Robert Linssen
Krishnamurti et le problème du cerveau

Krishnamurti a toujours insisté sur l’importance de l’attention. Encore faut-il préciser que pour être parfaite, l’attention implique une foule de conditions qui ne sont presque jamais prises en considération, exception faite pour les formes supérieures des mystiques anciennes. L’attention véritable implique une perception globale immédiate, comprenant à la fois une qualité d’intelligence et un élément d’affectivité de qualité supérieure.

(Revue Être Libre, Numéro 297, Octobre-Décembre 1983)

Krishnamurti a toujours insisté sur l’importance de l’attention.

Encore faut-il préciser que pour être parfaite, l’attention implique une foule de conditions qui ne sont presque jamais prises en considération, exception faite pour les formes supérieures des mystiques anciennes.

L’attention véritable implique une perception globale immédiate, comprenant à la fois une qualité d’intelligence et un élément d’affectivité de qualité supérieure.

Le mot « intelligence » suggère en général des valeurs très diverses dont la plupart impliquent la pensée, le raisonnement.

L’enseignement de Krishnamurti dissipe immédiatement toute possibilité de malentendu sur ce point. Il est catégorique : « la pensée n’est pas l’intelligence ».

Pourquoi la pensée n’est-elle pas l’intelligence ?

Nous avons développé la réponse à cette question maintes fois dans nos ouvrages. Résumons ici encore l’essentiel…

La pensée n’est pas l’intelligence parce qu’elle n’est que mémoire. Il n’y a pas de pensée sans un mot ou plusieurs mots conscients ou inconscients. Il n’y a pas de pensée sans une image ou plusieurs images, claires ou vagues, conscientes ou inconscientes. Ces mots et ces images ont été enregistrés antérieurement. Ils ne sont que mémoire.

La pensée fonctionne de façon mécanique, par déduction ou par induction. Elle se situe dans un processus linéaire de cause à effet. Elle est prisonnière du temps.

Pour Krishnamurti, il existe un état d’observation dans lequel la conscience de l’observateur cesse d’intervenir ou d’interférer.

Nous voilà très éloignés de l’approche des événements telle qu’elle est vécue par l’immense majorité des êtres humains.

L’attention parfaite exige la réalisation d’une vigilance exceptionnelle. Celle-ci implique une grande souplesse d’esprit, la clarté, l’ordre, la cohérence, ainsi qu’une qualité particulière de concentration. Cette qualité de concentration est en effet très particulière du fait qu’elle ne résulte pas d’un acte de volonté ni d’une discipline que l’on s’impose de propos délibéré mais plutôt d’une disponibilité et d’un silence intérieur. Cette disponibilité et ce silence permettent l’action d’une Réalité que Krishnamurti désigne par divers mots anglais tels que « otherness » ou « l’Inconnu » (Unknown).

Cette « Réalité » est complètement « autre » que tout ce que nous révèlent nos perceptions sensorielles. Il nous est impossible de la « connaître » comme nous connaissons généralement les choses… En comparant, en nommant, en mettant en catégorie, en se référant au passé.

Il est impossible de la connaître étant donné qu’elle est toujours nouvelle, créatrice, imprévisible. Nous ne pouvons connaître que ce qui s’est déjà manifesté.

En résumé, nous nous trouvons dans l’obligation d’exercer une qualité d’attention beaucoup plus vive, profonde et déconditionnée que tout ce que nous avons vécu ou appris. C’est à cette qualité d’attention que Krishnamurti donne le nom de « vision pénétrante ».

Il déclare à ce sujet dans ses remarquables « Lettres aux Ecoles » (p. 54) :
« La vision pénétrante n’est pas la déduction minutieuse de la pensée, son processus analytique ou la nature temporelle de la mémoire. C’est la perception sans celui qui perçoit. Elle est instantanée. L’action intervient à partir de cette perception instantanée… Lorsqu’il n’y a pas la sensibilité qui est amour, la vision pénétrante est évidemment tout à fait impossible ».

Ce fragment confirme ce que nous énoncions plus haut : l’attention parfaite comporte non seulement un élément d’intelligence véritable mais aussi, un élément d’affectivité supérieure.
Le caractère global de la «vision pénétrante » est ensuite souligné par Krishnamurti dans le fragment suivant :
« La vision pénétrante est holistique, c’est-à-dire qu’elle implique la totalité de l’esprit… La vision pénétrante est l’intelligence suprême, et cette intelligence se sert de la pensée comme un outil. La vision pénétrante est l’intelligence, avec sa beauté et son amour. Les deux sont réellement inséparables. Elles ne font vraiment qu’un. Cela est la totalité, ce qui est le plus sacré ».

Il est évident que le vécu de cette qualité d’attention et de cet état d’être intérieur exige, au niveau neurophysiologique, le fonctionnement d’un cerveau capable d’exprimer le maximum de ses possibilités.

Telles sont les raisons pour lesquelles Krishnamurti s’est toujours intéressé à la neurophysiologie du cerveau. Les plus grands spécialistes de neurophysiologie du cerveau et des biologistes de réputation internationale participent régulièrement aux réunions de savants qui se tiennent périodiquement à Brockwood en Angleterre, autour de Krishnamurti et de David Bohm.

Une question a été récemment posée à Krishnamurti concernant les relations existant entre le cerveau, l’esprit, la perception sans pensée. La mutation spirituelle entraînerait-elle une mutation au niveau des cellules cérébrales ?

Jusqu’à présent, la plupart des anciens spécialistes du cerveau considéraient que la pensée et la conscience n’étaient que des épiphénomènes de la structure cérébrale. Krishnamurti considère que cette façon de voir est fausse.

Les Prix Nobel de neurophysiologie du cerveau, John Eccles et R. Sperry, considèrent qu’il existe un champ de conscience universel indépendamment du cerveau mais la structure cérébrale permet de l’exprimer.

Nous rappellerons que David Bohm déclarait dans un exposé donné à l’Université de Berkeley en 1977 que : « La perception ultime ne s’origine pas dans le cerveau ou dans une structure matérielle bien qu’une structure matérielle soit la condition de sa manifestation. Le mécanisme subtil de la connaissance ne s’origine pas dans le cerveau. » (cité par Gary Zukav, « La Danse des éléments », p. 230 – Editions R. Laffont, Paris 1982).

Ce qui vient d’être rappelé nous permet de mieux comprendre certains passages de la réponse que Krishnamurti donne à la question relative aux rapports entre le cerveau, la pensée, l’esprit, la mutation, etc.

Krishnamurti déclare notamment : (1) « Le cerveau a évolué au cours du temps. Il a fallu, à partir de l’unicellulaire des millions d’années pour en arriver au singe, puis encore un million d’années avant que soit acquise la station debout et ce, pour aboutir enfin au cerveau humain. Le cerveau humain est logé dans le crâne, mais il permet d’aller au-delà de lui-même : tout en étant assis là, vous pouvez penser à votre pays ou à votre maison et vous vous y trouvez instantanément par la pensée, bien que vous soyez physiquement ici. Le cerveau a une capacité immense mais il a été conditionné par les limitations du langage, par le climat, la nourriture, l’environnement social. »

Krishnamurti pose ensuite la question de savoir si l’être humain a la possibilité de se libérer de cet énorme conditionnement du passé. La réponse est positive. Il l’a maintes fois exprimée dans ses écrits et conférences.

Cette exigence sert de titre à l’un de ses ouvrages les plus répandus, intitulé « Se libérer du connu ». Le connu étant pour lui toutes les mémoires du passé. Telle est la raison pour laquelle il déclare souvent en anglais (« you are a bundle of memories ») : « vous n’êtes qu’un paquet de mémoires. »

Nous avons fréquemment commenté les implications de cette affirmation.

Il est néanmoins important de souligner que Krishnamurti insiste sur le fait que pour lui, cet affranchissement de l’emprise des mémoires est un fait vécu par le dépassement complet des limitations de l’ego.

Il souligne le fait que les savants qui sont théoriquement d’accord avec le dépassement des conditionnements du cerveau le font d’un point de vue théorique, uniquement intellectuel et scientifique. Ils ne s’engagent jamais eux mêmes dans le vécu du processus expérimental lui-même.

Krishnamurti déclare notamment :
« L’orateur a discuté de ce sujet avec plusieurs scientifiques et ceux-ci ne veulent pas aller aussi loin que l’a fait l’orateur. Ils le font théoriquement mais pas effectivement, c’est-à-dire, en s’assurant que ne subsiste en soi pas une ombre d’ego. »

L’ego, qui est la totalité du conscient et de l’inconscient individuel n’est que mémoire et le cerveau peut être considéré comme la matérialisation de milliards de mémoires.

De nombreux savants considèrent actuellement que la mémoire est un processus qui est apparu dès la naissance d’un univers, il y a environ 15 milliards d’années. Telle était l’hypothèse formulée par Jean Charon dans sa nouvelle « psycho-physique ».

Nous voyons que David Bohm considère tout récemment que les électrons « se répliquent » en fonction de leurs informations, donc de leurs mémoires.

Les progrès de la psychologie nous révèlent que l’être humain est divisé en fragments contradictoires entre lesquels existent de constantes tensions conflictuelles. Celles-ci finissent fréquemment par provoquer des névroses et divers troubles de plus en plus nombreux.

En résumé, l’être humain est dans une situation de désordre, psychologiquement, donc nerveusement et au niveau du fonctionnement cérébral.

Krishnamurti attire notre attention sur l’importance de ce désordre à tous les niveaux. Ce désordre est constant et met l’être humain dans l’incapacité de comprendre l’Esprit et de bénéficier des richesses naturelles qu’il nous destine.

Telles sont les raisons pour lesquelles Krishnamurti déclare :
« Un tel cerveau ne peut comprendre ce qu’est l’Esprit. Il ne s’agit pas ici de « mon esprit » ni de mon cerveau ni de votre cerveau mais de l’Esprit. Cet Esprit qui a créé l’univers, cet Esprit qui a créé la cellule, cet Esprit qui est pure énergie et intelligence. Quand le cerveau est libre, il peut avoir un lien avec l’esprit. »

Les implications de la liberté complète du cerveau sont immenses. Si nous n’étions pas si compliqués, elles seraient très simples. Mais parce que nous sommes très compliqués, identifiés à des milliards de mémoires très anciennes, il est pour nous, très compliqué d’arriver à la simplicité intérieure souhaitée.

Il y a nécessité absolue de « mourir à nous-mêmes », à nos habitudes, à nos préjugés, à nos revendications, à nos préférences, à nos répulsions, à nos attachements, à nos plaisirs, à nos choix, à l’automatisme de nos classifications mentales, de nos comparaisons, de nos références au passé.

Il s’agit d’une véritable mutation psychologique et spirituelle. Celle-ci s’inscrit d’ailleurs dans les lois de la Nature. La Nature nous montre un dépassement constant des niveaux acquis.

Les biologistes reconnaissent depuis quelque temps deux caractères propres aux espèces vivantes de haute complexité cellulaire : l’auto-organisation et l’auto-transcendance.

Les théories du Prix Nobel Ilya Prigogine sur les structures dissipatives exposent les mêmes idées. La Nature manifeste dans l’évolution un caractère inventif. Ses processus ont une dominante d’irréversibilité. L’univers n’est pas une gigantesque mécanique formée de rouages rigides fonctionnant de façon linéaire et uniquement répétitive. Lorsqu’une phase est atteinte, une période de crise succède à son mûrissement. Cette période de crise permet de discerner les erreurs qui l’ont engendrée et une nouvelle phase s’improvise selon des processus qui sont souvent rigoureusement non-prédictibles. Il y a dans l’évolution l’influence d’un processus de création et d’invention constante.

Telles sont les raisons pour lesquelles, ainsi que l’écrivait Sri Aurobindo, l’égoïsme fut une aide mais il est l’entrave. La pensée fut une aide, mais elle est l’entrave.

L’état de désordre dans lequel se trouve le cerveau peut être une occasion permettant à l’être humain d’accéder à un niveau de conscience infiniment supérieur à celui qui nous est familier.

Il s’agit, en fait, d’une mutation spirituelle entraînant une mutation au niveau des cellules du cerveau. Le processus que nous venons d’évoquer ici est en opposition radicale avec les enseignements de l’école ancienne de la neurophysiologie du cerveau et ceux de plusieurs neurophysiologues rationalistes actuels, tel Changeux dans « l’homme neuronal », ouvrage visiblement destiné à défendre l’ancienne vision mécaniste et dévaloriser les hypothèses non mécanistes d’avant-garde.

Le point de vue de Krishnamurti concernant la mutation des cellules cérébrales est énoncé dans la réponse qu’il donne à une question relative à ce problème. Il déclare :
« Il y a une mutation dans les cellules cérébrales elles-mêmes, non induites par un effort quelconque, ni par la volonté, ni par un quelconque motif mais quand il y a perception. »

Tout est là ! Et lorsque le mot « perception » est évoqué par Krishnamurti, est-il encore nécessaire de répéter qu’il évoque un état d’attention dans lequel n’interviennent plus les automatismes de la mémoire, de la pensée. Mais dès lors se pose la question fondamentale de savoir « Qui perçoit ? ». Qui perçoit lorsque tous les automatismes de mémoire, de choix, de jugement sont absents ?

« Qui » perçoit lorsque tous les résidus psychologiques du passé sont absents ? « Qui » perçoit lorsqu’il n’y a plus de « moi » ou plus d’égo ? « Qui » perçoit lorsqu’il ne reste plus qu’un corps, une structure matérielle, un cerveau, dépouillé de tous es résidus et de tous les échos du passé?

La réponse est bien claire et évidente : c’est l’Esprit !

Cet « Esprit » dont Krishnamurti déclarait — ainsi que nous l’avons repris plus haut — « cet Esprit qui a créé l’univers, cet Esprit qui a créé la cellule, cet Esprit qui est pure énergie et intelligence. »

En guise de conclusion, nous dirons que seule, la compréhension intellectuelle de ce qui précède est absolument insuffisante et presque sans valeur par rapport au vécu expérimental.

Parler de la perception globale et la commenter offre quelque similitude avec la situation d’un affamé qui ne cesse de discuter sur la saveur merveilleuse d’une nourriture exquise sans la déguster.

Mais sommes-nous réellement « affamés » au sens profond du terme ou bien continuerons-nous à nous contenter de notre somnolence faussement confortable ?

Robert LINSSEN
décembre 1983.