Claude Tresmontant
La cellule

Les Américains ont publié en 1983 un ouvrage collectif et monumental intitulé Molecular biology ofthe cell. Les éditions Flammarion ont eu la bonne idée de faire traduire et de publier la traduction de cette somme sous le titre : Biologie moléculaire de la Cellule. Plus de 1150 pages… Il y a quelques années, ici même, dans une […]

Les Américains ont publié en 1983 un ouvrage collectif et monumental intitulé Molecular biology ofthe cell. Les éditions Flammarion ont eu la bonne idée de faire traduire et de publier la traduction de cette somme sous le titre : Biologie moléculaire de la Cellule. Plus de 1150 pages… Il y a quelques années, ici même, dans une chronique publiée par La Voix du Nord (cf. p. 287), nous avions présenté la merveilleuse collection Méthodes publiée par Hermann, et les ouvrages de Durand et Favard, consacrés à La Cellule ; l’ouvrage de Berkaloff, Bourguet et Favard, Biologie et physiologie cellulaires.  Mais dans ce domaine de la biologie fondamentale, comme en astrophysique et en physique, il faut lire les traités au fur et à mesure qu’ils paraissent, afin de suivre les progrès de la recherche. Il existe trois domaines les progrès ont été éblouissants depuis le début de ce siècle, ce sont la physique, l’astrophysique, et la biologie fondamentale, c’est-à-dire la biochimie. L’ouvrage publié en 1986 par les éditions Flammarion permet au lecteur de langue française de se tenir au courant de l’état des recherches dans ce domaine.

Dans une chronique antérieure, consacrée à l’Univers, nous avions rappelé que la grande découverte, la découverte principale, du XXe siècle, c’est le fait que nous sommes dans un Univers en régime de genèse, un Univers en évolution, un Univers historique, et orienté. Grâce à l’étude que nous pouvons maintenant effectuer de l’histoire de l’Univers et de la Nature, nous pouvons nous faire une idée de ce qu’a été l’histoire de la Création. L’histoire de l’Univers s’effectue par étapes. Nous assistons tout d’abord à la genèse ou à la formation de la matière, de ce que le physicien appelle la matière, à partir du rayonnement initial. La matière première de l’Univers, c’est la lumière. C’est à partir de la lumière que se forment ces compositions physiques que nous appelons des atomes, nom bien mal venu, puisque précisément depuis le début de ce siècle, les physiciens nous découvrent presque chaque semaine des complications nouvelles dans la constitution de cette composition complexe qui est l’atome, et le noyau de l’atome.

Au cours du temps, pendant quelques milliards d’années, nous assistons à la composition d’atomes de plus en plus complexes.

Ce qui est remarquable, c’est que cette évolution de la matière n’est pas indéfinie. Elle s’arrête ou se termine à la constitution d’une centaine d’espèces d’atomes.

Après cette évolution physique, ou constitution des atomes de plus en plus compliqués, à l’intérieur des étoiles, nous assistons à une autre aventure, à une autre histoire : l’histoire de la composition des atomes entre eux pour constituer des molécules ; et puis l’histoire de la composition des molécules entre elles, pour constituer des macromolécules, des molécules géantes, constituées de molécules plus petites.

Ce qui est remarquable, de nouveau, c’est que l’histoire de cette composition moléculaire non plus n’est pas indéfinie. Elle se termine à l’invention de quelques molécules fondamentales, avec lesquelles toutes les autres, les molécules géantes, sont composées ou constituées.

Ainsi il existe quatre molécules fondamentales qui vont servir à la composition de ces molécules géantes qui portent ou supportent l’information génétique. Les molécules géantes qui sont comme des télégrammes contenant toutes les informations requises pour constituer un être vivant, sont écrites avec quatre molécules fondamentales arrangées trois par trois.

Il existe une vingtaine de molécules fondamentales, les acides aminés, avec lesquelles sont composées ou écrites ces molécules géantes, ces chaînes d’acides aminés, que sont les diverses protéines.

Et il existe un lexique, qui permet d’établir la correspondance, entre la langue ou le système linguistique à quatre éléments, qui est celui des acides nucléiques, et la langue ou le système linguistique utilisant vingt éléments, les vingt acides aminés, dans lequel sont écrites, depuis plusieurs milliards d’années, toutes les protéines de tous les êtres vivants. En effet ces protéines hautement complexes, constituées d’acides aminés arrangés dans un certain ordre, sont arrangées conformément aux ordres ou aux instructions qui leur sont transmises ou communiquées par les acides nucléiques du noyau de la cellule. Il faut donc bien qu’il y ait un système de correspondance entre les deux langues ou les deux systèmes linguistiques, celui des acides nucléiques et celui des protéines.

A partir du moment la Nature appelons-la ainsi provisoirement, ce sera plus laïc a inventé ces molécules fondamentales et le système de leur arrangement en molécules géantes, les acides nucléiques et les protéines, commence une autre histoire, qui relaie les histoires précédentes : l’histoire naturelle des espèces vivantes, que l’on appelle aussi l’évolution biologique. Et les zoologistes observent que dans l’histoire naturelle des espèces vivantes, on constate le même phénomène, ou la même loi, du relais : les groupes zoologiques se relaient les uns les autres, jusqu’à l’apparition du dernier animal paru dans notre système solaire, l’Homme.

Sa Majesté la Cellule apparaît il y a trois ou quatre milliards d’années dans notre système solaire. Nous nous gardons bien de dire : dans l’Univers. Puisque nous avons vu dans une chronique antérieure que la question reste totalement ouverte de savoir si la vie est apparue seulement dans notre système solaire, ou bien si elle est apparue aussi dans d’autres systèmes solaires de notre propre Galaxie cent ou deux cents milliards d’étoiles ; ou encore dans d’autres systèmes solaires d’autres galaxies dans l’Univers.

* * *

Sa Majesté la Cellule apparaît il y a trois ou quatre milliards d’années dans notre propre système solaire. Si un lecteur de langue française veut savoir comment est constituée la cellule, de quoi elle est faite, comment elle fonctionne, il peut avec profit lire le monumental ouvrage que nous présentons, Biologie moléculaire de la Cellule. Il y trouvera tout ce que l’on sait, en 1986, sur les molécules fondamentales qui constituent la Cellule, les acides nucléiques, la structure des protéines, les fonctions des protéines, le fonctionnement des cellules, etc.

La Cellule, dans l’histoire de l’Univers et de la nature, est quelque chose de nouveau, de tout nouveau. La Cellule est un être, c’est une substance, et c’est même un psychisme. Le premier psychisme est apparu, dans notre système solaire, avec la première cellule, avec le premier être monocellulaire ou unicellulaire.

Une substance, c’est-à-dire un être qui subsiste, alors qu’il renouvelle constamment la matière qu’il intègre et qu’il informe. Car la matière, les atomes, qui sont dans la cellule, ne restent pas fixes comme les pierres de nos maisons. Pas du tout. La matière entre et sort. Elle est sélectionnée par la Cellule. Elle est transformée, modifiée. Les molécules intégrées c’est l’alimentation sont choisies, démontées, remontées. Et ce qui ne convient pas à la Cellule, cela est rejeté, éliminé. La Cellule est une Monade, pour parler le langage de Leibniz. La première Cellule est dans l’Univers la première substance, et cette première substance est aussi le premier psychisme. Tout psychisme est une substance. Et il est permis de se demander si toute substance n’est pas un psychisme.

Vous pouvez utiliser si vous le voulez le terme de substance pour désigner telle ou telle molécule, ou tel ou tel élément, ou la baguette de pain, ou la motte de beurre. Mais vous voyez aussitôt que le mot substance n’a plus alors son sens fort. Car une baguette de pain, une motte de beurre, ou un moteur d’avion, ce sont des agrégats, ce sont des assemblages de matériaux divers. Ce ne sont pas des substances au sens propre et fort du terme. Ce ne sont pas des unités. Toute substance est une unité qui se suffit à elle-même, quoiqu’elle ait besoin d’autre chose qu’elle pour se nourrir.

Non seulement la Cellule est une substance qui renouvelle constamment le stock de matière qu’elle incorpore, qu’elle assimile, en sorte qu’il existe une distinction évidente entre la forme de la Cellule, qui subsiste, et la matière, qui est constamment changée ou renouvelée. Mais de plus la Cellule, qui choisit intelligemment ses aliments au-dehors, dans le milieu où elle est plongée ; qui transforme ce qu’elle assimile ; qui élimine ce qui ne lui convient pas ;  la Cellule est aussi capable de se régénérer et elle est capable de se reproduire. Elle est un centre d’activité. C’est le début de la conscience dans l’Univers, bien avant l’invention du système nerveux.

Une armée de savants, et plusieurs sont pourvus du Prix Nobel, étudient en ce moment cette merveille qu’est la Cellule : un être capable d’assimiler, d’éliminer, de se transformer, de se guérir, de se reproduire ; un être qui fait constamment la synthèse de ses propres éléments, à partir des matériaux extérieurs ; un être capable d’action. Mais bien entendu nous ne sommes pas capables, en laboratoire, de fabriquer, en recopiant comme des cancres sur la Nature, une seule cellule vivante, c’est-à-dire capable d’activité. Dans une chronique antérieure consacrée au problème du Hasard, nous avons fait observer que l’analyse du problème est totalement renouvelée par les découvertes de la cosmologie, de la physique, et de la biochimie. Les anciens philosophes grecs, par exemple Démocrite, s’imaginaient qu’ils pouvaient s’accorder un temps infini, un espace infini, une quantité infinie de matière. Nous savons maintenant qu’il faut analyser le problème en tenant compte du fait que notre Soleil est âgé d’à peu près cinq milliards d’années. Nous ne disposons pas d’un temps infini, ni d’une quantité infinie de matière, pour faire nos calculs.  De plus nous venons de découvrir l’infinie complexité d’une seule cellule vivante, complexité que les Anciens ne soupçonnaient pas, parce qu’ils n’avaient pas les moyens techniques de la découvrir.

Dans les siècles passés, lorsqu’on traitait ce célèbre problème du hasard, on avait l’habitude de prendre un exemple simple. Supposons un livre comme l’Odyssée ou l’Iliade, composé avec des caractères d’imprimerie comme on les utilisait dans les générations passées, des caractères d’imprimerie disjoints que l’on composait à la main. On posait la question suivante : Si l’on jette en l’air quelques centaines de millions de caractères d’imprimerie, combien de temps faudra-t-il pour obtenir par cette méthode, une composition telle que celle que constitue l’Odyssée et l’Iliade ? Les mathématiciens se livraient à de savants calculs. Il est évident que plus l’information est riche et complexe, et plus la probabilité d’obtenir par hasard un message quelconque est petite.  Émile Borel, dans son célèbre livre consacré au Hasard, avait pris un autre exemple. Supposons que l’on ait dressé un million de singes anthropoïdes ou singes supérieurs à frapper au hasard sur les touches d’une machine à écrire, sous la haute surveillance de contremaîtres illettrés. Au bout de quelque temps, on ramasse les papiers. Si dans le tas vous trouvez le contenu d’un livre tel que l’Iliade ou l’Odyssée, alors vous aurez réalisé le miracle des singes dactylographes.

Mais nous venons de voir qu’en réalité le problème est maintenant beaucoup plus complexe. Nos Anciens se demandaient quelle est la probabilité d’obtenir par hasard, en jetant en l’air des caractères d’imprimerie, un livre tel que l’Odyssée ou l’Iliade et ils se livraient à des calculs savants pour répondre à cette question.  Mais ils ne donnaient pour accordée l’existence de la langue grecque dans laquelle, initialement, l’Iliade et l’Odyssée ont été composées, non par hasard, mais par des poètes de génie ! Nous, lorsque nous traitons le problème de l’origine de la vie, en cette fin du XXsiècle, nous devons nous demander quelle est la probabilité d’obtenir par hasard ces molécules géantes qui entrent dans la constitution de la cellule la plus simple, au même moment, au même instant, dans le même lieu. Mais de plus nous devons nous demander quelle est la probabilité d’obtenir par hasard la langue dans laquelle sont écrits les acides nucléiques, et la langue dans laquelle sont écrites toutes les protéines de la nature, et le Lexique, c’est-à-dire la correspondance constante entre la langue des acides nucléiques, et la langue des protéines ! Tout cela par pur hasard…

Et lorsqu’on a médité et analysé ce problème, on n’a quasiment rien fait. Car le problème n’est pas de rendre compte d’une composition comme celle de l’Odyssée ou de l’Iliade, après s’être accordé l’existence de la langue grecque. Le problème est de rendre compte de l’existence d’un être, d’une substance, qui est sujet d’activité. Et cet être est un psychisme ! L’Odyssée et l’Iliade ne sont pas des êtres. Ce ne sont pas des substances. Elles n’ont pas d’activité propre. Elles ne réagissent pas lorsqu’on les pique ! Elles ne renouvellent pas la matière qu’elles intègrent. Elles ne se réparent pas. Elles ne se développent pas. Le moindre des vivants, le plus simple des monocellulaires est capable de faire tout cela. Par conséquent, lorsqu’on s’est livré à tous les calculs mathématiques portant sur les probabilités, on n’a même pas effleuré le problème réel : comment comprendre l’existence dans l’Univers d’un être capable d’assimiler, d’éliminer, de se réparer, de se développer, de se reproduire ?

Pendant un milliard d’années au moins, probablement davantage, les monocellulaires, les êtres vivants constitués d’une seule cellule, recouvrent la planète. Ce sont déjà des psychismes. Le premier psychisme apparaît avec le premier vivant.

Plus tard les cellules s’associent entre elles, pour constituer des systèmes biologiques, des êtres vivants, qui sont formés de milliards et de milliards de cellules spécialisées qui travaillent ensemble. Toutes ces cellules spécialisées et différenciées sont issues d’une seule cellule : l’œuf fécondé. Une cellule, fournie par le père et une cellule, fournie par la mère, cela donne une cellule. Et cette cellule unique devient des milliards et des milliards de cellules différenciées, spécialisées, et qui travaillent ensemble. Telle est l’arithmétique de la vie : 1 + 1 = 1 = des milliards. Ce n’est pas l’arithmétique des objets inanimés.

Il faut donc admettre qu’avec l’apparition des organismes pluricellulaires, c’est-à-dire des êtres vivants constitués de milliards de cellules différenciées et spécialisées, un nouveau problème métaphysique se présente : celui de la composition des substances entre elles. Problème qui a été vu et traité par Leibniz.

Non seulement la Cellule sait renouveler constamment la matière qu’elle intègre, qu’elle informe, tout en restant elle-même ; non seulement elle sait se transformer, se reproduire, s’adapter. Mais elle sait aussi se défendre contre les agressions extérieures. Elle sait inventer, au fur et à mesure de ses besoins, des molécules nouvelles, c’est-à-dire de l’information nouvelle, pour répondre à l’agression constituée par l’inoculation de poisons, ou l’infection par les virus ou les bactéries. La Cellule est géniale. Elle sait faire ce que nous ne sommes pas capables de reproduire, en copiant sur elle, avec tous nos laboratoires et tous nos Prix Nobel. Et elle n’a pas, dans les premiers milliards d’années, de système nerveux. Il a donc existé un psychisme sans système nerveux.

Le psychisme existait dans la Nature avant l’invention du système nerveux, qui est relativement récente.

Comme nous le disions en terminant notre précédente chronique consacrée à l’Univers, ce qu’il faut présenter aux enfants de nos lycées, dès la classe de 6e, c’est l’Univers et son histoire, et sa Majesté la Cellule. Comme le remarquent justement les auteurs du grand traité que nous avons l’honneur de présenter, toute la Biologie moderne est fondée sur la connaissance de la Cellule.

Extrait de La Voix du Nord, 2 et 11 novembre 1986.