Francine Fouéré
L'arbre et la sève

Je tiens à préciser que je m’exprime personnellement, même si pendant 36 ans j’ai été la femme de René Fouéré. C’est grâce à lui que j’ai connu tout d’abord l’enseignement puis la personne de Krishnamurti. En 1956, à Bruxelles, cette première rencontre me causa une curieuse impression. René s’entretenait avec des amis, et d’un seul […]

Je tiens à préciser que je m’exprime personnellement, même si pendant 36 ans j’ai été la femme de René Fouéré. C’est grâce à lui que j’ai connu tout d’abord l’enseignement puis la personne de Krishnamurti.

En 1956, à Bruxelles, cette première rencontre me causa une curieuse impression. René s’entretenait avec des amis, et d’un seul coup, une émotion intense me parcourut tout le corps, accompagnée de rapides battements cardiaques, comme après un 800 mètres. En me retournant, j’ai vu Krishnamurti passer, suivi de Rajagopal. Le lendemain, le même phénomène se reproduisît.

C’est peut-être pour cela que tant d’auditeurs, lors des conférences, se précipitaient pour être “Aux pieds du Maître”. Krishnamurti n’était pas dupe: “Vous êtes dans un état extraordinaire, mais, au sortir de la tente, vous serez comme avant.

Pas mal de personnes cherchaient à son contact non pas une transformation intérieure, mais une sensation, une sorte d’extase. Il est vrai que, sous la tente, le silence était d’une qualité prodigieuse, d’une intense vibration.

Curieux à observer ce Krishnamurti, avec cette personnalité si changeante, celle de l’estrade et toutes les autres. Un ami italien, qui avait pourtant reçu chez lui Krishnamurti, et avait les moyens de le faire, traversait tous les cols pour assister aux réunions de Saanen en Suisse, nous confiant que c’était sur l’estrade que Krishnamurti disait les choses les plus profondes.

Quelle sacrée sensibilité!

Un jour, à Gstaad, au volant d’une Lancia prêtée par une amie, Krishnamurti allait passer près de nous. Comme une gosse, un peu en réaction devant l’adulation de presque tout son entourage, j’ai souhaité qu’il cale. La voiture cala devant nous. Nous étions seuls dans la rue. Krishnamurti remit le moteur en marche, nous salua fort courtoisement, mais, à mon intention, avec un certain sourire, agita le doigt, comme pour me gronder.

Quel bon rire!

Une autre fois, la propriétaire de la Lancia, remontant au chalet Tanneg avec Krishnamurti, nous proposa de nous prendre en auto. Krishnamurti était assis à l’arrière, tout menu, à côté de moi. En sa présence, les gens restaient parfois muets ou alors lui exposaient leurs problèmes personnels. L’envie me prit plutôt de lui raconter des histoires drôles, entre autres celle du missionnaire.

Un missionnaire, dans la brousse, se trouve tout à coup en face d’un redoutable fauve. Effrayé, il se jette à genoux, implorant le Tout-Puissant: Seigneur, accordez à cet animal des sentiments humains!” Un moment passe. Puis l’animal lève la patte en direction du missionnaire, et s’écrit: “Seigneur, bénissez cet aliment que je vais consommer!” et Krishnamurti riait, riait de bon cœur. Un embouteillage providentiel nous avait permis de rester plus longtemps ensemble.

René Fouéré a traduit, pendant des années, pour le public de langue française, les conférences de Krishnamurti données à Saanen, au mois de juillet. Pour avoir un texte lisible, je tapais à la machine, au fur et à mesure, la traduction qu’il me dictait. Il me disait que cela valait la peine de consacrer trois semaines de sa vie à un homme qui, lui, avait consacré toute sa vie, depuis 1929, à répandre un enseignement d’une si grande profondeur.

J’ai posé une fois la question à mon mari : pourquoi continuait-il à écouter Krishnamurti? Il m’a répondu que si Krishnamurti parlait toujours des mêmes sujets — la peur, la mort, l’amour, etc… — ce n’était jamais répétitif, mais toujours présenté d’une façon neuve, avec un éclairage différent. Comme une statue, tantôt une partie était éclairée, tantôt une autre.

Lors des dernières réunions à Saanen, en 1985, nous avions sollicité une entrevue avec Krishnamurti pour lui remettre personnellement l’ouvrage de René Fouéré La Révolution du Réel, Krishnamurti, qui venait de paraître. Cet entretien, le plus émouvant et le dernier, eut lieu à Rougemont.

En compagnie de deux amis, dont le pédagogue suisse William Perret, nous avons pu lui parler, et, en tant qu’enseignante, je l’ai remercié de tout ce qu’il avait dit sur l’éducation et les relations humaines, me souvenant toujours de son propos: “Toute rencontre humaine est un processus d’éducation mutuelle.

Krishnamurti était détendu, heureux comme un enfant, passant et repassant sa main sur la couverture du livre.

Puis, on sonna à la porte d’entrée. “C’est fini”, dit Krishnamurti, avec un gros soupir, le visage brusquement fatigué. “Recevoir, toujours recevoir!” murmurait-il. En le quittant, une immense pitié m’envahit.

Enfin à Brockwood, en Angleterre, toujours en 1985, Krishnamurti ne vint qu’une seule fois dans la grande salle à manger. Voyant René gagner sa place, Krishnamurti se leva de sa chaise, et debout, adressa à René un salut à l’indienne, les mains jointes avec un visage d’une beauté saisissante, intemporelle. Venant m’asseoir près de René, il m’adressa, à mon tour, ce même salut, avec une profonde gravité. Je pensais que celui qui avait peut-être le plus apprécié la propre recherche et les écrits de René, c’était Krishnamurti lui-même.

En dépit de ces quelques anecdotes, et de bien d’autres, je n’éprouvais pas le besoin de courir après la personne de Krishnamurti.

J’étais au côté d’un être bon, chaleureux, accueillant, bienveillant, d’une grande honnêteté, qui vivait ce qu’il disait et écrivait. Dès son plus jeune âge, il se posait déjà des questions. Il vécut une transformation intérieure, lucidement, bien avant sa rencontre avec la personne de Krishnamurti.

René m’a fait participer à sa propre recherche, à ses entretiens, ses lectures, ses écrits, bref, à sa vie. Cette collaboration, qui s’étendait à bien d’autres domaines, comme celui du problème des soucoupes volantes, était passionnante. C’était une joie de lui apporter toute l’aide possible. Vivre à côté d’un être d’une telle richesse intérieure, le voir se préparer à mourir avec une telle sérénité, fut une expérience bouleversante, une bénédiction.

C’est admirable qu’au fil des siècles, dans ce monde cruel, des êtres humains, célèbres ou non, ont essayé d’apporter quelques lumières, afin qu’une certaine bienveillance puisse s’instaurer.

Si l’enseignement de Krishnamurti est valable, autant en parler. Sous prétexte de garder “la pureté du message”, beaucoup de krishnamurtiens restent frileux, ratatinés. Chaque individu, de toute façon, interprétera et vivra cet enseignement à sa manière — car chaque être est unique.

Krishnamurti avait dit un jour à mon mari: “Nous sommes tous différents, mais non séparés.

Pour moi, c’est l’image de l’arbre, avec ses feuilles qui s’agitent doucement dans le vent: mais elles sont toutes rattachées au même tronc et reçoivent toutes la même sève.

Dans un de ces derniers textes, du 9 juillet 1989, intitulé Spiritualité de l’Univers, René Fouéré s’exprimait ainsi:

Nous sommes convaincus que la véritable nature de l’univers profond — qui ne diffère pas de la nôtre — est à découvrir en nous et par nous, dans ce qu’on pourrait appeler les profondeurs de notre être.

Des profondeurs impersonnelles.

Car la personne, en tant qu’entité séparée, est une illusion, si fortement que nous puissions être séduits et accrochés par cette illusion.”

Texte extrait de OM Transmission N° 3 (1994) : Lucidité