un jugement dernier sur cette terre, en ouverture de l’avenir, les voix basses de la souffrance humaine, lorsqu’elle a été surmontée, répondront aux incantations du Nouvel Age : que ce soient celles des dissidents de l’Est, témoignant jusqu’où va le courage de la liberté, ou des survivants d’Auschwitz, d’Hiroshima, du Goulag, s’ils ont pu endurer leur martyre.

Il nous faudra entendre aussi les appels, les cris des peuples du Tiers Monde, écartelés entre nos technologies et leurs dieux ; quel que soit le profit qu’ils peuvent tirer de nos apports, et de nos transferts, c’est de leur fidélité à eux-mêmes que nous avons à prendre l’écoute. Quand aux plus pauvres des pauvres dans le Quart Monde, expropriés de leurs ressources, de leur terre et de ses esprits, il ne suffira pas de leur rendre justice, en redistribuant à leurs fins notre accumulation de moyens — ni de demander leur pardon. Quand les derniers des hommes, qui sont aussi les premiers, peuvent encore célébrer chaque jour leur messe au soleil, pieds nus sur la terre sacrée : ils nous appellent à notre naissance au monde, à notre émerveillement d’alors.

Il n’est pas de conscience efficace sans une âme qui l’inspire ; et l’anima des terriens, depuis le néolithique a été progressivement refoulée par l’animus, l’esprit masculin, génie ou démon. Elle avait encore moins d’espace où se déployer, dans cet Occident qui, au terme de son histoire, se donne pour entièrement sécularisé. Bien au-delà de la lutte pour l’égalité des sexes, où les militantes sont trop souvent piégées par la définition masculine de leurs droits, c’est aujourd’hui à celles qui portent, donnent, gardent et perpétuent la vie d’arracher le train de ce monde à sa pente fatale : dernier acte de la lutte éternelle entre Eros et Thanatos, pulsions de vie, et de mort. Qu’elles aillent puiser jusqu’au fond du cœur et de la matrice la ressource nécessaire pour le grand renversement, la petite inclinaison décisive dans la balance des énergies sexuelles, psychiques, et spirituelles qui gouvernent nos rapports avec le monde : jusqu’à l’établissement de cet équilibre entre Animus et Anima qui, dans toutes les grandes traditions prend figure de hiérogamie, de mariage sacré. Ce n’est pas un hasard si, en anthropologie, elles sont en train de découvrir une toute autre version de notre préhistoire ; ni si, dans l’ordre de l’imaginal, reparaissent les figures de Gaia, régulatrice de l’écosystème terrestre, et de cette Sophia céleste qui, partageant les pouvoirs de l’Esprit, protège les hommes contre leur démesure et la colère de leurs dieux.

Pour le pire et pour le meilleur

Ce projet de retrouver l’équilibre de notre espèce dans la dynamique de l’univers, voici des années qu’à tous les niveaux, les écologistes de toutes vocations, des plus théoriques aux plus terre-à-terre, ont entrepris de le réaliser. Fils et filles du Grand Refus des années 60, dans les campus américains, les universités allemandes et les rues de Paris, ceux qui ont pu éviter les pièges de la récupération, et la fascination du terrorisme, ont recommencé par le commencement : les mains nues, dans le désert ou les ruines de notre civilisation. Ils ont appris à soigner le sol, les plantes et les bêtes, à se bâtir leur demeure pour habiter la terre. Ils apprennent aujourd’hui la culture de la santé et du corps, les technologies douces l’usage convivial de nos moyens d’informations et de communication, les règles nécessaires pour la survie de toute communauté, celles de la complémentarité entre le féminin et le masculin, comme entre les générations. Il leur reste, pour trouver l’inspiration globale de leur action locale, à passer de l’écologie de la nature et des rapports entre l’homme et la nature, par celle des rapports interhumains, à l’écologie de l’Esprit.

Moins patients qu’eux, et notamment en France, d’autres ont prématurément engagé l’image publique de l’écologie dans les luttes politiciennes. Comme ils n’avaient guère d’autres propositions que celles du refus, les professionnels du leurre électoral n’ont pas eu à s’en inquiéter.

« Nous voici revenus aux temps où le mentir est vrai, le noir se dit blanc, et l’affreux fait le beau » [6]. Or, tandis que dans tous les pays d’Occident, quelles que soient leurs couleurs électorales, les techniciens de l’atome, du gêne et du bit, foncent dans le brouillard, que les économistes de toutes écoles donnent du nez sur l’impasse, et que les enjeux de l’économie-monde se disputent par-dessus nos têtes, les leurres perdent de leur crédibilité : il est trop évident que les princes qui nous gouvernent, avec leurs virages à 180 degrés, ont perdu le contrôle du tigre dans leur moteur.

Encore heureux quand, pour apaiser la bête, ils ne disposent que de quelques sous-marins atomiques… Mais que dire de ces Big Brothers au paroxysme de leur rivalité ? De part et d’autre du mur de Berlin, où l’Europe est juchée comme un mannequin-cible pour leurs feux croisés, ils se renvoient par téléphone rouge les calculs truqués de leur capacité mutuelle de Mégamort. Il dépend de deux hommes, de deux cervelles humaines sclérosées, de presser sur le bouton terminal.

Alors, voici qu’en Allemagne fédérale, en Europe de l’Ouest, et mieux encore aux Etats-Unis, des vagues humaines sans précédent, toutes générations, confessions, idéologies confondues, viennent déferler contre ce Mur de la Honte. Écoutons ceux qui là-bas, moins naïfs qu’on ne pense, se déclarent pour une décélération volontaire de la puissance américaine [7] ; la non-violence, lorsque bien loin de préparer à la soumission, elle est le fruit de la conquête de soi, dispose d’une virulence plus contagieuse encore que toutes les violences de la mimésis. Et saluons ces jeunes Grünen d’Allemagne de l’Ouest, qui, s’ils cherchent encore leur voie politique par-delà les mouvements de la peur, sont déjà en mesure de renvoyer la balle à l’expéditeur. Car s’il est bien certain que l’État soviétique cherche à manipuler les mouvements divers pour la paix : gare au choc en retour. Déjà de l’autre côté du rideau de fer, se lèvent des cohortes de jeunes qui veulent bien de la faucille — ils en figurent sur leurs pancartes, en tordant les armes de guerre — mais non du marteau-pilon. Quel souffle ne trouveraient-ils pas si, de part et d’autre de l’Atlantique, se joignaient les mains qui cherchent la paix…

This is the worst of times, this is the best of times [8]. Pour le pire et pour le meilleur, nous voici bloqués dans notre train fou, au climax de la Crise, au couteau de la balance entre vie et mort. Aimantée par l’Esprit, la conscience humaine est notre seule boussole ; mais elle ne peut rien sans relais sur la terre, sans points d’appui dans nos cœurs. Alors, n’est-il pas temps que du simple « écolo » aux maîtres spirituels, en passant par le débat de nos sciences sur la conscience, l’autocritique de l’Europe, la longue patience des dissidents de l’Est et de l’Ouest, les appels et les cris du Tiers et du Quart Monde, l’éveil à la conscience planétaire du Nouvel Age, passe enfin le courant qui, tel un électrochoc, nous remettra les pieds sur terre pour la marche en avant ? Ce courant qu’ont à lancer les trois sœurs, gardiennes de la vie ici-bas : la Gaia de la terre, la Sophia céleste, et notre anima, l’Ariane des hommes perdus dans le noir.

Un premier pas…

Les pieds sur terre, et en avant : mais c’est le premier pas qui coûte. Ce n’est pas par hasard si, tout comme les futurologues qui nous pianotent sur ordinateur les scénarios de l’avenir, les utopistes de la cité du soleil ou de la colonisation extra-terrestre restent muets sur la transition. Entre les rêves des uns, les cauchemars des autres, et les premiers grondements des foules que les morsures de La-Crise retournent dans leurs sommeil : où est la lampe-tempête pour éclairer notre premier pas ?

Dans notre vie individuelle, il nous arrive de trouver le bon usage de la maladie, du deuil, de l’amour, et de la mort même, par le retrait du monde et le retour sur soi. Il nous faut en première urgence, du moins dans les pays assez avancés pour réussir leur mutation par la-Crise, une consultation en profondeur des populations, saisies dans leur lieu, leur quartier, leur pays, leur région ; c’est ainsi qu’en 1789 les États Généraux avaient donné son élan à la Révolution Française, préparant l’assemblée constituante et les institutions nouvelles.

Que veulent-elles finalement qu’il soit fait de cette accumulation monstrueuse par l’État et les multinationales, de richesses naturelles et de moyens techniques qui pourraient servir au bien de tous ? Que feraient-elles — que ferait chacun de nous pour son compte — d’une redistribution générale des terres, des outils de travail et des moyens de se cultiver ? Pour le savoir, pour qu’elles-mêmes le sachent en vérité, ce ne sont pas des masses informes et informatisables qu’il faut consulter, aujourd’hui fascinées par les leurres de l’assistance et de la jouissance que leur tendent les affamés de puissance. C’est l’homme, c’est la femme dans leur intégrité personnelle et leurs communautés, capables d’eux-mêmes et d’autrui : les seuls auxquels on puisse et doive faire confiance. Il n’est pas d’autre fondement humain pour la démocratie : et sans lui, pas de démocratie.

Alors, pendant toute la durée de la consultation, il est impératif que l’État soit dessaisi des moyens de conditionner l’opinion : black out sur les medias et les sondages préfabriqués. Et il ne manquera pas de tâches pour cet État réduit au minimum, sous la haute surveillance des gardiens de la consultation : recensement des ressources à redistribuer, moratoire pour les armements, moratoire pour les applications des technologies de pointe, moratoire pour les dettes du Tiers et du Quart Monde. Non pour gagner du temps, pour un dernier quart d’heure. Mais pour marquer le pas, celui qui coûte et qui, pour nous, est celui de la sortie de la Crise et de l’entrée en Mutation. Hic Rhodus…

Un peu partout dans nos ténèbres, comme les chandelles de la Noël dans les cimetières scandinaves, s’allument les foyers de la Nouvelle Alliance. Qu’ils convergent ! Mais l’immensité de l’enjeu y requiert un engagement à sa mesure. Et puisqu’il en va de tout, comment n’y serait-on pas appelé au plus complet dépouillement ?

Quand libéré de tout sauf de l’unique nécessaire, on arrive à la plus haute cime, là où l’on ne peut plus que mourir à soi-même — le cœur battant, on crie vers le ciel. La seule voix qu’on entende, et elle s’impose alors, souveraine, est celle de la compassion : « Fais retour à la terre ! » Mais ce n’est plus la même terre, ce ne sont plus les mêmes femmes, les mêmes hommes à aimer : à transporter par l’Amour et l’Esprit au-delà d’eux-mêmes.


[1] Halte à la croissance ? (Fayard 1972). Dans Quelles limites ? (Seuil 1974) nous analysions ces limites comme bien plus psycho-sociologiques que matérielles.

[2] Numineuse se dit en histoire des religions, depuis W. Otto, de la Puissance qui transcende toutes nos figurations du divin.

[3] Métanoia : cette conversion de l’esprit et du cœur, par attention exclusive au divin, fut la discipline spirituelle des Pères de l’Église grecque.

[4] Principe bien fondé, qui nous dit d’où nous venons, mais non où nous allons : alors que l’anthropocentrisme fait de nous le centre du monde.

[5] Anamnèse : technique de remémoration usitée en psychanalyse, pour lever les refoulements de nos souvenirs personnels.

[6] « Black is white and foul is fair » (Shakespeare).

[7] cf. le mouvement pour le Freeze : le gel des armements nucléaires.

[8] Nous sommes au pire de temps, et c’en est le meilleur (Shakespeare).