Krishnamurti : Qu'est-ce qui doit changer?

Si tous les hommes de science s’unissaient pour refuser les guerres, il n’y en aurait pas. Si tous les prêtres catholiques déclaraient l’excommunication de ceux qui s’enrôlent dans une armée, il n’y aurait pas de guerres. Mais il semble que d’autres intérêts soient investis dans tout cela. Alors, que faisons-nous?

(Revue Aurores. No 37. Novembre 1983)

Cette question reste une interrogation. Question insoluble de l’extérieur, que l’on doit maintenir vivante en soi. Car il est frappant de constater la façon dont nous sommes amenés à trouver toutes sortes d’explications et de remèdes à une situation que l’on juge mauvaise comme si nos réactions étaient le plus sûr moyen de préserver l’intégrité de notre «bonne santé» psychologique et de notre existence. Krishnamurti appelle constamment ses interlocuteurs (et ses lecteurs) à l’action, sur un autre registre. Ne peut-on voir notre propre désordre intérieur et la violence qui en résulte. Alors, qu’est-ce qui doit changer? Qu’est-ce qui pourra faire changer l’homme en lui-même? Le hiatus demeure aussi longtemps que nous nous oublions nous-mêmes. L’échange que nous vous proposons ici fait partie d’une émission diffusée en Décembre 1983 sur France-Culture.

Question : Nous sommes préoccupés par la façon dont la situation actuelle pourrait évoluer.

Krishnamurti : La question posée concerne le cas actuel du monde, son avenir et celui de l’humanité. Où cela nous conduit-il, n’est-ce pas? La situation du monde actuel empire constamment; qu’est-ce qui changera l’homme devenu si immoral, si violent, complètement indifférent à ce qui a lieu autour de lui; qu’est-ce qui lui fera mettre fin à tout cela? Qu’est-ce qui pourra le faire changer en lui-même? Cela est la vraie question, n’est-ce pas?

Q. : Oui.

K. : Il y a plus ou moins de violence et d’anarchie. Plutôt plus que moins. Les hommes sont devenus amoraux, réellement corrompus dans le sens le plus profond de ce terme. Qu’est-ce qui les aidera à changer ? Qu’est-ce oui poussera l’homme à se transformer complètement? C’est là le vrai problème, c’est de cela qu’il me demande de parler, n’est-ce pas?

Q. : Oui.

K.: Oui, c’est ce qu’il demande, vraiment. Les religions ont tenté de changer l’homme et, jusqu’ici, elles n’y sont pas parvenues. Elles l’ont quelque peu modifié et, dans les religions elles-mêmes, la relation humaine a été bouleversée; un groupe s’est dressé contre un autre, les protestants contre les catholiques, vous savez tout cela. Et il en est de même en Asie et ailleurs. La violence augmente. Les nations achètent des armes, les unes aux autres, la France, l’Angleterre, l’Allemagne, les États-Unis d’un côté parlent de la paix, et de l’autre, préparent la guerre. Voilà la situation actuelle, la division nationale, religieuse et psychologique de l’homme. Et on demande comment il peut-être remédié à ce chaos. Les hommes de science ont-ils aidé, tant soit peu, à l’harmonie, à l’accord des hommes entre eux ? A la coopération, à une plus grande civilisation dans le sens profond de ce terme? Ils ne l’ont pas fait.

Maurice Wilkins : Pas beaucoup.

K. : Si tous les hommes de science s’unissaient pour refuser les guerres, il n’y en aurait pas. Si tous les prêtres catholiques déclaraient l’excommunication de ceux qui s’enrôlent dans une armée, il n’y aurait pas de guerres. Mais il semble que d’autres intérêts soient investis dans tout cela. Alors, que faisons-nous? Vous qui êtes un homme de science, moi qui suis … qui suis-je? Je ne sais pas, peu importe.

La science a-t-elle, par sa connaissance aidé l’homme à se transformer ? Les savoirs scientifique, biologique, psychologique l’ont-ils aidé tant soit peu dans ce sens? Tant de notions se sont accumulées; tout cela peut-il être d’une aide quelconque ? ou la situation de l’homme est-elle, maintenant, sans espoir? Et cela, on ne peut le croire, bien sûr.

David Bohm : Je crois qu’il y a eu, autrefois, un grand espoir dans la transformation possible de l’homme par le savoir. Cet espoir a commencé il y a très longtemps et a atteint son apogée au XIXe siècle avec la théorie du progrès. Mais maintenant les hommes n’ont plus d’illusions, ils sont désenchantés.

K. : Ils sont sans illusions, cyniques, ils ne croient en rien. Alors, que faisons-nous, Monsieur ?

D. B.: C’est de cela que nous parlons, en fait.

W. : Je pense que la science, à certains égards, bien sur, a aidé à la maîtrise du monde naturel et cela a donné quelques aperçus psychologiques limités sur les programmations de l’intelligence humaine. Mais ces aperçus ont été assez superficiels et, d’autre part, elle a bien sûr contribué de façon très importante au chaos et à la violence.

K. : De façon très importante. Donc, les politiciens pas plus que les prêtres ne résoudront rien à travers le monde. Et toute la littérature déversée n’a pas davantage résolu les problèmes de l’homme. Alors, qu’allons-nous faire?

D. B. : Il est des gens pour lesquels aucune solution n’existe, mais vous rejetez cela.

K. : Non, je pense qu’il y a une solution; il doit y en avoir une.

D. B. : Oui, pourquoi dites-vous qu’il doit y en avoir une?

K. : Nous sommes passablement intelligents, passablement alertes, capables d’observer ce qui nous entoure. Et si nos enfants, ou les vôtres, et tous les autres doivent être supprimés, à quoi bon tout cela? les bombes atomiques, à neutrons, et tout le reste?

D. B. : Oui, mais comment une solution pourrait-elle apparaître? Nous savons tous que nous en désirons une.

K. : Je crois, l’évolution des faits est assez évidente.

D. B. : Comment surgira-t-elle?

W. Ne pourrait-on dire que la solution, ou du moins un de ses aspects, a été indiqué dans les religions et, à un moindre degré, dans certaines doctrines politiques? Mais la difficulté a résidé dans les éléments de dogme, de foi.

K. : La foi et tout cela.

W. Si on transformait le tout en force négative … Il semble que le problème essentiel serait de trouver une issue hors de ce sens de l’unité particulière à chaque église et de certaines attitudes incarnées dans les religions. Et, pourtant, de garder à l’esprit humain la créativité pour qu’il ne soit pas piégé dans la foi et les dogmes.

K. : Mais il est piégé. Prenez toutes les religions du monde, elles sont toutes piégées, elles sont toutes conditionnées par leur propagande, leur prosélytisme et tout cela; nous n’allons pas entrer dans les détails. Alors, le problème est vraiment là : un être humain conditionné de la sorte peut-il changer? Doit-on accepter le fait que le conditionnement humain est inévitable, qu’on pourrait, tout au plus, le modifier, l’améliorer un peu; c’est ce que l’on cherche à faire maintenant ? L’acceptation du conditionnement, cette acceptation, je crois est une de nos erreurs fatales. Nous acceptons tout.

D. B. : Je pense que, pour la plupart des gens, il ne semble pas y avoir d’autre possibilité. Il faut accepter le savoir et essayer de l’améliorer, de l’élargir. Je crois que c’est, en général, ce que les gens ressentent. Rien d’autre n’est possible. Mais, maintenant, pouvez-vous nous faire comprendre comment quelque chose d’autre serait possible?

K. : Que peut faire un être humain, fondamentalement, pour changer?

D. B. : Oui. Maintenant, voyez-vous, vous écartez implicitement le savoir de ce que vous avez dit auparavant. Vous dites que le savoir peut inclure les connaissances religieuses, scientifiques politiques, médicales, sociales. Maintenant, si vous excluez tout cela …

K. : Mais l’homme peut-il exclure cela?

D. B. : Oui, est-ce possible ?

K. : Mon intelligence, mon esprit doivent-ils accepter la totale négation de tout cela ? Parce qu’il y a un très grand élément de peur dans tout ceci.

D.B. : Non seulement de peur, mais même, je pense que la plupart des gens sentent que rien ne pourrait être fait sans un certain savoir.

K. : Le savoir est nécessaire certainement. J’ai besoin de savoir pour avoir une qualification. Si je veux être charpentier, il me faut une grande connaissance du bois, des instruments dont je me sers. Mais la connaissance psychologique est-elle nécessaire?

***

Krishnamurti et nous

(Revue Aurores. No 37. Novembre 1983)

Il est bon d’être seul». Ces quelques mots suffisent à nous situer devant ce qu’il y a lieu de faire. Le mouvement de la pensée n’est pas un acte. Lorsqu’il n’intervient pas nous sommes seuls et consciemment libres de ce mouvement nous pouvons voir et entendre c’est-à-dire agir.

Dans le deuxième chapitre de son journal, Krishnamurti nous fait part, indirectement, de son extraordinaire aptitude d’indépendance vis à vis du mouvement de la pensée. Cette aptitude l’a conduit à une attitude intérieure et c’est cette expérience qu’il essaye de nous faire partager depuis plus de cinquante ans. Mary Lutyens, amie d’enfance de Krishnamurti, écrit à la fin de son livre : «cependant, fondamentalement, son unique souci n’a pas varié depuis la dissolution de l’Ordre de l’Étoile: rendre les hommes psychologiquement libres. Il soutient que cette liberté ne naît que d’une transformation totale de l’esprit humain et que chaque individu a la capacité de changer radicalement, non à quelque date future mais instantanément. Krisnamurti n’a jamais perdu la joie qui lui est venue au début des années trente, et c’est cette joie qu’il désire partager.»

Ainsi, il nous convie à le rejoindre dans sa solitude, là où tout peut être vu, il nous convie à être éveillé à une même intelligence dans un monde commun.

Mais nous y sommes rarement prêts. Par contre, nous sommes toujours prêts à avoir des idées sur ce qui nous convient ou sur ce qui devrait convenir aux autres. Si nous adhérons à l’enseignement de Krishnamurti, (un mot qu’il hésite à employer) nous y adhérons complètement Après avoir lu plusieurs fois tous ses livres et l’avoir suivi pendant des dizaines d’années, certains n’auront même pas entendu et vu ce qui doit être vu une seule fois. Il serait trop commode de prendre du recul par rapport à ce sujet car ici, le sujet, c’est nous.

Notre nature habituelle nous porte à vivre à travers notre mémoire ou du moins ce qu’elle a stocké, le passé, ce que Krishnamurti appelle aussi la tradition. Et nous ne voulons pas admettre qu’un immense savoir devant la rupture instantanée à laquelle il souhaite nous rendre présent n’est pas: plus utile que pas de savoir du tout.

Nous restons choqués négativement à son appel lorsqu’il condamne la tradition en passant à côté de ce qui aurait pu provoquer, pour un instant, l’accès à l’ouverture créative, à notre véritable nature d’homme. Pourtant, tous les savoirs, y compris les plus sacrés, sont-ils à même de pouvoir résoudre la crise temporelle de notre conscience ?

Dans le monde actuel, nous sentons bien le rôle que peuvent et doivent jouer les trop rares Krishnamurti en nous sensibilisant d’abord à une conscience autre. Sommes-nous suffisamment adultes et responsables pour pouvoir entrer dans ce processus purement alchimique et porter une transformation qui devient indispensable ?

J.L.V.