La clé des champs entretien avec Jean-Louis Boncœur

Ma position à cet égard est celle d’un sceptique (au vrai sens du terme). C’est-à-dire que je n’accepte pas tout comme une réalité tangible, une vérité indiscutable, mais que je ne me reconnais aucune qualité pour tout nier.

(Revue Question De. No38. Octobre 1980)

J.L. Boncœur (1911-1997), berger du Berry et professeur de lycée, a recueilli pendant cinquante années nombre de témoignages insolites d’exorcismes et de possessions démoniaques (Le village aux sortilèges. Fayard 1979). Avec lui nous découvrons que les formules de protection, de bénédiction et de guérison, même si cela peut sembler anachronique, sont toujours vivantes.

Sa simplicité, sa curiosité et sa popularité lui ont permis de fréquenter les « magiciens du « terroir », les « désorceleurs », les « panseux de secret ». C’est pourquoi ses reportages sont comme une saisissante immersion dans le monde mystérieux de ce milieu rural aux confins de l’Indre et du Cher.

Un village banal, sans histoires, dévoile ou fur et à mesure des rencontres, des observations, toute une trame de croyances et pratiques magiques coutumières. Quel est le vrai visage de ce monde ? Est-ce celui que voit le sceptique ou celui que voit la mère qui fera porter à son enfant un collier de pattes de taupes pour que ses dents percent ?

Jean-Louis Boncœur n’affirme rien, ne rejette rien, il nous permet seulement de voyager avec lui dans l’univers irrationnel de la « Foi des anciens jours ».

D’où vient votre intérêt pour les phénomènes « magiques » ?

Elevé dans une petite ville de province où l’on se moquait des « superstitions » paysannes, j’ai été étonné de découvrir, à 18 ans, dans les campagnes de cette région des confins Indre-et-Cher une vraie foi dans mille croyances et pratiques insolites proches de la sorcellerie (bonne ou mauvaise) :

D’une part : confiance totale dans les « oraisons de protection », de guérison, de « libération des maléfices »… D’autre part : crainte ancestrale des sortilèges et méfiance envers ceux qu’on « doute » d’être « sorciers ».

Cet étonnement initial s’est transformé en curiosité, puis en intérêt, puis en… passion. Je suis passé d’une attitude ironique, critique, voire hostile, à un véritable engouement pour tout ce qui touche les croyances populaires. Je me suis institué « enquêteur bienveillant » sur ces pratiques apparemment anachroniques à notre époque. Je me définis actuellement : « mainteneur » des valeurs populaires ancestrales où (à côté d’une certaine aberration due aux outrances) j’ai découvert beaucoup de sagesse.

A noter que, par nature, je suis traditionaliste, attaché à mon terroir, à son « légendaire », son folklore, ses coutumes, etc…

Autre raison : je suis également attiré par tout ce qui est insolite, merveilleux, inouï… tout ce qui échappe à la vigilance des observateurs scientifiques…

Je ne suis pas croyant, je n’ai pas la foi, mais si je l’avais, ce serait vraiment « la foi du Charbonnier » : exclusive, avec des pratiques intégristes. Et j’ai tendance à détester certains nouveaux prêtres qui tentent de tout démythifier… Cette quête du Divin, du transcendantal m’amène à me pencher sur d’autres problèmes proches dont les pratiques magico-religieuses font partie.

En conclusion, mon intérêt est venu progressivement, s’enrichissant au cours de ma vie, sur environ 50 années.

Croyez-vous à la réalité de ces phénomènes, ou les étudiez-vous simplement comme des croyances ?

Ma position à cet égard est celle d’un sceptique (au vrai sens du terme). C’est-à-dire que je n’accepte pas tout comme une réalité tangible, une vérité indiscutable, mais que je ne me reconnais aucune qualité pour tout nier. Après 50 ans d’observation, de réflexion, d’enregistrement de témoignages directs, j’en suis arrivé à cette conclusion :

• C’est qu’il doit exister, par le monde, quelques personnes douées ou initiées, disposant de pouvoirs exceptionnels et pouvant manipuler certaines « forces » ignorées de notre savoir, pour des actions bénéfiques ou maléfiques. Je crois qu’il s’agit d’un nombre très restreint de « sorciers », surtout en ce qui concerne les « maîtres du mal ». Les problèmes des (bons) sorciers est plus facile à aborder ; d’abord parce qu’ils sont très nombreux et ensuite parce qu’ils ne s’entourent pas de mystère, comme le méchant maléficiant qui, de tout temps, fut traqué.

Personnellement je n’ai rencontré qu’un seul paysan se disant sorcier ; je n’ai aucune preuve de ses maléfices… En revanche je connais des dizaines de « magister » ruraux pratiquant les guérisons magico-religieuses ou le « levage de sort » (2 initiés près de chez moi).

• Ce qu’est une réalité c’est, en fait, le phénomène sociologique de la perpétuation de ces croyances dans nos campagnes du Centre. Je suis Témoin quotidiennement de réactions témoignant de la force, de la permanence de ce phénomène : l’angoisse des maléfices d’une part… la foi dans le désenvoûtement d’autre part…

Mes observations se limitent au milieu rural (confins Indre-Cher-Allier) et je me contente de relater des faits, des témoignages, de décrire surtout cette ambiance qui est indéniable et constitue peut-être en fin de compte la seule réalité du phénomène…

Quelle est votre expérience personnelle du monde du sorcier ?

Aucune en ce qui concerne les maléfices. Sauf cas cité plus haut :

• visites à un paysan se disant capable du bien et du mal ;

• tentative d’envoûtement sur moi-même par le Docteur M. et qui a échoué. Il venait de lire des propos désobligeants sur son « art de guérir » dans la presse et nous en tenant pour responsables, moi et l’abbé R., il décida sur-le-champ d’en finir avec nous. Il prit devant lui les deux harengs crus qu’il s’apprêtait à manger et les cloua sur le mur : « quand ils seront devenus maigres et secs… quand ils tomberont : « eux » (l’abbé R. et moi-même)… ils seront pas loin de les suivre !… » Pour finir c’est lui qui est mort le premier !

En revanche j’ai vérifié des centaines de cas de guérisons magico-religieuses, obtenues (sans hypnose ni magnétisme ni imposition des mains) par simples oraisons ou incantations.

Il ne faut pas confondre le « panseur de secret » qui dispense gratuitement, à tout venant, ses bienfaits par « pieuse pensée » « d’invocation des saints » avec les guérisseurs professionnels patentés…

Comment expliquer la survivance tenace du fonds magique dans nos campagnes, à l’ère du « progrès » ?

Cela ne s’explique pas facilement : cela se constate. Il existe, il subsiste un « besoin de croire »… un besoin « d’y croire » qui n’est pas l’apanage de nos campagnes, mais existe de plus en plus, de nos jours en milieu urbain.

A mesure — semblerait-il — que veut s’affirmer une science explicative de tous les phénomènes, le public recherche l’inexpliqué sinon l’inexplicable. Il y a une réaction contre les « je sais tout » de notre temps. Plus la science réalisera des découvertes merveilleuses (sic) plus elle fera reculer les limites de ce merveilleux que l’homme recherche, au fond, malgré son besoin de savoir, et souhaite peut-être garder intangible.

Pour nos campagnes perpétuant ces pratiques apparemment anachroniques, il faut tenir compte de l’éloignement des grandes cités où les soucis et les angoisses de l’employé, de l’ouvrier, du fonctionnaire sont différents de ceux du paysan, resté, lui, près de la nature, plus attentif aux phénomènes…

Et puis… ça « ne fait pas bien » d’oser avouer ces croyances. Il y a quelque chose de dérisoire, de… dépassé, à l’ère de l’atome, dans ces phénomènes parascientifiques…

Mais l’intérêt des jeunes s’affirme pour ces questions… Eux, osent écrire des thèses, des rapports de maîtrise sur ces thèmes tabous… Et, ce, sans les nier.

Croyez-vous que la sorcellerie soit une nécessité de la vie sociale rurale ? Qu’elle ait une fonction d’équilibre ?

La croyance en la sorcellerie n’est pas nécessaire, mais elle peut être parfois fonction d’équilibre. Elle peut confiner au déséquilibre si on la prend trop « au pied de la lettre » et qu’on s’en imprègne jusqu’à l’obsession… obsession du pouvoir, obsession de l’angoisse. Elle peut être aussi un facteur d’équilibre si elle constitue, pour ceux qui l’admettent, modestement, un frein à l’orgueil de la « culture scientiste », un élément d’humilité face à l’immense domaine inconnu qui nous entoure et s’élargit à mesure qu’on l’explore…

Ces pratiques sont-elles amenées à disparaître, à plus ou moins longue échéance ?

Comme, à mon avis, elles sont d’origine mystique : lutte contre (ou avec) les Forces du Mal avec (ou contre) les Forces du Bien, elles doivent se perpétuer dans l’avenir comme elles se sont perpétuées depuis le début des temps. Car elles répondent (comme déjà dit plus haut) à un besoin élémentaire de l’homme d’un DIEU (ou de DIEUX) le protégeant du DEMON (ou des DEMONS). Il s’agit, à mon avis, d’un domaine parallèle au domaine scientifique dont les découvertes et les vérités provisoires laissent l’homme sur sa faim.

Après les siècles de raison, il pourrait y avoir des « siècles de l’irrationnel » !

Comment expliquez-vous l’impact formidable, l’intérêt suscité actuellement en France par ces phénomènes, ce retour massif à notre passé « pré-logique » ?

Elle est contenue dans ce qui précède. Les gens sont las de l’enfer inhumain des grandes villes, de la folie des partis politiques, des conflits entre les classes sociales, entre les peuples…

Ils rêvent : écologie, paix bucolique, mode rétro, retour à la terre, refuge dans la Nature près des sources fraîches connues de leurs « anciens »…

Les traditions et les croyances font partie de leur quête… La Sorcellerie (bonne ou mauvaise) vient s’y intégrer. Elle suscite une curiosité légitime : presque « un besoin d’avoir peur » dans un monde qui se veut « sécurisant » par sa logique cartésienne et qui affirme : « Rien de cela n’existe… nous n’avons aucune preuve, aucun loi n’a été établie, codifiée, de ces phénomènes… Bonnes gens dormez en paix !… »

Propos recueillis par Zeno Bianu