Dominique Casterman
La conscience de l'ignorance

(Chapitre 7 du livre L’envers de la raison 1989) La question: « qui sommes-nous réellement ? », quand elle constitue une interrogation sérieuse, directe et objective, fait apparaître clairement que nous sommes sans réponse, sans une origine profondément vécue. Alors un bouillonnement d’incertitudes envahit tout notre esprit, l’inconnu est à nos portes et fait peser […]

(Chapitre 7 du livre L’envers de la raison 1989)

La question: « qui sommes-nous réellement ? », quand elle constitue une interrogation sérieuse, directe et objective, fait apparaître clairement que nous sommes sans réponse, sans une origine profondément vécue. Alors un bouillonnement d’incertitudes envahit tout notre esprit, l’inconnu est à nos portes et fait peser sur notre vie une angoisse inhérente à l’ignorance de ce que nous sommes réellement. Cette angoisse fondamentale – n’étant pas supportable par notre organisme – détermine un puissant désir de certitude, d’où l’adhérence à des certitudes imaginaires.

En fait nous avons la sensation d’une absence fondamentale que nous devons nécessairement compenser par la mise en place d’artifices de toutes sortes dont le but est d’apaiser l’angoisse de n’être pas réellement dans le vécu de l’existence quotidienne. Certes, nous existons, nous nous agitons, mais plus au fond, nous ressentons un vide de sens.

Nous voyons donc que, faute de certitudes réelles quant à notre identité profonde, nous sommes obligés d’user de compensations auxquelles nous nous identifions pour créer de toutes pièces un faux-semblant d’identité : le moi séparé et son cortège d’états égotistes qui nous séparent de l’Être essentiel. Faute d’être réellement nous-mêmes dans l’instant présent, nous avons besoin de nous sentir être quelque chose en pensée, de nous référer à une « image d’être » pour pouvoir supporter ce que Roger Godel appelait « l’angoisse de la condition séparée ».

« Au centre de moi, en ce centre encore inconscient aujourd’hui, réside l’homme primordial, uni au principe de l’univers et par lui au tout de l’univers, se suffisant totalement, un principiel, ni seul ni non seul, ni affirmé ni nié, en amont de tout dualisme. C’est l’être primordial, sous-jacent à tous les états égotistes qui le recouvrent dans ma conscience actuelle. Parce que je suis ignorant aujourd’hui de ce que sont mes états égotistes, ces états constituent une sorte d’écran qui me sépare de mon centre, de mon moi réel. Je suis inconscient de mon identité essentielle avec le tout et je ne me considère qu’en tant que distinct du reste de l’univers. L’ego est illusoire, puisque je ne suis pas en réalité en tant que distinct; tous mes états égoïstes sont également illusoires.» (H. Benoit)

Étant dans l’incapacité de lever le voile qui couvre sa nature profonde, l’être humain est une sorte d’exilé spirituel. Sa seule alternative, afin de compenser ce manque d’unité intérieure, cette séparation brutale avec son Moi réel, c’est d’adhérer, de coller littéralement à une image mentale de lui-même à laquelle il s’identifie absolument. Mais généralement, nous ignorons que le fait de nous identifier à quelque chose détermine l’incapacité fondamentale d’être conséquent avec nous-mêmes pour l’être avec une image de soi en tant que distinct.

Dans cette situation caractéristique de la majorité des hommes, « l’angoisse de la condition séparée » est inévitable, c’est notre lot fatal au sein duquel nous sommes coupés de notre Être essentiel et du monde. Pour compenser l’ignorance de son essence divine l’homme est donc obligé de devenir en tant que distinct, en tant que moi séparé. La conscience, même diffuse, de cette déchirure est à la fois toute sa tragédie et sa chance unique, lesquelles s’inscrivent dans la dualité fondamentale de son affectivité et de sa raison (soma et psyché).

Par sa raison, la créature humaine peut prendre conscience de son ignorance essentielle qui l’oblige à une remise en question par rapport à ce qu’il pense être ; en même temps, par son pôle affectif, allié à une représentation mentale, il connaît, dans les profondeurs de son être, l’« angoisse de la condition séparée ». Ce doute de soi est le seuil d’une fantastique aventure intérieure où pour la première fois de sa vie, le moi en tant qu’être est mis en péril. Nous nous tournons enfin vers la source, nous touchons le processus fondamental qui déracine spirituellement l’être humain en assimilant son moi séparé à son être.

Tous nous croyons en quelque chose qui détermine le sens que nous voulons donner à notre vie, et de plus, ce quelque chose nous laisse supposer que nous ne sommes pas égarés dans un océan d’incertitudes quand nous abordons la question de notre destinée. Cette absence de doute – néanmoins perturbé par des crises d’angoisses chroniques – à propos de nos convictions métaphysiques nous apaise intellectuellement, nous décharge provisoirement du fardeau pesant d’une pensée qui doute. Mais cette forme de stabilité intellectuelle n’assure pas pour autant l’unité globale de l’individu, quelque part en lui-même, la peur de l’obscurité subsiste tant que des certitudes imaginaires cherchent à combler le vide que laisse planer derrière elle la conscience, même diffuse, de ne pas savoir.

Tous soumis à l’angoisse de l’ignorance, notre position devant l’inconnu est toujours déterminée par un désir de certitude que la raison ne peut assouvir réellement. Devant ce gouffre insondable, les alternatives sont multiples. Analysons sommairement quelques-unes d’entre elles.

Si en dernière analyse nous pensons n’être que ce corps limité, que ce moi imagé et égaré, alors, inévitablement, notre perception du devenir, de notre devenir, ne peut cheminer que vers l’insécurité totale de la mort, d’un néant absolu. Cela met un terme à tous nos souhaits de donner à notre vie un sens acceptable par l’être animal qui, en nous, veut vivre, exclusivement vivre ; mais aussi par l’être humain qui veut comprendre. Si au contraire, nous pensons que l’apparence des êtres et des choses n’est que « l’envers » d’un « endroit » beaucoup plus vaste, alors nous devons admettre l’existence d’une réalité « autre » que nous sommes incapables d’éprouver réellement dans notre situation présente. L’alternative laisse peu de marge, car vous admettrez que notre perception commune nous montre un univers qui évolue dans une direction entropique, dans une direction qui nivelle imperturbablement les différences pour destiner à chaque individualité apparente l’issue fatale de la mort.

Si nous avons pour unique contexte référentiel l’apparence des êtres et des choses, nous ne pouvons vivre que dans l’angoisse entropique, il s’agit là d’un comportement, d’une réaction qui est logiquement compatible avec le plan référentiel du moi distinct. Dans notre interprétation des faits, l’apparence est la seule réalité possible, l’effacement des apparences est donc ressenti comme un effacement de l’être lui-même.

Si d’autre part nous croyons en l’existence d’une réalité sous-jacente, nous devons l’éprouver réellement avec tout notre organisme, faute de quoi nous vivons alors sur les bases d’une croyance non vécue mais seulement espérée intellectuellement. Dans cette situation, l’angoisse est aussi notre lot fatal mais nous parvenons à mieux nous la dissimuler à notre propre regard en admettant, sans le vivre concrètement, que la nature des êtres et des choses est divine, absolue, inaltérable au-delà du langage entropique, au-delà du nivellement des qualités particulières de la multiplicité des apparences.

L’angoisse que détermine l’incertitude devant l’inconnu, appelle un puissant désir de certitude intérieure que la raison assouvit dans l’imaginaire. L’imaginaire englobe une multitude de croyances en des pseudo-réalités particulières qui sont satisfaisantes pour les individus convertis puisqu’elles assouvissent leur besoin de certitude intérieure en leur donnant l’assurance d’un univers qui commence et fini par une réalité qu’ils définissent plus ou moins précisément.

Parmi les innombrables croyances, il en existe une qui est considérée, à tort, comme étant plus objective, plus rationnelle parce qu’elle affirme qu’il n’y a pas de réalité autre que le phénomène. Pour les individus qui adhèrent à ce type de croyance, l’extinction du paraître détermine la fin du « phénomène d’être », l’origine est néant, la fin lui ressemble comme deux gouttes d’eau. Ces individus ne peuvent concevoir leur vie que comme étant un essai constant en vue de satisfaire leurs désirs particuliers, leurs ambitions personnelles, ainsi que de se distraire des questions fondamentales qui ennuient leurs esprits rationnels.

En fait il s’agit là d’une croyance qui ne se distingue, dans son principe, en rien des autres. Elle affirme, implicitement ou explicitement, que ce que nous voyons est le TOUT, et pourtant, n’est-il pas plus rationnel de concevoir que nous percevons toutes choses selon la structure de nos organes sensoriels et non telles qu’elles sont dans leur réalité propre, dans leur TOTALITÉ visible et invisible, manifestée et non manifestée. Quoi qu’il en soit, le dilemme existence ou non d’une réalité ne peut se résoudre par le moyen de la pensée, la question ne peut être résolue définitivement en fonction des limites de la connaissance intellectuelle sinon par l’adhérence à des certitudes imaginaires. Par rapport au contexte limité de nos perceptions sensorielles et mentales, il est logiquement compatible d’affirmer que ce que nous voyons et croyons comprendre n’est pas le tout mais seulement une partie de l’ensemble et, d’autre part, il est préférable de s’abstenir de vouloir définir trop précisément ce que nous ne voyons pas afin d’éviter l’envoûtement facile des certitudes imaginaires. Cette courte étude d’un sujet extrêmement vaste démontre une fois de plus la relativité de la pensée, sa limitation fonctionnelle. Elle ne peut agir adéquatement que quand elle est logiquement compatible avec un cadre référentiel très limité. Dès l’instant où elle cherche à opérer globalement sur tous les plans à la fois pour essayer de saisir la totalité du réel, alors elle se leurre, elle oublie que la partie ne peut saisir le tout, sinon, une fois de plus, dans le monde de l’imaginaire en confondant partie et tout. Le moi séparé est une construction illusoire bâtie dans la confusion de la pensée dualiste. À mesure que grandit notre confiance en l’Inconnu, la croyance en l’existence d’un moi séparé s’amenuise ; et l’ouverture de notre conscience individuelle à la Vie universelle devient, et est, la seule alternative face à l’« angoisse de la condition séparée ».