Extraits des œuvres de Roger Godel

Conquise par l’esprit technique — miroir où se reflète le monde de la matière avec ses mouvements et ses lois — la conscience est en péril de mort. L’homme, entraîné par le jeu de son pouvoir, se laissera-t-il envahir tout entier et fasciner par le démon de la création industrielle ? Devra-t-il porter toujours, et de plus en plus profondément inscrits dans sa substance, les stigmates de l’œuvre pétrie de matière ? Ou bien, résolu à sauvegarder en lui-même les traits proprement humains osera-t-il imposer un ordre de spiritualité — un ordre de justice, un ordre social et fraternel — à sa propre intelligence en mal d’invention et de richesses ? Dans l’instant présent de l’histoire, sa survie repose sur cette alternative.
L’humanité veut des hommes.

La plupart des livres de Roger Godel sont épuisés. Son livre « Les essais sur l’expérience libératrice » a était réédité aux édition Almora en 2008. Le lecteur trouvera ici une sélection prise dans l’ensemble de l’œuvre de Godel

(Extrait de l’ouvrage collectif d’hommage : Roger Godel – De l’humanisme à l’humain, Éd. Les Belles Lettres, 1963)

« A ceux qui se sont attachés à lui il ne fait point de recommandations pathétiques. Ses paroles sont simples. Il veut qu’aucun lien artificiel, aucune contrainte, aucune promesse ne les engage envers lui. En héritage il leur laisse l’amour dont ils ont découvert par lui la pureté et le désintéressement. »

R. GODEL, Fidélité de Platon

Question. — Je recueille des maximes. Quelle serait la vôtre ?

Roger Godel. — Vivre en vérité.

Nombreuses et variées sont les voies d’écoulement par où la sagesse s’offre aux hommes. Sur chaque civilisation elle débouche à la manière d’une fontaine par un masque conforme au génie de son temps et de son lieu. Elle se fait hellénique par Socrate, indienne avec Shankara Sharya, chinoise avec Lao-Tseu ou Chouang-Sen, chrétienne avec Meister Eckhart. L’eau jaillissant par tant de figurines en apparences diverses provient pourtant d’une source identique.

(Socrate et Diotime)

L’homme épris de sagesse prend conscience de son isolement. Il se laisse emporter cependant par un grand désir d’effusion fraternelle. Et il cherche à la communiquer aux hommes.

(Formes de la Musique et Musique Intérieure)

Son amour éclate dans le service qui le porte au secours de ceux qui souffrent.

(L’homme et son Génie)

AUX JEUNES

L’expérience des hommes acquise par la pratique médicale me convainc que le sens du sacré et le plus pur amour demeurent indestructiblement présents dans toute âme humaine. Réveiller et promouvoir cette source latente, telle est la grande tâche réellement constructive, pratique, valable.

(Lettre à…)

Nul ne peut développer ses facultés proprement humaines dans la plénitude s’il n’acquiert la science de l’homme, et s’il ne s’efforce de concilier, en lui-même, l’expérience de l’Orient avec celle de l’Occident. Ces deux perspectives de l’esprit sont complémentaires l’une à l’autre ; elles s’équilibrent et se compensent réciproquement. A leur limite, elles se rejoignent.

(Colloque Orient-Occident)

En chaque être humain luit une distante étincelle. Son éclat nous est voilé. Toujours menacée d’obscurcissement, l’étincelle persiste en nous, inextinguible. Dès avant que nous fussions revêtus de la matière du corps, elle était notre héritage. Là réside notre plus haute et plus désirable nature.

Par moments, une aspiration puissante nous porte vers cet abîme de nous-même. L’allégresse alors s’empare de nous.

(Une Grèce Secrète)

Le Maître s’est établi à demeure au milieu de ses élèves il prend ses repas avec eux, son délassement. Ce n’est pas seulement un enseignement qu’il leur dispense, mais aussi une culture, un idéal de vie, une discipline de l’esprit. Avec douceur, comme il convient à des hommes libres, il s’efforce d’éveiller en eux le goût de la vie bonne et belle.

(Cités et Univers de Platon)

C’est une affinité de nature, une admirative tendresse qui l’entraînent au milieu d’un cercle de jeunes esprits. S’il ne les aimait, disait-il, avec la pureté d’un désintéressement absolu, jamais la semence du Bien ne lèverait en eux.

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Il s’efforce d’éveiller en eux le goût de la « vie belle et heureuse ».

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Il n’a assemblé autour de lui tant d’âmes d’élite que pour accomplir la recherche en commun du souverain bien : le Réel.

(Cités et Univers de Platon)

Les « Compagnons » ne se connaissaient pas avec lui d’autre lien que l’amour ; mais à le fréquenter assidûment ils avaient découvert avec lui qu’une vie sans examen ne vaut pas la peine d’être vécue.

(Un Compagnon de Socrate)

Pendant qu’on argumente ferme, et que la trame dialectique — piège de paroles — se resserre comme un filet autour de la proie, il observe les gestes et la figure de ses compagnons de chasse. Une clarté d’aube éclaire leurs faces où l’intelligence dans sa pureté commence à poindre. La mobilité de la vie court sur leurs traits.

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Qu’est-ce que l’homme ? par quoi une telle nature se doit distinguer des autres en son activité ou passivité propres ? Voilà quelle est la recherche et l’investigation auxquelles le Sage consacre ses peines.

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Il incite ses compagnons à investir leur plus grand intérêt dans la recherche du souverain bien : le Réel, afin que l’humaine condition soit réintégrée dans sa destinée qui la veut conforme au vrai.

Mais la vérité n’éclate pas à la manière d’une notion d’évidence. On l’acquiert au prix d’un dur travail. Au surplus, elle ne se livre qu’aux purs, aux hommes à l’âme vraiment libre.

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C’est quand on a longtemps fréquenté ces problèmes, quand on a vécu avec eux, que la vérité jaillit soudain dans l’âme comme la flamme jaillit de l’étincelle, et ensuite croit d’elle-même.

(Cités et Univers de Platon, Recherche d’une Foi)

La plus impérative des lois impose à l’humanité de lire le secret de son destin dans le déchiffrement de la nature de l’homme et d’en accomplir sans défaillances la réalisation en ce monde.

(Vie et Rénovation)

Dans le cours de la lutte menée par les hommes contre la malfaisance, la confusion, la barbarie, la misère, chaque temps a fait surgir hors de ses ténèbres propres des figures de clarté : des révoltés, des martyrs, des solitaires, des héros, des saints, des sages.

Ceux-là s’évadent et s’isolent, ou bien se donnent en témoignage.

L’humanité veut des hommes.

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Conquise par l’esprit technique — miroir où se reflète le monde de la matière avec ses mouvements et ses lois — la conscience est en péril de mort.

L’homme, entraîné par le jeu de son pouvoir, se laissera-t-il envahir tout entier et fasciner par le démon de la création industrielle ? Devra-t-il porter toujours, et de plus en plus profondément inscrits dans sa substance, les stigmates de l’œuvre pétrie de matière ?

Ou bien, résolu à sauvegarder en lui-même les traits proprement humains osera-t-il imposer un ordre de spiritualité — un ordre de justice, un ordre social et fraternel — à sa propre intelligence en mal d’invention et de richesses ?

Dans l’instant présent de l’histoire, sa survie repose sur cette alternative.

L’humanité veut des hommes.

(L’Humanité veut des Hommes)

La rencontre est merveilleuse qui met en présence ces techniciens du feu et Déméter. Joignant leur savoir peut-être pourront-ils forger des hommes.

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C’est une entreprise audacieuse que de vouloir créer un homme par les moyens de la technique. Le Titan Prométhée osa s’attaquer à cette tâche grandiose.

Et les titans Cabires, malgré que leur esprit de violence les apparente aux mortels, possèdent le discernement technique ; ils connaissent les pouvoirs démiurgiques du feu. Toutefois la science de la vie propre à Déméter leur fait défaut ; elle seule peut insuffler la conscience dans leur œuvre alchimique.

(Une Grèce Secrète)

L’humanité doit échapper à la destruction dont la menace sa trop grande puissance et sa périlleuse inclination vers la Loi physique.

Avant de s’engager par une pente irréversible vers le chaos, puisse-t-elle faire resurgir les forces de rassemblement et de salut inscrites en héritage au plus profond de son instinct.

Ce ne sont point, certes, les richesses de l’esprit ni celles de l’intelligence qui pourraient lui faire défaut. Mais qu’importent tous ces biens réunis — et la suprême sagesse — s’il ne se trouve des âmes fortes pour recevoir et faire croître la semence ?

En ce temps de péril où les doctrines surabondent, l’humanité appelle au ralliement les caractères fermes à l’épreuve.

Se refusant à mourir l’humanité veut des hommes.

(L’Humanité veut des Hommes)

S’il avait été donné à l’un de nous — grâce à une existence plusieurs fois millénaire —d’acquérir en personne une expérience vivante de l’histoire, de pénétrer dans les diverses classes et d’assimiler avec clairvoyance les enseignements pratiques issus de ces enquêtes dans le temps, de ces démarches parmi les peuples et les catégories sociales, de quelle sagesse ne se rendrait-il pas le maître !

Indéfiniment, le penseur, le politicien, le réformateur heurtent les mêmes écueils, tombent dans de semblables illusions.

C’est que les pères ne peuvent transmettre aux fils ni la leçon tirée de leurs mésaventures, ni le pouvoir d’éviter les erreurs qu’ils ont eux-mêmes commises.

L’expérience ne passe guère d’une génération à la suivante que sous forme de conseils, d’exhortations.

(L’Humanité veut des Hommes)

Il dépend de l’homme — selon qu’il ouvre son cœur à la sagesse ou s’en détourne — soit d’aggraver, soit de rendre plus légère sa part du destin. Dans cette tâche les dieux l’assistent ; ils dialoguent avec lui, directement, ou sous des visages d’emprunt.

Mais qui d’entre nous accorde attention aux messages qui le mettent en garde contre lui-même ! le « guetteur rayonnant » est ignoré.

(Une Grèce Secrète)

Si l’on est en droit de demander au moniteur de gymnastique de posséder la science du corps, combien plus impérieusement ne devrait-on pas exiger que l’éducateur et le législateur eussent acquis la « connaissance de l’homme ».

Gnôthi seauton, « connais-toi », répétaient avec le dieu de Delphes, les philosophes.

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Au temps de la préhistoire, la lutte se réduisait à d’obscurs antagonismes organiques entre deux formations nerveuses nées sous des millénaires différents. L’avènement de la conscience et de ses intuitions porte le conflit devant l’esprit et l’élève à la hauteur d’un drame. Il y va du destin de l’Homme.

Gnôthi seauton.

C’est pourquoi Platon, méditant de bâtir une cité parfaite, s’apprêta à forger des races d’hommes pures de toute bestialité, des races affranchies sous le règne de l’esprit et conformes au dessin de Démiurge.

(L’Humanité veut des Hommes)

Puisse la lumière d’en haut nous appeler chaque jour à elle. Mais cette ascension, seule une âme pure de toute injustice peut l’accomplir.

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L’aspirant à la libération doit d’abord adoucir son cœur, l’apprivoiser comme une bête sauvage ; il en chassera toute passion méchante.

D’ailleurs c’est le propre de l’homme civilisé que de bannir de soi l’esprit titanique, la rudesse agressive.

(L’Humanité veut des Hommes)

De la Sagesse découle la Science qui mène toutes choses à travers toutes choses.

(Héraclite, cité dans Une Grèce Secrète)

L’homme de science, trop souvent, veut saisir la vérité il prétend en affirmer les contours. Les excès de son ardeur le portent à confondre ses concepts provisoires — théories fort respectables pour un temps — avec le réel.

(Un Compagnon de Socrate)

Amenez la science à la sagesse et infusez la sagesse dans la science  — tel Socrate.

(Une Grèce Secrète)

L’amour de la vie, incluant le déplaisir comme la joie, ouvre la voie droit à la connaissance. Voie royale où procèdent, conjoints dans un appui mutuel, l’amour de la science et la science d’aimer le vrai.

(Une Grèce Secrète)

Une certaine parenté de l’esprit rapproche le physicien moderne, le mystique occidental et le Sage Indou. Et cette homologie tend, de plus en plus, à forcer l’attention des philosophes de notre temps. Le dénominateur commun qui les unit dans une même famille c’est la position impersonnelle de la conscience.

(Une Grèce Secrète)

Il n’y a pas d’autre science, au sens vrai du terme, que la science de l’amour.

(Vie et Rénovation)

Ces Essais appellent une suite à leur coup de sonde. S’ils excitent assez d’intérêt parmi leurs lecteurs pour en orienter quelques-uns vers cette voie de recherche, le but de ce travail aura été atteint. Un grand et persévérant labeur est requis des équipes à venir. Ces groupes devront associer autour d’un programme commun, des psychologues, des biologistes, des historiens des religions, des physiciens et mathématiciens, des philosophes sans préjugés.

(Essais sur l’Expérience Libératrice)

AUX MALADES, AUX MÉDECINS

Le malade est un livre ouvert auquel nous devons l’enseignement qui mène aux plus hautes connaissances ; nous en sommes les bénéficiaires.

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Une inlassable patience, une assiduité, une persévérance à toute épreuve, l’amour et le respect des malades constituent l’investissement préalable à toute thérapeutique.

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Si la médecine doit être une science de l’homme elle poursuivra son enquête jusqu’au foyer d’incessante rénovation.

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Aucun homme, aussi longtemps que son esprit flotte, s’agite, en tourment, ne peut porter à quiconque un secours de bon aloi. Si le guide titube quelle démarche imprimera-t-il à la file marchant derrière lui ? Être en paix avec soi-même, c’est la condition requise du médecin qui doit prendre sur ses épaules le fardeau des responsabilités et celui d’une grande décision. Avant de risquer le sort d’un malade sur une hasardeuse aventure thérapeutique, il interrogera la somme du savoir autour de lui, et il s’interrogera lui-même en profondeur.

(Vie et Rénovation)

Il m’est difficile de répondre à votre question : « la méthode maïeutique[1] peut-elle se pratiquer en cas de névroses et d’autres troubles psychiques ? »

De fait, ma réponse devrait être nettement positive.

Mais qu’est-ce que la « maïeutique » ? L’accouchement d’une potentialité psychique que l’on porte en soi à son insu. Notre thérapeutique n’a-t-elle pas pour but de solliciter cette émergence, cette venue dans le champ de conscience de dynamismes latents ?

Je laisse, en général, délibérément de côté les divers complexes qu’on serait tenté d’explorer ou de faire surgir ; ils ne sont, à mon avis, que des phénomènes subsidiaires, des situations tensionnelles établies comme autant de couvertures défensives sur le terrain de l’ego (je donne ici au terme « ego » un sens très large incluant le superego, l’id, etc…).

Le malade doit être conduit, par voie maïeutique, jusqu’à une position impersonnelle, libératrice de tout conflit. Une vraie maïeutique fera surgir l’expérience authentique, l’évidence vécue et irréfutable au sens réel de ce terme, la source impersonnelle de son être. C’est, somme toute, l’aboutissement du « gnôthi seauton », qui n’est point une prise de conscience analytique de soi-même.

(Au Dr W. B.)

L’art de provoquer une révolution constructive est le plus grand bien qu’un médecin puisse apporter au chevet des malades.

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Telles sont les démarches d’un médecin soucieux de rejoindre, par delà le plan biologique des mécanismes déréglés, la nature profonde, immuable de l’homme : une première phase de l’acte médical le conduit à explorer cette mécanique, ces organes et à mettre en œuvre les ressources dont dispose la médecine contemporaine. Mais cette étape n’est qu’une première approche. Si la médecine doit être une science de l’homme, c’est vers une plus grande profondeur qu’elle poussera l’investigation. L’enquête sera poursuivie jusqu’à ce foyer d’incessante rénovation où la mort et l’engendrement des formes se résolvent dans une expérience de vie authentique à la fois transcendante et immanente.

Prenant appui sur la biologie et la médecine contemporaine, le médecin tentera d’ouvrir de multiples voies vers l’ultime profondeur source rénovatrice de la nature humaine.

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La réceptivité et la participation du patient sont requises. C’est dire qu’entre le médecin et le malade une voie de communication doit être jetée en profondeur d’être à être.

(Vie et Rénovation)

Le contact réitéré, constructif, vigilant d’abord. Ce contact est comparable à l’ « inducteur » de formes dans le domaine de l’embryogenèse ; il éveille sur le terrain de la « compétence », suscite les dynamismes organisateurs latents, aide à susciter une réorganisation, un réajustement fonctionnel.

Il y a beaucoup, beaucoup à faire, beaucoup aussi à réviser en profondeur.

…Communiquer aux malades cette « effusion » indispensable qui les rend persévérants, patients, désireux d’exercice et d’application. La clef de la situation se trouve dans la qualité du contact entre médecin et malade.

Faites aimer la vie, ce don gratuit et merveilleux que l’homme de nos jours méconnaît aveuglément.

La guérison ne peut surgir que dans un dialogue d’amour et de gratitude.

(Au Dr P. B.)

Est-il possible de réconcilier un patient avec sa propre nature de malade, source de ses maux ? Le médecin, s’il réussit à assurer cet accord préliminaire, aura préparé un terrain éminemment favorable à l’entreprise thérapeutique. Il exposera aux malades, à l’aide d’images véridiques, les procédés que leur organisme met en œuvre spontanément et — en vertu d’une norme ancestrale innée — pour restaurer son équilibre, réparer ses blessures. De même il les aidera à s’affranchir des inhibitions complexes sans cesse entretenues qui opposent leur force négative à la guérison. Il s’emploiera d’urgence à délivrer le terrain morbide des conditionnements défectueux — biologiques et mentaux — sous lesquels périclitent les processus rénovateurs. Notre tâche première est assurée si nous rendons réceptive l’individualité du malade, si nous l’ouvrons à l’action des mécanismes qui en affectent la guérison.

(Vie et Rénovation)

Relevé du magnétophone

(Fin d’un dialogue entre le médecin et le malade) :

Le médecin. — Le cœur a su réparer ou compenser en temps voulu les ravages causés en lui par la détérioration de ses artères.

Le malade. — Un organe, un simple mécanisme de pompage posséderait ce pouvoir ? Serait-il doué de prévision, d’une intelligence semblable à la nôtre ?

Le médecin. — La prévision, l’intelligence telles que vous les concevez sont des notions humaines. Il appartient à notre cerveau — et non à notre cœur — d’en pratiquer l’exercice. L’aptitude propre d’un organe à réparer ses dégâts et à entretenir en soi le cours de la vie relève d’un autre mode de savoir. Ce savoir réside dans l’intime structure de l’être vivant. Transmis de cellule en cellule, intégralement avec le plan héréditaire d’organisation, il règle et contrôle le devenir des formes…

Pendant que nous nous entretenons de ces choses un savoir en action, surgi du fond des millénaires, accomplit ses tactiques en vous à votre insu. Il semble prévoir selon sa manière — qui est biologique — le devenir à long terme. Son œuvre, si vous l’aidez, vous tissera une trame pour bien des années à venir.

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(Fin d’un dialogue entre le médecin et un paysan des bords du Nil) :

Le médecin. — Aie foi dans ton cœur ; il est plus sage que tout homme. La sagesse de la vie est en lui. Laisse-la en paix réparer son mal comme une araignée tisse sa toile déchirée.

Le malade. — C’est une histoire que tu me racontes…

Le médecin. — Une belle histoire, mais c’est aussi la vérité.

Avant de te laisser aller au sommeil, donne une pensée à ton cœur et à ce qui en toi travaille pour toi en silence. Imagine un grand champ où le blé monte en force chaque jour; les eaux du Nil le baignent, une rosée du ciel le nourrit, et vois comme le soleil d’Égypte l’inonde de lumière.

Le malade. — Tu me montres mon village.

Le médecin. — Fais-le entrer dans ton cœur.

Le malade. — C’est fait.

Le médecin. — Comment te sens-tu, Abdou ? Ta douleur ?

Le malade. — Elle est partie.

(Vie et Rénovation)

Reconnaître le mal conduit à la recherche d’un remède. Le dieu de Delphes, s’il dénonce la pollution et s’il frappe possède aussi le pouvoir de guérir, mais il intervient seulement au profit de ceux qui vont au-devant de la guérison et souhaitent d’être purifiés.

(Une Grèce Secrète)

Une attitude d’humilité devant les faits convient au médecin. Nous n’aurons pas l’arrogance, quand un malade regagne la santé, de revendiquer le mérite de sa guérison. Nous savons qu’il en doit le bienfait aux lois de sa nature. Il s’est rétabli. Et nous avons quelque raison de penser que nos services contribuèrent à son retour. Peut-être ont-ils évoqué des ressources profondes en sommeil.

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Beaucoup de malades s’abandonnent à une apathie désastreuse ou gaspillent leurs forces dans un long apitoiement sur eux-mêmes. Certains savourent le désespoir comme un aliment amer ; ils le mâchent et le remâchent. Autant de situations perverses, elles étalent en nappe un champ d’inhibition par dessus les sources initiatrices de guérison.

Le médecin, en bon auxiliaire de la vie, s’emploiera à dissiper ces attitudes comme on disperse un nuage. Peut-être éveillera-t-il chez le patient une profonde aspiration à la vie saine — le désir d’un bonheur oublié et neuf autant qu’une aube. Il évoquera ce motif de vivre, le fera surgir. L’effet catalytique d’une telle opération imprimera un cours soudainement favorable à l’évolution.

Ici encore gardons-nous d’enfler la voix. Notre rôle est d’assister simplement, à la manière d’une accoucheuse discrète, la venue au monde d’un fruit préconçu ; elle n’en est point la mère. Tâche modeste qui demande de l’effacement, une certaine dextérité de l’esprit avec de l’expérience.

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On naît, on vit, on guérit, on meurt. Notre tâche : aider à cela.

(Vie et Rénovation)

Si profondément atteints que soient son cœur de chair et le cœur de son individualité, le malade échappera à la souffrance — et ses crises disparaîtront par enchantement — aussitôt qu’il aura pu se réconcilier avec la mort comme avec la vie. L’une et l’autre lui présentent un masque de terreur. Le double effroi ne sera surmonté que si les masques tombent. La plus urgente opération thérapeutique à accomplir consiste à effacer les deux faux visages de Méduse. L’émotion morbide du malade a composé leurs traits. Lui-même devra en rectifier les errements. Une saine maïeutique portée dans les profondeurs fera surgir de lui — par anamnèse[2] — avec l’assistance du médecin, une attitude correcte : la paix en place de l’effroi.

(Vie et Rénovation)

Le cœur possède une aptitude à réparer les dommages qui peuvent l’affecter sans qu’un seul instant tarisse la source d’énergie qui est en lui. C’est à juste titre qu’il est le symbole du don intarissable.

(Essais sur l’Expérience Libératrice)

Une série heureuse ne démontre rien, elle nous incite toutefois à réfléchir. Peut-être aussi nous autorise-t-elle à fonder de grands espoirs sur les ressources potentielles du cœur humain — à condition qu’on entende par ce mot autre chose qu’une masse de chair.

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Des changements dramatiques, soudains, totalement imprévisibles remodèlent parfois la structure d’un homme en accord avec certaines normes de la vie intérieure. En brisant certains enchaînements et conditionnements routiniers de sa nature, l’individu recueille d’imprévisibles bénéfices, tels qu’il se sent né pour la seconde fois. Il s’établit dans une vie nouvelle sur un autre niveau d’existence aussi bien somatique que psychique. Son comportement, sa démarche, les expressions physiques de son corps reflètent ce profond changement. Il se peut éventuellement que des maladies graves cessent de l’affecter, suspendent leurs cours.

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Aussi longtemps que mon attention se laissera fasciner par l’image d’un corps perceptible au regard et au toucher, j’ignorerai qui est — en moi — le moi ultime. Cette corporalité, en m’absorbant, m’enclora dans ses contours. S’il en est ainsi, j’ignorerai toujours qui se cache derrière le masque, je méconnaîtrai l’invisible promoteur, éjecteur de structures dont la science et loi continûment me façonnent.

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Suis-je essentiellement cette matière organique qui se désagrège dans le temps d’un éclair et se reforme ? Une réponse affirmative me condamnerait à être mort et vivant tout à la fois. Peut-être, à mon insu, suis-je cela précisément, un mort-vivant en état de perpétuelle création œuvre en genèse incessante et aussi puissance opérante.

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Depuis si longtemps nous acceptons la souveraine autorité des sens — de la vue, du toucher — que nous n’osons répudier l’axiomatique injustifiée des données sensibles.

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Toutefois, influencée par les disciplines propres aux sciences physiques — par l’électronique plus particulièrement — la pensée des biologistes se familiarise de plus en plus avec une représentation « non visuelle », purement dynamique, des phénomènes dont elle poursuit l’étude. Ainsi s’impose à l’esprit enquêteur la notion de « champ de forces », de configuration relationnelle.

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…mais avant d’examiner les fonctions supérieures du réseau « centrencéphalique », il nous faut d’abord poursuivre la recherche de ce qui demeure caché sous les structures présentes à notre vue.

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Dans cette machine infiniment complexe, aux combinaisons incalculables, il faut reconnaître quelque part la présence d’un vivant.

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Des figures différentes à tout instant naissent et meurent dans le champ de ma conscience. Toutes s’orientent en rayons de roue vers un axe auquel elles appartiennent et d’où elles dérivent axe insaisissable, mais omniprésent : le « je ».

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De cet intégrateur en permanence établi au foyer, plus mystérieux encore que les rouages dont le jeu s’offre à lui, procède toute expérience mentale, sommeillant ou vigile.

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La recherche scientifique se doit d’exploiter l’homme jusqu’au terme de sa vie intérieure et sans s’arrêter à la faune de l’océan. Ce serait là un beau et nécessaire prélude — à vrai dire une indispensable préparation        — au changement radical que les temps modernes exigent de l’homme.

(Vie et Rénovation)

Sans doute une telle entreprise dépasse les dimensions de l’ordinaire ; mais la sagesse et l’amour éclairent l’esprit du chercheur : l’attrait de la vérité aimée pour elle-même, l’amour de l’homme à secourir et de la science à acquérir communiquent au pionnier de la médecine les vertus du sacré.

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Maintenir cette vigilance de l’esprit, infatigable, ouverte. Un maître de tels avis est savant en tous lieux et en tous les siècles — ouvreur de voies sûres.

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En cela il ressemble au bon pilote dont la sagesse pratique juge au milieu des tempêtes la force et l’orientation des vents et des courants marins, la présence d’un écueil sous les vagues.

(Chap. sur Hippocrate)

(Une Grèce Secrète)

…Il faut être prêt à perdre sa vie pour la gagner. Certes, il n’est pas question pour vous d’encourir ce risque qui nous ferait souffrir plus encore qu’il ne vous atteindrait. Mais telle est pourtant l’attitude qui sauve. Attitude de permanente disponibilité devant l’acte créateur à qui nous devons d’être créatures et à qui nous devons l’amour qui est en nous. Pardonnez-moi de vous rappeler que la vie est belle jusque dans l’émission de cylindres et de globules rouges aux yeux de la Sagesse qui a voulu cela. A travers la bégninité de ce symptôme s’affirme encore une harmonie de vos fonctions sans cesse réadaptées. Il dépend de vous que tout rentre dans l’ordre, que la paix règne au delà de toute angoisse dans votre cœur, comme vous souhaitez qu’elle s’étende autour de vous…

(A un malade)

La Médecine doit conduire au cœur de l’Homme. Mais ensuite le cœur doit faire entendre sa voix à tout l’homme. Les petits problèmes se résolvent dans la lumière du Grand, qui les inclut tous, car il existe une médecine de la médecine et cette Médecine est ma voie.

(Lettre G. S.)

La formation préalable d’étudiants est une tâche urgente ; l’inepte matérialisme hérité de l’esprit pseudo-rationaliste du XIXe siècle fait obstacle à tout progrès sérieux dans le domaine des sciences de la vie ; il faut en démontrer l’intenable position, ruiner ses prétentions ; des perspectives nouvelles devront bientôt apparaître au regard des chercheurs comme du praticien. Aussi bien dans le secteur social, psychologique que dans le comportement journalier et les fondements de la politique. Une reconsidération du point de départ s’impose.

(Au Dr B.)

DE LA SOUFFRANCE ET DE LA DUALITE

A l’origine de toutes les misères dont l’espèce humaine est accablée se place l’ignorance : une maladie qui rend aveugle et jette dans l’égarement.

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Le Sage n’ignore pas les aberrances et les perversions dont souffre l’humanité présente ; mais elles ne lui inspirent pas l’horreur que l’on ressent devant ce grouillement de larves. Il les traite avec la compassion du médecin pour une sévère et douloureuse maladie. Pour lui le cauchemar est dissipé, tout est résolu, et lorsqu’éclatent sous son regard les plus atroces expressions de la haine, il y découvre le vrai mobile sous-jacent : une soif d’amour détournée très tôt de sa source. Vous n’aimerez l’humain, dit le Sage, que s’il se révèle à vous dans la vérité absolue. Le connaître ainsi c’est du même coup réaliser sa propre nature d’homme en retrouvant l’amour perdu au cœur de soi-même.

(Essais sur l’Expérience Libératrice)

Aussi la divinité a-t-elle prescrit des remèdes contre les maux qui corrompent l’âme. Au surplus elle délègue son messager de lumière aux humains ; de façon pressante et par mille signes non douteux elle les avise. Bien rares sont les mortels qui reconnaissent l’accent d’une voix divine : ils ignorent, laissent passer l’instant précieux de la décision opportune le « kaïros »[3]. Et quand éclate au regard, enfin, l’ampleur de l’irréparable dommage, c’est à la voix divine qu’on s’en prend. Alors les lamentations montent au ciel pour porter les doléances.

(Une Grèce Secrète)

Tant que la souffrance et l’amertume lui brûleront le cœur elle demeurera dans la solitude, incapable de rejoindre les humains et les Immortels. Autour d’elle s’éteindront les germes de vie.

(Déméter)

(Une Grèce Secrète)

PARVATI (déesse de la Vie).            —  « Qu’attendez-vous de moi ? De la chaleur ? de la compassion ? un sentiment à la faible mesure des tendresses humaines ? Vous me ravalez au rang de vos sœurs.

Tu es redevenu un enfant — une petite âme d’orphelin à l’abandon. La souveraine de vie — bonne fée — doit te prendre dans ses bras. Eh bien, elle t’invite à grandir. Sois un homme, cesse de gémir sur l’injustice. C’est vrai, j’ignore la pitié — cette émotion douceâtre qui émascule les hommes — mais j’ai pétri d’amour toutes les formes de la vie.

(Un Compagnon de Socrate)

Un équilibre de forces, sans cesse rompu, sans cesse rétabli règne sur le monde. Ainsi le réseau d’une norme —            invisible et toute puissante — gouverne le cosmos.

(Une Grèce Secrète)

On serait donc mal venu d’implorer la Nature pour qu’elle enfreigne, si peu que ce fût, l’impératif de la norme. La loi cosmique, dans son inflexibilité, tient l’univers en ordre. Elle permet aussi à l’homme d’accéder à la connaissance.

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La Sagesse hellénique affirma que l’homme détient potentiellement une aptitude à saisir l’intelligibilité de la loi ordonnatrice sur son plus haut niveau, là où s’éteint la raison empirique. Elle désignait cette capacité supérieure du nom de Noûs[4].

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L’amour ouvre à la recherche pure une voie vers la connaissance. Aimer l’objet qu’on a choisi spécialement pour l’interroger, cela nous prépare à pénétrer par sympathie en lui. Un dialogue commence d’unir le chercheur au « cherché ». Les résistances tombent qui opposaient l’un à l’autre, alors qu’elles dressent et multiplient leurs barrières devant qui tente de violenter la Nature. Rien de naïf, aucune puérilité n’entachent cet amour. Au contraire, une raison le justifie : il repose sur la prescience d’une découverte à proximité.

(Vie et Rénovation)

Le bien et le mal, la douleur, le chaos, l’obscurité, l’égoïsme, autant de faces d’un même grand problème dont chacun de nous, dans le fond de son cœur, doit déchiffrer le sens intime. Et dans le fond de notre cœur il se peut que nous découvrions les résonances de notre dualisme enfantin ; les choses, les objets, les événements, les gens se « classent » dans l’une ou l’autre des deux catégories du bien absolu, du mal absolu.

Ils sont les deux aspects (lumineux et sombre) d’une même Réalité. Seule notre optique nous les fait apparaître différents, tout comme le prisme décompose la pure lumière blanche.

Le « scandale du mal dans ce monde prouve que nous ne sommes pas mûrs ».

(A. H. D…)

Captif des mécanismes qui conditionnent la vie, l’homme est porté à croire qu’une force hostile, une force de négation l’assaille sans trêve pour l’arracher à la paix du repos, à l’instant où il espère l’avoir atteint.

A la douleur qu’engendre la perpétuelle frustration de ses poursuites, l’individu cherche un remède.

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Incontestablement le jeu des opposés emprisonne dans ses cadres un aspect de notre nature.

Partout où se porte notre regard nous voyons jouer cette tension simultanée des contraires, et ce mouvement alternatif de pendule qui nous projette sans repos d’un pôle à l’autre. Le rire est proche des larmes et les extrêmes de nos émotions se touchent.

Mais l’unité, immuablement, demeure instaurée sous les apparences, et ses sollicitations la révèlent.

Le biologiste lui rend hommage sous le nom de sagesse du corps, l’homéostase. Au psychologue éclairé elle se manifeste comme une aspiration à la transcendance — nostalgie d’absolu. Elle réside au tréfonds de tout homme. Mais la plupart ignorent, ou méconnaissent sa présence active, et parmi ceux qui la devinent obscurément, beaucoup croient devoir la chercher dans l’abîme de l’inconscient. Par une curieuse anomalie de langage, le principe même de la conscience est ainsi reporté dans les ténèbres de l’inconscience. Étrange renversement des valeurs !

(Essais sur l’Expérience Libératrice)

A quoi sert de fuir ! Le mal établi en nous s’efface-t-il quand nous changeons de résidence? Et pouvons-nous jamais échapper à nous-même !

(Une Grèce Secrète)

L’homme, aussitôt que s’éveille sa pensée, ressent obscurément cette captivité de l’esprit, oscillant d’un pôle à son opposé ; elle se révèle à lui dans l’ambivalence de ses désirs, dans les contradictions qui affectent ses démarches et ses attitudes, dans la douleur des conflits dont il est déchiré.

Nuit et jour il se débat dans sa prison où ne se meuvent que des ombres avec quelques traits de lumière.

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Le jeu de la dualité — origine de notre esclavage et de nos errements — peut être transcendé.

L’homme qui dans la plénitude de son être réalise l’unité de la conscience transcende ainsi le dualisme, l’ambivalence, le jeu des complémentaires. Devant son regard les antagonistes s’opposent dans l’harmonie, non dans la discorde et la tension.

Libre d’attache, il observe au sein de sa propre nature le déploiement des phénomènes, la perpétuelle formation de l’espace et du temps. Tout rayonne du centre et s’y résout.

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…L’homme réalise ainsi la somme de ses possibilités en s’éveillant de la léthargie où le confinait l’idée du moi.

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Dès que l’homme, pour avoir réfléchi avec lucidité à sa nature intime, découvre l’imposture du moi et le despotisme aveugle qu’exerce cette image du corps, un désir obscur le sollicite de retrouver le principe souverain.

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Combien difficile, combien dangereuse s’avère la recherche quand on emprunte les chemins de l’aventure. Pour la mener à bien jusqu’à son complet achèvement, ce n’est pas au hasard qu’il faut s’engager ; une lumière au départ est nécessaire ; et aussi, par la suite, une persévérance peu commune, du courage, une attention aiguë toujours en éveil, une totale consécration de l’être.

(Essais sur l’Expérience Libératrice)

Point de sagesse véritable sans dépouillement de soi, sans répudiation des sens, sans une tension continue vers l’au-delà.

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Ils sont un petit nombre ceux que le tempérament philosophique n’abandonne jamais. Natures fermes et douces, faciles à vivre et qui redoutent de commettre l’injustice bien plus que de la subir.

(Cités et Univers de Platon)

Sans doute, aucun homme ne peut atteindre la réalisation de l’État Naturel s’il n’a aimé et n’a été aimé. Cette initiation est nécessaire.

Si l’amour est la grande affaire de la vie, il importe que le philosophe, le psychologue, le biologiste en déchiffrent, chacun dans son propre champ de recherches, l’énigme.

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Chacun des conjoints peut devenir pour l’autre un médiateur efficace, s’il réalise dans l’esprit du pur amour sa condition d’homme et de femme, Plus il aura su — comme l’initiatrice au « château aventureux » — rendre légère sa présence, plus sûrement il conduira l’aimé au terme du voyage.

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L’amour authentique se reconnaît à un signe infaillible : il donne sans rien attendre en retour. Son absolue gratuité le consacre. Il peut éveiller dans un instant la suprême quiétude ; celui qui a vu un enfant prostré entre les bras de sa mère, oublieuse du monde et d’elle-même, connaît ce dont nous parlons ici.

(Essais sur l’Expérience Libératrice)

Le bonheur n’est pas un produit élaboré par la mécanique cérébrale. Il habite au plus intime de la nature de l’homme. Le Sage sait l’y découvrir, parce qu’il connaît l’homme, véritablement, et dans son essence.

(Un Compagnon de Socrate)

Je me sens tenu de vous parler ainsi en qualité de médecin, car je vois un corps collectif qui m’est cher, dangereusement exposé à périr, sans recours ultérieur. Rien ne le ranimerait s’il se laissait aujourd’hui couler à pic. Et les hommes et les femmes de votre génération porteraient devant leurs descendants la pleine responsabilité et l’infamie de l’acte d’abandon.

Vous pouvez encore aisément — sans nulle violence — sauver cette émouvante petite nation si grande par le cœur. Cela nécessite beaucoup de force de caractère, de pureté, de clairvoyance, de générosité et d’amour que cet amour soit courageux, sans faiblesse ni mièvrerie, qu’il s’oriente vers un avenir meilleur à tout point de vue, qu’il s’intéresse au sort du peuple et réforme profondément les mœurs — non celles du peuple (elles sont saines), mais des « bergers ».

Puisse l’étoile du matin briller sur le Liban comme une étoile de nouveaux bergers. Mon cœur est avec vous.

et encore

A présent je puis vous écrire : la pointe naissante de l’aube vient d’apparaître.

Pour des hommes comme vous, comme vos amis — je parle des plus purs et des plus sûrs d’entre eux — l’appel s’est fait entendre qui vous convoque sur le chantier. Appel impérieux, immédiat. Chantier de ruines. Ce serait folie de relever les ruines. Il faut bâtir autrement, bâtir sur des valeurs certaines, éprouvées. Une puissante campagne de civisme, de promotion générale d’un esprit nouveau où dominera l’amour du pays doit souffler partout et sur toutes les classes, catégories, clans.

Le Liban m’est cher autant que mon propre pays, autant que l’antique Athènes de Socrate, autant qu’une certaine Égypte dont le peuple m’émeut encore profondément.

(A un ami, homme politique, au lendemain de convulsions intérieures au Liban.)

Cette tâche exige les qualités d’un esprit méthodique et clairvoyant, mais elle demande aussi bien autre chose : le pur désintéressement du cœur et un respect lucide — non point certes sentimental, mais lucide — pour l’humaine nature. Or l’homme, quand ses masques et ses costumes sont tombés, nous apparaît dans sa véritable face, la nôtre.

Avant d’aborder aucun problème de relations humaines il importe de presser la recherche jusqu’à ce terme duquel rayonnent les perspectives droites : qu’est-ce que l’homme dans sa vérité ? Partant de cette connaissance véridique le législateur réalisera la convenance des choses.

La voie est ouverte.

(Essais sur l’Expérience Libératrice)

DE LA SAGESSE

Tout chef véritable se couvre d’une éthique : il prend visage de philosophe et de combattant. Et si sa destinée doit s’accomplir hors de l’action politique, il florit en forme de sage et d’initiateur. Vers lui viennent confluer les courants spirituels en suspens. Leur trop inconsistante fluidité se cristallise dans son œuvre, s’illumine, étincelle sur les multiples facettes du joyau.

(L’Humanité veut des Hommes)

Il revêt figure de Sage à nos yeux, figure exemplaire d’une humanité en voie de s’humaniser.

(Cités et Univers de Platon)

D’ailleurs sa façon de vivre constitue un enseignement autant que ses paroles.

(Socrate et le Sage Indien)

Lorsqu’une enquête est ouverte sur la nature de l’homme, Socrate rejette à l’instant son habituelle réserve. Il affirme le « principe de l’âme » immuable, indivisible, incorruptible, transcendant le devenir. Aucune hésitation ne perce dans sa voix. Il connaît ce dont il parle.

(Un Compagnon de Socrate)

Le Sage foule le sol ferme, mais la terre ne colle pas à ses pieds.

(Terre de Socrate)

Le Sage, ici, a les pieds sur la terre, et il y rencontre ses amis. La vérité n’y perd rien. L’homme du peuple a suivi l’enseignement du Sage aussi bien — peut-être plus profitablement — que l’intellectuel.

(Un Compagnon de Socrate)

Si la Sagesse devait conférer à qui la pratique le privilège d’un bonheur égoïste, aucune âme généreuse n’en accepterait les dons ; or la lumière naît au cœur des hommes en réponse seulement à un appel désintéressé.

(La Sagesse selon la Tradition Indienne et Socratique)

Dormir n’est point méditer, bien au contraire. La descente de l’esprit dans le monde de l’intériorité est un exercice vigile, ce n’est nullement une chute paresseuse dans le rêve ; il y faut mettre beaucoup de virilité, une persévérance à toute épreuve, car la Sagesse est le fruit gratuit de nos longues veilles.

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Intérioriser à tout instant l’attention ne suffit pas. Il importe de la dégager de l’emprise dualistique des forces inductrices. D’emblée sa visée doit remonter en flèche au-delà des mécanismes pendulaires et abandonner toute tendance objectifiante.

Telle est la voie directe.

(Essais sur l’Expérience Libératrice)

Aussitôt que la connaissance s’est éveillée dans un homme aucun pouvoir ne peut la faire tomber dans l’oubli, ni l’étouffer. Elle croît, étend son règne, sa force prévaut…

(Une Grèce Secrète)

A vous en croire, le Sage est dépourvu d’égoïsme. L’ambition ne l’effleure point. Il ne se produit en lui aucun calcul sordide. Intègre est sa nature, incorruptible, bénéfique. Toute sa conduite, comme son enseignement, s’inspire du plus pur amour des hommes.

(Un Compagnon de Socrate)

Quand il veut communiquer à son auditeur l’ampleur d’un grand thème indescriptible en termes de sèche abstraction logique, le Sage évoque un jeu vivant d’images, une vision, un mythe. Ou bien il confère une forme musicale au motif qu’il rend ainsi sensible au cœur. Dans le dépouillement d’un mythe, d’un poème chacun saisit, selon ses résonances particulières, cet aspect du vrai qui lui est accessible et en garde pour toujours la réminiscence.

(Socrate et le Sage Indien)

Le conteur de mythes comme le poète pointent dans la direction du réel, cette source de beauté ; ils le signalent de loin sous leurs images.

(Un Compagnon de Socrate)

Le regard des hommes continuellement retenu à la surface des choses n’en saisit que l’aspect utilitaire. Il a perdu le pouvoir de découvrir la vie, d’être émerveillé.

Même le Sage que le souffle de l’esprit inspire passe pour un fou aux yeux des gens « réalistes. »

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Son regard saisit ce que le sens commun ne peut que pressentir confusément.

Lorsqu’une vérité l’absorbe, elle le capte intensément, l’entraîne en son foyer. On le croit aliéné de lui-même, comme absent du monde. Tel était Socrate en retrait dans l’intériorité, insensible à toutes choses et à son corps.

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C’est vers l’intérieur de l’âme qu’est engagée l’enquête difficile ; la chasse de vérité s’accomplit derrière le cristal d’un regard vide où scintille l’éclat de l’eau et du feu. Et quand ce regard soudainement vient à se troubler, je présume que le voile d’ignorance s’est rompu, laissant filtrer la lumière.

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Il vit parmi les hommes dans un monde qui n’est pas celui de ses compagnons de route. Ses yeux voient d’autres formes, une beauté autre, d’autres couleurs plus pures, une autre clarté pleine d’éclat.

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Il se meut dans des paysages de l’esprit ; les rencontres qu’il y fait personne ne peut les faire hormis les gens de son espèce. Mais eux reconnaissent, à coup sûr, sans erreur, un vrai poète, l’artiste inspiré, une grande œuvre, un lieu bénéfique où résident des êtres de lumière.

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Ils parlent tous une langue identique sous la diversité des expressions. Aussi appartiennent-ils — ils savent — cela à une même fraternité en tous temps de l’histoire et en tous lieux. Aucune institution ne les lie entre eux et pourtant ils se reconnaissent instantanément sans recourir à aucun signe ni mot de passe.

Telle est leur folie.

(Une Grèce Secrète)

Pour le Sage, toutefois, cette clarté des cimes transperce, en bas autant qu’en haut, la compacité des apparences. Elle transillumine avec une intensité égale les occupations de chaque jour. Baignant dans le sacré, les terres basses sont des hauts-lieux.

(Essais sur l’Expérience Libératrice)

La voix de Socrate avait ce pouvoir d’en appeler à la reconnaissance du vrai. En s’ouvrant à elle, on s’ouvrait à soi.

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Dans les entretiens d’un Sage, aucune place n’est faite à des considérations théoriques. L’expérience pratique pénètre partout à travers le débat. Par le moyen des questions qu’il pose, le Sage incite ses auditeurs à écouter au-dedans d’eux-mêmes le témoignage d’une évidence irrécusable.

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La Sagesse à laquelle nous renvoie le Sage est incompatible avec une attitude d’arrogance. Le dogmatisme lui est étranger, ainsi que la prétention absurde à l’omniscience. Au contraire, la Sagesse inspire des sentiments assez semblables à l’humilité scientifique. Le Sage est un enfant que la gnose a mûri à l’éternité.

(Un Compagnon de Socrate)

Le seul miracle qu’on puisse lui attribuer, c’est l’éveil à. la réalisation de l’Absolu par voie directe qu’il suscite alentour. Cette contagion de la vérité affecte aussi bien les plus endurcis. Parfois elle se révèle négativement, par une attitude de révolte, de lutte, ou de peur, d’angoisse, de mécontentement. Toujours, en fin de compte, elle triomphe et ramène le rebelle.

(Essais sur l’Expérience Libératrice)

L’homme qui exige de connaître au prix de sa vie la vérité est certain de l’obtenir pourvu qu’il ne fléchisse pas à l’approche du dénouement. Il se peut que la vérité lui brûle les yeux ou le déchire. Mais elle porte en elle son bien, sa fin en soi.

(Une Grèce Secrète)

Ce foyer d’appel au cœur de l’être, les mystiques le nomment Amour et vont s’y perdre. Ceux qui résistent au gouffre de lumière sans pouvoir échapper à la brûlure de son haleine l’appellent Enfer.

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En présence de l’Amour et de la Connaissance, nous voici aux confins de la psyché, sur les lèvres de la falaise que l’esprit ne franchit pas. Par delà brille, dans le cratère de l’Être, l’Inconnaissable source de la conscience, Conscience elle-même. Nul n’y peut plonger avec une seule pensée du corps.

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Dans ce lieu élevé, aucune forme, ni belle ni laide, ne subsiste. La beauté n’y souffre pas d’être limitée par les contours d’un corps. On ne pénètre en elle qu’affranchi des préjugés qui la trahissent et l’affadissent.

(Essais sur l’Expérience Libératrice)

Il ne saurait dire d’où vient la joie, d’où vient la lumière qui transfigure son être.

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Son corps maintenant obéit comme une floraison à la joie de vivre.

(Une Grèce Secrète)

ALCIBIADE. — Qui es-tu Socrate ?

SOCRATE. — L’ami.

ALCIBIADE. — Où es-tu ?

SOCRATE. — Dans ta solitude. Quant tout t’abandonne, moi je reste.

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SOCRATE. —  (lointain) Que suis-je ?

LE MÉDECIN THRACE. — Pour la race des hommes, tu es la lumière du réveil, bénie par un petit nombre, irritante au regard des autres. Alcibiade se rattache aux deux camps. Il te hait et redoute ton approche et te voudrait mort. Mais aussi il t’aime et te cherche. Comme un enfant tu l’as tiré du sommeil, tu l’as mis debout, puis livré à lui-même.

Tu connais beaucoup d’hommes qui supportent d’être debout ?

SOCRATE. — C’est une espèce rare.

Un jour elle sera plus commune. Tous les hommes marcheront debout. C’est leur destin, en vérité.

(Prisons d’Athènes)

DE LA MORT

L’image du soleil montre la route que les mortels doivent suivre ; elle désigne sur l’horizon du Couchant l’instant d’immersion en soi. Serait-ce venir à la vie que de sombrer ainsi dans les apparences de la mort ?

La renaissance au jour du lendemain amène sur nous une pluie d’eau lustrale purifiée par la lumière des abîmes. Sa fraîcheur nous suit sur la barque du soleil jusqu’au plongeon du soir. Ainsi l’homme éclairé dès l’aube demeure toujours immergé en lui-même.

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Le Soleil d’Héliopolis avait embrasé, inondé, fécondé la « Terre Entière ». Il se couchait en gloire, ancrant au moment de s’échancrer, le sol ferme au ciel. Dernier témoignage de l’union dont sa course circulaire gravait le symbole chaque jour.

(Platon à Héliopolis)

Volontiers nous acceptons la voie ascendante mais non point l’autre, la katabase tant redoutée. Un absurde préjugé nous fait confondre sa venue avec la décrépitude et l’anéantissement. Pourtant il ne tient qu’à nous de décliner, comme le soleil, sur un horizon clair au couchant. Aussi bien que le soleil nous survivons à l’embrasement pourvu que la trajectoire sous la ligne soit anticipée.

(Une Grèce Secrète)

La Sagesse a-t-elle le pouvoir d’écarter de nous la peur quand vient l’instant de mourir ?

La Sagesse retire à la mort son masque.

(Vie et Rénovation)

Peut-être n’est-ce pas mettre à un prix trop haut sa venue à la lumière, que de la payer de sa vie.

(Cités et Univers de Platon, Recherche d’une Foi)

L’homme dans un miroir se découvre, en la vie et en la mort, immuable au sein de la permanence.

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La mort vient à nous comme une amie si nous cessons de la redouter.

(Vie et Rénovation)

La vie, la mort : deux faces, lumineuses et simples autant l’une que l’autre d’une même réalité.

Par la consommation de la mort, l’individu — ette réalité insécable et vivante — découvre dans la plénitude de la conscience son intégrité initiale.

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Ce que la mort détruit, ce n’est donc point l’individu, mais son immaturité ! Ne devrais-je pas dire, au surplus, que l’état immature n’est pas une chose pourvue d’existence ; il n’y a pas en elle de réalité à part ; aucune force n’entre en jeu pour l’anéantir. Qu’advient-il d’un aliéné quand cesse l’aliénation ? Le fou serait-il mort ? Où partent les personnages de son thème délirant ?

(Un Compagnon de Socrate)

L’âme du Sage n’est plus que force spirituelle et pénétration, élan ascensionnel par la vertu de l’amour.

(Cités et Univers de Platon)

Ainsi dans le cœur du Sage la soif d’immortalité se confond avec le désir d’amour.

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THALÈS. — La mort ne diffère pas de la vie.

On lui répond :

Pourquoi alors ne te donnes-tu pas la mort ?

La question semble futile à un ami de la sagesse. Entre des termes similaires, équivalents comme les « jambes » d’un triangle isocèle, il n’a pas à choisir.

THALÈS. — Parce que vie ou mort, c’est tout un.

Et Thalès n’est pas homme à parler autrement qu’il ne « sent ».

(Une Grèce Secrète)

La forme corporelle qui se façonne en moi sous mon regard m’incite à chercher au plus profond de mon être une source permanente d’existence. Quand j’atteins cette instance ultime, les deux faces affrontées de la vie et de la mort se sont résolues spontanément. La vie, au sens vrai du terme, s’est révélée dans cette transcendance. Aussi mon corps, avec l’infinie diversité de ses formes, a disparu au cœur de ce même foyer. Car je ne suis pas seulement une chose corporelle qui, dans le temps, se fait et se défait, ni même une source émettrice d’images conscientes. Je demeure — derrière le voile des formes visibles — invisible pour moi-même, invisible pour tous.

(Vie et Rénovation)

L’âme humaine parée pour la fête de ses épousailles franchit consentante et glorieuse l’étape ultime. Sa dernière invocation terrestre exalte la lumière du monde avant d’en appeler à l’autre clarté, à l’autre destin qui l’attend dans sa demeure d’accueil.

(Euripide, Iphigénie en Aulide)

(Une Grèce Secrète)

Son corps garde juste assez de vie pour s’initier au rêve de mourir.

(Une Grèce Secrète)

Mourir n’est rien d’autre à présent qu’une pensée qui jadis s’est interrogée elle-même pour découvrir, d’évidence, sa nature de lumière.

A l’étape suprême, la réalisation efface de l’homme ce qui fut l’apparence de son individualité. Sa vie, sa vérité est au centre, hors du temps et de l’espace, dans la paix inaltérable de l’amour.

(Essais sur l’Expérience Libératrice)

Je voudrais pouvoir vous communiquer ma conviction, éprouvée comme une évidence, que les êtres que nous aimons vraiment, passent — à travers la mort — dans la lumière qui nous illumine. Leur présence en nous imprègne tout ce que la vie nous offre de beau et de bon. Il ne tient qu’à nous de les retrouver dans la vérité de l’instant éternel.

Tout le reste est peu de chose.

(A, Fr, D…, juillet 1955)

Le message essentiel a été délivré.

(Une Grèce Secrète)

Lorsque se furent refermées les lèvres de celui qui avait été « le meilleur, le plus sage, le plus juste des hommes » ses auditeurs entendirent longtemps résonner en eux ses propos.

Néanmoins les paroles du « plus sage des hommes » réveillaient comme jadis une aspiration en attente. Chacun des « compagnons » percevait à nouveau la conversation familière. Et la voix interrogative — voix d’exhortation — évoquait en chacun ce que son tempérament exigeait d’entendre.

(Une Grèce Secrète)


[1] Maïeutique : Ce mot désigne en grec l’art de l’accouchement. Le Sage athénien Socrate — fils d’une accoucheuse experte — aidait ses disciples à accoucher de l’éternelle vérité présente implicitement en eux. Il pratiquait à sa manière la maïeutique en incitant ses interlocuteurs à retrouver leur vraie nature indestructible, immuable, oubliée sous les brumes de l’erreur.

[2] Anamnèse : Connaître selon Socrate c’est retrouver un souvenir perdu. Tel est le sens du terme anamnèse : se ressouvenir de la réalité.

[3] Kaïros : en grec : l’occasion exceptionnelle, à un instant donné.

[4] Noûs, en grec : principe supérieur, éclairant l’intelligence.