Frédéric Lionel
La boite de pandore

Voyager dans le temps et dans l’espace, c’est délaisser les habitudes pétrifiantes, c’est rompre les amarres, c’est distendre les liens qui attachent les hommes aux choses mortes auxquelles, par habi­tude, ils tiennent. Voyager, c’est s’apercevoir que, captive dans la nasse de l’existence, l’humanité accumule le savoir sans se libérer des entraves qui la tiennent prison­nière […]

Voyager dans le temps et dans l’espace, c’est délaisser les habitudes pétrifiantes, c’est rompre les amarres, c’est distendre les liens qui attachent les hommes aux choses mortes auxquelles, par habi­tude, ils tiennent.

Voyager, c’est s’apercevoir que, captive dans la nasse de l’existence, l’humanité accumule le savoir sans se libérer des entraves qui la tiennent prison­nière dans les mailles de fausses interprétations.

Peut-on, en écrivant l’histoire d’un peuple, em­brasser ses matins prometteurs et ses aubes ensan­glantées, ses rires et ses pleurs, dont les causes cachées échappent à l’historien le mieux inten­tionné ?

Peut-on, en écrivant l’histoire de l’Occident, rendre sensible l’enchaînement des événements ayant marqué les derniers millénaires, qui ne sont que le prolongement d’autres millénaires dont les témoignages ne sauraient être négligés ?

Peut-on découvrir la place de ces faits et de ces événements dans l’immense spirale de l’évolution, en comprenant les secrètes impulsions et les secrètes pensées des personnages qui ont marqué leur temps de leur sceau ?

Peut-on concevoir les subtiles influences subies par les hommes et par les femmes, dont le rôle fut prépondérant à un moment ou à un autre, peut-on, en paraphrasant Saint-Augustin « voir les choses comme Dieu les voit et non comme les passions humaines les veulent » ?

Autant de questions dont les réponses, nécessaire­ment floues, situent une vocation humaine dont les contours ne se dessinent qu’en fonction d’une pro­gressive évasion conscientielle.

Constatons que lorsque l’homme se soumet à la Loi de la Vie, à son dynamisme et à son rythme, il accomplit sa vocation qui est vocation d’intelli­gence. Il prend conscience de l’œuvre qui lui incombe et du discernement nécessaire à son accomplissement. Il prend conscience de la Liberté-Principe qui rend possible son choix. Il comprend qu’en donnant libre cours à ses appétits, qui nour­rissent son avidité, il ouvre la boîte de Pandore, aidant les fléaux qu’elle contient à se répandre. Il se rend compte que la volonté de puissance entre­tient la crainte et pousse les individus à s’imposer en employant des moyens déloyaux et que, de fil en aiguille, se créent les conditions d’un affronte­ment dont il est l’artisan.

Il sait qu’il doit refermer la fameuse boîte, mais ignore que cela est moins difficile qu’il n’y paraît, tout en exigeant, il est vrai, du courage.

Il faut, en effet, oser changer de cap. Oser aban­donner ce à quoi on tenait pour aborder, avec un autre esprit, les difficultés de l’existence et les pro­blèmes du monde.

Un individu peut réussir cette mutation ; une collectivité, quoique composée d’individus, aura certes plus de mal à y parvenir.

En envisageant la mission que l’Occident serait appelé à accepter, on ne peut pas ne pas se rendre à l’évidence qu’il oublia, dans le passé, de l’accom­plir.

Il a conquis le monde et il aurait dû y implanter l’humanisme né sur son sol, en l’adaptant aux conditions locales et en veillant à y intégrer des traditions ancestrales propres aux régions conquises. Il pêcha par omission, pas partout, pas toujours, mais souvent. Par la suite, s’étant retiré en abandonnant ses conquêtes, il eut mauvaise conscience, d’autant plus que son retrait fut un ratage, n’ayant pas eu à cœur de préparer des élites aptes à initier ou à poursuivre une œuvre civilisatrice.

Avoir mauvaise conscience ne résout rien et jeter le manche après la cognée ne profite à personne, sauf à des meneurs usurpant une place rendue libre.

Instruit par les événements ayant conduit à deux guerres mondiales, l’Occident se doit de se ressaisir, ne serait-ce que pour préserver l’essentiel d’une civilisation dont certains aspects sont loin d’être négatifs.

D’aucuns pourraient en douter. Les conflits sont légions, les affrontements se multiplient, les idéolo­gies s’opposent, des cataclysmes sont annoncés, le danger atomique s’accroît ainsi que le nombre d’ogives nucléaires pointées sur d’éventuels anta­gonistes. La peur règne et s’étend. Ayant tout fait et rien omis pour qu’il en soit ainsi, ayons confiance qu’en agissant différemment les choses pourraient s’arranger.

Prenons la peur à bras le corps en comprenant qu’elle maintient ouverte la boîte de Pandore. La peur se situe, en effet, à l’origine de tous les maux. Elle les amplifie, ce qui accroît la peur, qui les accentue. Le cercle vicieux doit pouvoir s’interrom­pre, et l’admettre est un premier pas.

Envisageons le problème de la peur et consta­tons que le premier sentiment qu’éprouvèrent Adam et Eve, après avoir mangé du fruit de l’Arbre de la Science du Bien et de Mal, fut précisément la peur. Ils eurent peur que Dieu ne s’aperçût de leur désobéissance. Le fait de se voir nus ne les rassura pas et l’idée de mourir sûrement moins encore.

Ayant abandonné leur état d’inconscience, con­fronté avec le monde de la dualité, le monde de la durée, Adam et Eve subirent les menaces d’une nature hostile. Leurs descendants cherchant à se préserver de cette menace imaginèrent un Être tout puissant, dans l’idée de s’assurer ses bonnes grâces. Ils voulurent l’honorer et construisirent des autels en adorant de faux dieux. Ils s’évertuèrent à impo­ser leurs croyances pour se préserver, pensaient-ils, des forces inconnues, grondantes, brûlantes, mugis­santes, dont ils voulaient s’assurer la maîtrise. Les guerres de religion s’ensuivirent. Elles ne cessèrent jamais.

Il est dans la nature de l’homme d’être inquiet, de vouloir trouver une explication à ce qu’il ne comprend pas. Il use d’artifices et crée une fiction pour meubler le vide que représente l’inconnu. Il modèle la fiction pour la plier à ses désirs et le culte rendu à la fiction lui donne confiance en ses moyens. Cela engendre la volonté de puissance, l’ambition et la course aux résultats.

Dès lors, au moindre revers apparaît l’anxiété et le doute, lequel favorise l’agitation mentale qui amplifie l’anxiété. Peur et anxiété ne sont pas synonymes. On est anxieux sans nécessairement savoir pourquoi. On a peur de quelqu’un ou de quelque chose.

Anxiété, peur, agitation dont s’empare l’imagina­tion, créent l’illusion. Comme une illusion s’oppose à une autre illusion, naît le conflit et, comme cha­cun tient à la sienne, le climat dans lequel l’homme existe devient un climat de confusion.

On se demande pourquoi l’on souffre. Pourquoi l’on est là en ce monde dont l’apparente absurdité effraye. On échafaude des théories, on cherche des boucs émissaires.

Néanmoins, l’anxiété et la peur ont aussi une fonction constructive. Elles forcent l’homme à abandonner toute sécurité pour renouveler sans cesse les fruits de son expérience.

Par peur de la peur, une mutation s’opère. On apprend à lâcher prise, à larguer les amarres pour aborder une vision différente de ses devoirs et de ses responsabilités.

En revanche, refoulée, la peur sous toutes ses formes se manifeste par une fuite en avant. On s’abandonne à l’arbitraire, on se voue à la violence, on se réfugie dans l’univers de la drogue, on s’oppose au monde, à moins de lui tourner le dos, on souhaite un nouveau déluge, voulant périr dans un grandiose holocauste, mais surtout pas seul !

Pris dans les rets de la dualité terrestre, les hommes, oublieux de leur unité originelle, devien­nent le jouet de leurs superstitions, de leur fiction et de leurs illusions.

L’anxiété et les conflits qu’elle suscite sont au rendez-vous. La question alors se pose : supersti­tions, fictions, illusions et anxiétés sont-elles l’aiguil­lon qui force l’homme à se retourner sur lui-même, pour déceler les raisons de ces conflits ? Seraient-ils dus à l’antagonisme entre ses deux natures ? L’une instinctive et rationnelle, celle de la créature qui forme son moi, et l’autre intuitive et inspirée, celle de l’être authentique.

L’aspiration vers le Beau, le Bien et le Vrai étant le propre de l’Être, se trouve entravée par les désirs et les craintes de la créature et, dès lors, on se demande comment se défaire de ses entraves. Comment éliminer les barrières qui gênent le dépassement des obstacles instinctifs et mentaux.

La réponse est toute simple, elle se nomme dépouillement. L’appliquer ne l’est pas, puisqu’il faut commencer par se dépouiller de l’opinion que l’on a de soi et du monde. Abandonner cette opinion demande de la volonté, car il s’agit de renoncer aux clichés, inclus ceux qui concernent le Bien du Mal, pour être conscient de ce qui, à l’ins­tant présent, correspond à l’expression juste, donc libérée des entraves du conditionnement.

Tout dépouillement demande une vigilance per­manente qui n’implique aucun autre but que celui d’une disponibilité lucide. Elle permet, dans la claire compréhension des raisons véritables qui sont à l’origine des problèmes, de les poser de juste façon et, dès lors, de découvrir les solutions qui conviennent.

La disponibilité conduit à la sérénité, à l’idée juste, donc à l’action juste qu’elle inspire. Si l’on est conscient que même l’alchymie complexe du corps, donc toutes les interactions psychosomatiques sont tributaires du mécanisme de la pensée, penser juste devient un impératif sur lequel on ne saurait trop insister.

Penser juste, c’est tenir compte de toutes les implications appréhendées à chaque instant, sans qu’interviennent les écrans que forment les désirs, les craintes, les passions ou d’autres impulsions.

Libéré de toutes réactions, on aborde les diffi­cultés dans le calme du mental au repos ce qui permet, non pas d’être plus intelligent qu’on l’était, mais d’être intelligent avec toute son intelligence.

L’agité mental crée l’illusion. Chacun tenant à la sienne, un état chaotique en résulte qui peut, néanmoins, permettre un retournement salutaire.

La peur atomique, la pollution de l’eau, la dégra­dation de la nature, l’extinction de certaines espèces animales, l’asphyxie des mers peuvent conduire à la compréhension de la vocation humaine, celle de collaborer, en connaissance de cause, au Grand Œuvre de la Nature.

L’expérience terrestre se poursuit, permettant à l’itinérant que nous sommes de réaliser le pour­quoi d’une vivante expérience, de comprendre que les craintes du moment et celles à venir doivent s’oublier pour faire naître l’espoir qu’autorise notre prédestination.

Calme et serein, l’homme découvre l’immuable à l’arrière-plan d’une permanente mouvance, soit l’Ordre Souverain qui préside à la manifestation des choses de la Vie.

Ainsi s’ordonnent en minuscules systèmes solaires les particules de l’atome, ainsi la courbure d’une mandarine illustre-t-elle une logique immanente dans le monde sensible, ainsi, en cueillant une fleur, touche-t-on les étoiles.

Tout est dans Tout et l’interdépendance des mul­tiples champs énergétiques lie le moindre électron à l’univers et l’univers a l’électron.

Dans cet optique, les problèmes personnels perdent de leur acuité. En les intégrant dans un cadre plus vaste, on découvre le dessein supérieur de la Vie, qui s’inscrit dans l’évolution qui a l’expé­rience pour assise. On comprend que l’intelligence est toujours finalement triomphante, mais que chez l’individu, elle repose sur la Soi-Connaissance. Elle seule dégage la raison des sédiments accumulés et entraîne l’adhésion de la raison indispensable pour convaincre que ce qui est intuitivement perçu correspond à la vérité du moment.

Cette conviction, basée sur l’union de la raison et de l’intuition, sert de garde-fou au chercheur et guide tant le savant que l’homme épris de Vérité.

« Lève-toi et marche », conseillent les Écritures et l’homme libre peut en effet élever sa tête vers le Ciel, sans pour autant quitter de ses pieds la terre ferme.

Il peut rêver, sans pour autant s’abandonner à ses rêves, que mythes, symboles et légendes transfor­ment en réalité vécue. Ne correspondent-ils pas à l’ancestrale nostalgie de l’Être vers un monde en lequel agit le merveilleux ?

Fiers du miracle grec, ses héritiers se doivent de discerner le prix que les sages de l’Hellade atta­chaient aux mythes et légendes, supports d’une symbolique active, propre à alerter les hommes pour leur permettre, par la compréhension de l’avertissement, d’échapper aux contraintes qu’imposent les éléments impondérables se manifestant entre Ciel et Terre.

La symbolique qui a modulé la conscience humaine étape après étape est restée gravée à la fois dans la mémoire universelle et dans la pensée individuelle.

Elle propose la juste mesure dans la recherche de l’harmonie, laquelle, en tant qu’hypostase de l’amour, engendre la Connaissance qui dévoile, par une parfaite adéquation aux circonstances du moment, la solution juste.

La mythologie grecque véhicule un symbolisme riche d’enseignements psychologiques qui va des exploits de Thésée au destin tragique d’Œdipe, du triomphe de Bellérophon sur la Chimère, à l’immo­lation des enfants de Jason, pur héros perverti par les charmes de Médée, belle sorcière aux pouvoirs foudroyants.

A l’arrière-plan du mythe de la tragédie ou de la légende, se profile l’inspiration des dieux mise à la disposition de l’homme. Son intelligence doit être le fléau de la balance des forces antagonistes qui l’habitent, afin d’osciller en permanence près de son centre de stabilité.

A défaut, poussé par l’anxiété de l’intellect sou­mis à la pression de son émotivité, il se fourvoie et ce qu’il entreprend se dégrade.

Un échec suivi d’un autre, et puis d’un autre encore, le pousse à céder à des réactions et à em­prunter la voie dite de la main gauche pour échapper, pense-t-il, par la haine, le fanatisme, le désir de puissance à un destin apparemment aveugle, donc immérité.

Téméraire entreprise qu’il est préférable d’éviter !