(Revue 3e Millénaire – ancienne série. No 9. Juillet-Août 1983)
Que le christianisme souffre aujourd’hui d’une grave crise n’est nié par personne, mais comment est née cette crise ? De quelles aberrations de taille décidées par l’Eglise elle-même ? L’ignorance du clergé et les pressions du dehors ont amené à un rituel dépouillé du sacré. Désorientée, scandalisée, la masse des fidèles a fondu et les vocations se sont raréfiées (sauf dans les monastères où la tradition est restée en vigueur). Jean Biès rappelle ici quelques-unes des grandes lois sacrées qu’il serait bon d’inculquer aux clercs s’ils ne veulent pas un jour se sentir bien seuls dans leurs églises.
De toutes les crises caractéristiques de l’Age actuel, la plus grave est assurément la crise religieuse. Celle-ci affecte l’ensemble des religions, mais en Occident, plus particulièrement, l’Eglise chrétienne. Notre intention n’est pas d’en examiner les origines (bien antérieures à Vatican II), ni les effets, qui sont multiples et ont une valeur stimulante et démoralisante à la fois. Ce qui est sûr, c’est que l’ébranlement du faîte intéresse l’édifice entier, et que ce qu’on voit se passer actuellement au niveau ecclésial se répercute dans toute la société occidentale [1]. La baisse sensible des vocations, le manque d’intérêt pour des questions qui ne concernent pas l’immédiateté humaine [2], l’absence de prise directe de la religion sur la masse des baptisés, plantent déjà le « décor » de ce désert spirituel qui doit accueillir le Christ du second Avènement.
Le mal vient à la fois de l’extérieur et de l’intérieur. A l’extérieur, il est le résultat de l’offensive inlassable des forces de l’athéisme militant contre le roc de l’Eglise ; à l’intérieur, celui de l’effondrement doctrinal qui fait qu’avec les meilleures intentions, trop de chrétiens travaillent eux-mêmes sans le savoir à détruire le christianisme, ou ne contribuent pas à lui rendre service.
A l’Ouest, la lutte idéologique est menée contre une Eglise en place, mais dont le confort de l’établissement et certaines erreurs passées ont émoussé l’ardeur combative, induit à une certaine prudence. Cette lutte a puisé des armes dans l’existence de ces erreurs mêmes : le schisme de Rome et de Byzance, le tribunal de l’Inquisition — même si l’on a sciemment exagéré le nombre de ses victimes —, les guerres fratricides d’une religion fraternelle, et derrière tout cela, l’héritage de la mentalité judéo-chrétienne encourageant toujours plus, par l’initiative du soldat, du juriste, de l’administrateur, la conquête missionnaire, la suppression des particularismes et des minorités, la thésaurisation, la solidification des structures, la tentation du temporel, l’intellectualisation de la doctrine au détriment de son intériorisation, l’alliance du trône et de l’autel.
Lorsqu’un matérialisme virulent s’est proposé d’abattre l’institution chrétienne, ce sont évidemment ces faits qu’il a évoqués, en se gardant de mentionner l’œuvre civilisatrice des premiers moines, les figures de saints comme Augustin et François, Bernard et Benoît, les Règles et les Ordres dont ils sont les fondateurs, leur rayonnement durant des siècles face aux déferlements de la barbarie militaire et aculturelle. Si l’on ne peut rien contre la sainteté, l’on peut davantage contre la notion intellectuelle de la Révélation et des dogmes, que remplaceront bientôt les « bonnes nouvelles » sociales, politiques et économiques, les notions de relativisme, scepticisme et athéisme, répandues par la multitude des nouveaux « apôtres », organisant partout et institutionnalisant au nom des déesses Liberté et Raison une « éducation laïque et obligatoire ». Au fanatisme religieux, dont le passé ne fut pas exempt, succéderait désormais celui de la libre pensée qui, tout en semblant respecter davantage les opinions, allait façonner et conditionner de telle sorte les esprits qu’il leur deviendrait impossible d’opter pour autre chose que pour l’agnosticisme.
La religion ne serait bientôt plus tolérée qu’autant qu’elle s’exprimerait dans un langage conventionnel et affadi, privé du souffle vivificateur de la doctrine initiale, ou même, adopterait les interprétations les plus relativistes de l’Evangile, donc les plus conciliables avec le réductionnisme moderne. Tout ce qui n’en serait pas compris serait taxé de pensée prélogique, de superstition et d’obscurantisme, voire d’inventions machiavéliques d’un clergé seulement soucieux d’exploiter un peuple maintenu par lui dans l’ignorance. On n’hésiterait pas même à appeler le scientisme à la rescousse — pourtant lui-même sujet à tant de variations — pour contester ou démolir ce qui continuerait de toute façon à lui échapper dès lors que les niveaux ésotérique et symbolique restent sans rapport avec le niveau littéral.
Situation plus radicalement tragique pour l’Eglise de l’Est, refusant les compromissions, éprise de fidélité aux origines, entretenant aussi un certain goût du martyre. Ici, la méthode dure remplace les insinuations et l’indifférentisme. On peut dire des persécutions qu’elles appliquent à la lettre la phrase de l’Apocalypse : « Qui n’adorera pas la statue de la Bête sera mis à mort » (Apocalypse, XIII, 15). Sans même faire mention de la destruction matérielle des églises — qui se souvient encore qu’en dynamitant le temple, l’homme se dynamite lui-même, puisque le temple et l’homme sont analogiquement bâtis sur le même plan ? —, la suppression physique de millions d’individus semble du moins avoir sauvé dans l’Orient chrétien cet « honneur de Dieu » trop souvent bafoué chez nous. Le XXe siècle aura battu tous les records en matière de persécutions, dûment attestées, et dont seule une certaine veulerie occidentale fait mine de réduire ou d’ignorer l’horreur polymorphe [3]. Ç’aura été un des titres de gloire de cet Age que d’ajouter aux modes de tortures classiques, agissant exclusivement sur le corps, toute la panoplie des tortures psychiques, capables de dépersonnaliser l’individu et d’en faire l’ombre antithétique de lui-même. Les produits chimiques altérant ou détruisant la conscience sont venus prouver a contrario que les croyants en Dieu étaient des anormaux, puisque l’Etat, expression de la normalité, n’y croit pas, et que c’était donc faire acte d’humanité et de salubrité publique que de les guérir en leur faisant renier leur foi. Quant à la cohabitation psychiatrique des croyants et des malades mentaux, elle n’a pas d’autre but que celui d’amalgamer la folie et la foi en une caricature diabolique de la « folie de la croix » : les croyants, une fois devenus fous à leur tour par contamination, il est aisé de démontrer que les croyants sont des fous. Devant un tel raffinement dans le sadisme, on est en droit de se demander qui, des victimes ou des bourreaux, sont les véritables fous [4]. Jamais, en tout cas, plus qu’ici, les ténèbres ne se sont condensées en un point maximal, pour tenter de submerger : ce qui subsiste ici-bas de plus saint et de plus vénérable. Aucune manifestation de l’Age Kali ne prouve avec une plus froide éloquence sa démence et sa monstruosité.
Et de vrai, pour tuer un peuple, le plus commode est de tuer sa foi. C’est en supprimant celle-ci qu’on supprime l’espoir, et c’est quand les hommes sont privés d’espoir qu’on en vient à bout le plus facilement ils meurent alors de l’intérieur, deviennent tout ce que l’on veut, embrassent même de faux espoirs, ceux des lendemains enchantés. Pourtant, si l’on peut tuer les témoins de l’Esprit, on ne peut pas tuer l’Esprit dont ils sont porteurs. Il est même connu que le sang des héros de Dieu en suscite toujours plus, que s’organisent les résistances, et que toute doctrine spirituelle trouve un regain de vigueur dans les caves du supplice, dans les catacombes du silence. Ce qui fut vrai pour les premiers chrétiens livrés, sous Néron, aux bêtes et aux torches, l’est encore aujourd’hui pour les chrétiens d’un Orient où le soleil se lève en cachette ; mais cela l’est aussi pour les hassidim traînés aux crématoires, comme pour les Tibétains massacrés dans Lhassa, et d’une façon très générale, pour tous les peuples qui, fuyant sous le vent hurleur des épouvantes du Kali-yuga, serrent encore contre eux la parole du salut, la syllabe d’éternité. Tous les coups frappent les connaissants, aucun la Connaissance. Si l’on s’étonne de l’acharnement et de la longueur des tourments, c’est que, même défigurée, la Connaissance pardonne toujours à l’ignorance, et c’est ce que l’ignorance ne lui pardonne pas.
La destruction du christianisme par l’extérieur serait encore peu, si elle ne se doublait d’une destruction par l’intérieur. Consciemment ou non, clercs et laïcs y contribuent. Démagogie, tiédeur, minimalisme, désacralisation, altération des Écritures sous prétexte d’adaptation à l’esprit du temps créent des conditions adéquates pour ce genre de démolition. Ambiguïtés, incertitudes savamment entretenues troublent juste ce qu’il faut l’âme des fidèles : tantôt telle origine animale de l’humanité viendra démentir « scientifiquement » le récit de la Genèse ; tantôt, l’existence supputée d’autres hommes dans d’autres régions de l’univers relativisera l’Incarnation. Sont mis en doute successivement le ministère sacerdotal, la valeur des sacrements, les dogmes trinitaire et christologique, la présence réelle dans l’Eucharistie. La religion se fait le plus discret des humanismes possibles, se montre reconnaissante à l’égard des instances temporelles de bien vouloir lui accorder l’hospitalité, en prenant fait et cause pour leurs points de vue. De vagues considérations d’ordre moral, social, sentimental alimentent le fond ordinaire des sermons, ne réussissant qu’à éloigner davantage de l’Eglise ceux qui ont des exigences et des aspirations d’un ordre un peu supérieur. Même la mentalité se trouve pervertie la certitude est présentée comme un besoin suspect de sécurité, le doute salué comme critère de sincérité. Par derrière des tentatives d’œcuménisme qui trop souvent voudraient concilier les inconciliables, la maison continue de se diviser contre elle-même : chez les conservateurs, un entêtement obsessionnel à garder des valeurs qui ne s’accordent plus forcément avec les besoins de l’époque, une fermeture crispée à toute adaptation et à la validité des autres religions qu’on s’obstine à ignorer, la conviction que tout ce qui n’est pas intégrisme est paganisme sulfureux ; chez les progressistes, épris de concessions, la rupture avec les principes mêmes sur lesquels repose la religion qu’ils bradent en prétendant la renouveler ou la ramener au dépouillement de ses débuts (en réalité, à l’indigence qui règne dès que l’Esprit s’est retiré).
Une fois perdues ou reniées les sources de son ésotérisme, l’Eglise s’est peu à peu trouvée dans l’impossibilité de répondre d’une façon complète et satisfaisante aux questions essentielles qui lui étaient posées : après avoir elle-même oublié la « connaissance », elle n’a plus pu que renvoyer les fidèles à la « foi » ; ce qui a eu une double conséquence : ceux qui refusaient l’attitude mystique, « bhaktique », de la « foi » — la pistis — sans être pour autant capables d’atteindre à la « connaissance », au jnana — la gnôsis —, ont organisé la lutte contre un spirituel défaillant, à leurs yeux charlatanesque, demandant de croire sans preuves ; quant aux croyants, privés des arguments décisifs, ils se sont laissé gagner d’autant par les limitations du libre examen et de la raison discursive, se sont retranchés dans des dogmes, satisfaits de domaines toujours plus extérieurs à la religion, voire étrangers à ses compétences. Or, situer le sens profond d’une religion à l’extérieur, c’est se situer soi-même à l’extérieur de cette religion ; n’épouser plus que son temps, c’est divorcer d’avec L’éternité [5]. Au reste, par-delà erreurs et tâtonnements dus à l’affaiblissement doctrinal, on ne doit pas exclure l’influence active et occulte de certains groupes de pression, dont l’intérêt est l’éradication pure et simple du christianisme, pour ne pas dire de la chose spirituelle elle-même [6].
Alors que le christianisme insiste sur la notion de « personne humaine », à l’heure où la psychologie confirme l’unicité de chaque individu et la nécessité thérapeutique de se raconter dans les moindres détails, la confession se trouve de plus en plus bâclée, devient même collective. La Cène apparaît « repas fraternel » à l’occasion d’un « rassemblement populaire », alors qu’elle est un repas rituel et sacré : l’Eucharistie est « action de grâces » qui rend les chrétiens participants des trois Personnes de la Trinité, elle est « hiérogamie », Sacrement de l’union du Christ et de ses fidèles, réunis en Corps mystique. La perte du sens d’un mystère transcendant réduit souvent la messe à une simple « réunion » où la parole remplace le chant, où la musique, vaguement imitatrice des transes africaines, se fait plus chthonienne que célestielle ; le tout dans un décor abstrait, (les vitraux surtout) véritable non-sens dans la religion où l’« abstrait » s’est précisément fait « concret » par l’Incarnation [7]. Plus grave est la célébration liturgique face au peuple, durant laquelle, dans toute église traditionnellement tournée vers l’Orient, le prêtre tourne le dos à l’Orient. Il ne faut pas avoir un sens développé du symbolisme spatial pour en conclure que le célébrant salue ainsi le soleil couchant, attitude pour le moins insolite, qui rejoint celle — le sait-on ? — de l’officiant des messes noires. Les Pères de l’Église ont pourtant rappelé qu’on se tourne vers l’Occident pour chasser Satan et ses pompes, vers l’Orient, pour baptiser au nom du Christ et invoquer l’Esprit pour la sanctification des oblats. La messe face au peuple ressemble beaucoup plus à quelque démonstration de chimie expérimentale qui profane le mystère, infantilise les membres du « sacerdoce royal ». Il serait bon, devant tant d’improvisations liturgiques, de se souvenir que l’arrangement des rites sacrés, destinés à faire de l’Église le ciel terrestre, n’a jamais été laissé à l’initiative des fantaisies subjectives, mais procède de révélations successives faites à des êtres privilégiés, aux « Pneumatophores » directement issus de la race des Apôtres. N’importe qui n’est pas saint Sérapion, saint Grégoire l’Illuminateur, saint Jean Chrysostome ou saint Basile le Grand… Il n’existe pas davantage de « messe pour notre temps » : la divine Liturgie n’appartient pas au temps humain, elle nous en délivre, au contraire, pour nous faire accéder par avance à l’Aïôn d’au-delà les temps. Enfin, pour peu qu’on sache que la raison profonde des pratiques religieuses et des rites — supports d’influences spirituelles, actualisation des réalités divines — est de favoriser la purification des éléments corporels, mentaux et psychiques, on voit comme il peut être grave de les négliger ou de les éluder : ils sont autant de garde-fous au long de la « voie purgative » ; les remettre en question n’est toujours que vouloir retarder l’heure d’un total engagement.
Il y aurait long à dire aussi sur la tentation socialiste du christianisme contemporain. Certes, la situation économique de certains milieux et de nombreux pays sous-développés appellent, justifient une intervention de l’Eglise, au nom de la justice et de la charité. Comme l’écrivait déjà Thomas d’Aquin, que l’on ne peut accuser de progressisme, « il existe un minimum de biens dont l’usage est requis pour l’exercice de la vertu » [8]. En outre, il y a bien dans le christianisme quelque chose de « social » : on y insiste visiblement sur l’aide au prochain, au malade, au déshérité; sur la notion de « partage » plus encore que de « don » [9]. On rappelle la parole du fondateur : « Ce que vous ferez aux plus petits d’entre ceux-ci, c’est à moi que vous le ferez. » (Marc, IX, 37 ; Luc, IX, 48). La pauvreté est condition préalable pour passer par le « chas de l’aiguille » (c’est-à-dire la porte du Paradis). Il est souvent rappelé aussi que le seul propriétaire des biens est Dieu, l’homme n’étant que le gérant d’une terre qui ne lui appartient pas… Cependant, un tel « socialisme », si « socialisme » il y a, ne doit rien à Proudhon, Marx ou Engels ; il est probablement d’origine bouddhiste, et a inspiré le christianisme dès le début, à travers l’Asie Mineure. Il n’est, d’autre part, pas possible de réduire le message du Christ à un simple « socialisme » teinté de religiosité, non plus que de renverser l’ordre des préceptes d’amour : l’amour du prochain n’a pas à passer avant l’amour de Dieu. Faire seulement du social n’exige nullement que l’on soit chrétien : il suffit d’être socialiste [10]. A vrai dire, il ne semble pas qu’une interprétation politico-sociale de l’Évangile soit défendable, si l’on admet que celui-ci se veut essentiellement manuel de vie intérieure. L’absence de toute directive politique dans l’Évangile est même une sorte d’avertissement implicite contre les divisions créées par les passions politiques [11]. Vouloir mêler le politique et le religieux, c’est une fois de plus travailler à la confusion des dharma. Nous ne pouvons aimer seulement les hommes et oublier la priorité divine sans frustrer à la fois les hommes, Dieu et nous-mêmes. Mais l’aveuglement ultime sera celui qui consiste à prendre l’annonce de la Cité idéale (et en l’occurrence idéologique) pour celle de la Jérusalem Céleste, dont elle est l’exact opposé : parce que le Prince de ce monde est capable de « séduire les élus eux-mêmes », les chrétiens en sont encore à croire que la technologie et la socialisation sont les signes irréfutables d’une nouvelle effusion de l’Esprit [12]. Faut-il rappeler que le Christ constate l’impossibilité de servir deux maîtres à la fois (Matthieu, VI, 24) et que son Royaume n’est pas de ce monde (Jean, XVIII, 36) ; que « le Royaume des Cieux est au-dedans de vous » (Luc, XVII, 21) et que le constructeur de la vraie Jérusalem est non point l’homme, mais Dieu (Epître aux Hébreux, XI, 10) ?…
Tout cela n’aboutit pas, seulement à l’effondrement de la religion (que parviennent à freiner comme miraculeusement d’heureuses initiatives d’entraide, de secours, et l’invisible influence des orants anonymes dans les cavernes des derniers déserts ou dans la maison voisine, au cœur même de la cité), mais à l’établissement d’une religion à rebours, celle de l’Homme. Déjà, au niveau doctrinal, on peut s’étonner de certaines omissions faites dans le « fonds obligatoire » des nouveaux catéchismes [13]. Le résultat de tels adoucissements est l’humanisation à outrance du Divin et l’évacuation de la Transcendance. La disparition du surnaturel enlève toute dimension verticale à l’existence, ne légitime en rien le maintien de la religion, dont le but est précisément de relier la terre au ciel, l’homme à Dieu… Cette situation ne fait que refléter les tendances générales de la théologie de l’« Age fonctionnel », lequel, selon Robertson, succède à l’« Age mythique » et à l’« Age ontologique » (Est-on tellement éloigné des trois Ages d’Auguste Comte ?). Tandis que Bultmann entreprend de « démythifier » l’Evangile, que Bonhoeffer préconise un « christianisme sans religion », l’on voit le « Fils de Dieu » le céder peu à peu au « Fils de l’Homme », la théologie se faire anthropologie. Le Christ tend de plus en plus à n’être qu’une sorte de grand homme, un bienfaiteur de l’humanité épris d’égalité et de justice démocratiques, mais dénué de tout pouvoir divin qui, de quelque manière, puisse le faire ressembler à quelque chose de supérieur. Or, on peut admirer un grand homme, on ne l’adore pas en esprit et en vérité, et on ne lui rend aucun culte. C’est ainsi que la liturgie se trouve de plus en plus relativisée, en attendant de ne plus trouver aucune justification ; que, la divinité du Christ toujours plus éludée, on parvient inéluctablement à proclamer sa mort, puis celle de Dieu en son Fils sur la croix, et en toute logique, la mort finale du christianisme. Après Hegel, Feuerbach et Nietzsche, la « nouvelle théologie » assure la liquidation pure et simple de cette religion.
La « mort de Dieu » a pour corrélatif la « divinisation » de l’homme, qui n’est que la contrefaçon de sa « déification » dans l’Esprit-Saint. Il s’agit bel et bien d’une substitution de l’humanité à la divinité, une humanité qui se prend elle-même pour objet de sa propre adoration, et où l’Homme, pour reprendre l’expression de Protagoras, est devenu la « mesure de toutes choses ». Tel un second Créateur, il repense et refait le monde ; s’enivrant de sa puissance, il s’applique à lui-même les paroles du Christ « Voici que je fais toutes choses nouvelles » (Apocalypse, XXI, p. 5). L’animal raisonnable s’auto-divinise et s’absolutise dans un logos qui n’est plus le Verbe, mais la seule raison raisonnante ; son envol vers la Lune est pris pour l’Ascension de l’humanité. La « sainte Matière » nie Dieu en tant que « Moteur immobile » qui meut l’univers ; la « sainte Evolution » fait que Dieu se trouve lui-même entraîné par le « cyclone » montant de la Matière : il est un Dieu « cosmogénèse », captif de l’Existence et du Devenir qu’il a créés [14].
Cependant, les faux Absolus finissent toujours par révéler leur véritable identité et s’effondrent dans la poussière de la Négativité intégrale. Après la mort de la Grande Mère, celle du Père et celle de Jésus-Christ lui-même (dépouillé même de ses majuscules !), c’est, derrière son triomphe, à la mort de l’Homme que l’on assiste finalement. Dans l’Age où l’inversion fait loi, seule une contre-religion peut passer pour religion. Elle peut apparemment continuer de célébrer Dieu : c’est l’Homme qu’elle exalte en réalité ; elle peut évoquer le sacré : ce sacré est le profane qui se fait passer pour son contraire ; elle peut annoncer l’avènement des temps messianiques ces temps sont en réalité non point l’aube du lendemain, mais le crépuscule de l’aujourd’hui. C’est à elle que s’applique ce qui est dit de l’« autre Bête » : « Elle avait deux cornes pareilles à celles de l’agneau, mais elle parlait comme un dragon » (Apocalypse, XIII, 11).
Jean Biès est l’auteur de nombreux ouvrages traitant de spiritualité. En voici quelques-uns : « Mont Athos » et « L’Inde ici et maintenant » (Dervy Livres) ; « J’ai dialogué avec les chercheurs de vérité » (Retz) ; « Connaissance de l’Amour » et « Les pourpres de l’Esprit » (Editions de la Revue moderne) ; « Passeports pour les temps nouveaux » (Dervy Livres) etc.
[1] Déjà les anciens textes de l’Inde mentionnent la ruine de la religion comme preuve majeure du Kali-yuga. Le Vishnu–purâna VI, 1, fait allusion à l’aggiornamento : « Une simple ablution sera regardée comme une purification suffisante. » Et encore : « Les hommes de toutes les castes s’imagineront présomptueusement être les égaux des brahmanes. Ils diront : « De quelle autorité sont les Vêda ?… » Thème repris par le Bhagavata- purâna, XII, 24, suiv. : « Dans l’Age Kali, les hommes ont la vue courte, (comprendre : l’intelligence métaphysique bornée), les Vêda sont corrompus par les hérétiques… Lui (Ashyuta, le maître des trois mondes), plus personne ne l’honore… »
[2] Selon des sondages effectués auprès de la jeunesse, la santé et l’argent, passent bien avant l’amour, l’amitié et la foi.
[3] Parmi de multiples témoignages, citons au moins celui d’Alexandre Soljenitsyne, consacré à l’Archipel du Goulag. — On pourrait mettre en exergue à une histoire des Églises souterraines ce vers d’Ovide : Quodque licet tacito venerantur murmure numen : « Tout ce qu’ils peuvent faire, c’est de murmurer à voix basse leurs prières à la divinité » (Métamorphoses, VI, v. 202).
[4] On ne peut s’empêcher de songer à cet apophtegme étonnamment relatif à notre époque : « Un temps vient où les hommes seront fous, et lorsqu’ils rencontreront quelqu’un qui ne l’est pas, ils lui diront : « Tu as perdu le sens ! » Et cela, parce qu’il ne leur ressemblera pas. » (Apophtegmes des Pères du Désert, Abba Antoine, 25). — A quoi fait écho, sous d’autres cieux, le Maharshi : « Parce que le monde est fou, il vous croit fou » (Enseignement, 545).
[5] Marcel de Corte écrit dans Essai sur la fin d’une civilisation : « Lier le sort et l’action du christianisme à l’avenir d’une civilisation qui est en train de mourir, nous paraît être la plus grave erreur que puisse commettre le chrétien. » Après avoir montré qu’il est grand temps que les chrétiens d’aujourd’hui se débarrassent de l’obsession du collectif et du politique divinisés, l’auteur ajoute : « On imagine volontiers ce que serait devenu le christianisme s’il avait suivi la courbe de la civilisation romaine décadente. »
[6] C’est ici l’occasion de se souvenir des « loups rapaces », déguisés en agneaux pour entrer dans la bergerie (Matthieu, VII, 15).
[7] Autant l’art abstrait se justifie dans l’Islam où Dieu ne peut être représenté, sinon à travers l’irisation géométrique d’une multiplicité encore proche du Principe, autant il n’a aucune raison d’être dans la religion où « Dieu s’est fait visage ».
[8] A quoi fait écho la parole de Râmakrishna : « La religion n’est pas pour les ventres vides. »
[9] Les Pères de l’Eglise citent l’exemple de Zachée, qui donne la moitié de ses biens aux pauvres (Luc, XIX, 9). — En termes modernes, cela peut équivaloir, par exemple, à la création d’un fonds mondial alimenté par des prélèvements sur « les dépenses ostentatoires, les gaspillages et la course aux armements », pour reprendre les termes de l’Encyclique de Paul VI, Populorum progressio.
[10] Peut-être serait-il à la rigueur possible d’appliquer ici la doctrine hindoue des darshana et d’admettre une pluralité d’interprétations de l’Evangile. Si celui-ci s’adresse à tous les hommes, on peut supposer l’existence d’une lecture shûdra de ce texte. Dans cette perspective, le Christ serait bien le « grand prolétaire de Nazareth », inspirateur de la Révolution française, chef de tous les révoltés et damnés de la terre ; « tendre l’autre joue » ne serait plus faire acte de non-violence, mais acte d’opposition et de provocation ; « chasser les marchands du temple » serait déclarer la guerre au capitalisme. Seulement, une telle interprétation réduit l’Evangile à son sens le plus littéral et le plus superficiel, donc à celui qui a le moins de chances d’être proche du foyer central de la Vérité. En outre, elle est de parti-pris et sollicite forcément le texte. Enfin, et surtout, elle n’a pas à interdire aux autres significations d’exister.
[11] On peut en dire de même des autres textes traditionnels. Shrî Aurobindo considère, par exemple, que la Bhagavad-Gîtâ ne prêche pas l’évangile de l’action humaine, l’idéal du devoir social. L’action qu’elle enseigne est l’action divine, impersonnellement accomplie par les meilleurs des hommes, pour l’amour du monde et en sacrifice à celui qui se tient derrière l’homme et la Nature (Le Yoga de la Bhagavad-Gîtâ).
[12] Il n’est pas de plus néfaste confusion. L’Esprit, certes, reviendra dans le monde, et telle est bien la signification de la Jérusalem céleste, (ou du Satya-yuga) ; mais le nouveau cycle partira sur de tout autres données que celles qui sont en vogue aujourd’hui, dont la meilleure part peut améliorer le sort matériel de l’homme, mais reste remarquablement incapable de la nouvelle Jérusalem, — car cela n’est pas de son « ordre », comme dirait Pascal.
[13] Par exemple, on estompe ou l’on passe sous silence le péché d’origine, les deux natures du Christ, la Vierge Marie en tant que Mère de Dieu, les miracles du Christ, la Résurrection, les fins dernières, etc.
[14] Le « cyclone conique » de la « masse de conscience » cher à Teilhard de Chardin, masse de plus en plus complexe au long des millénaires montant vers l’Oméga, n’est que la caricature de la continuité qui, dans la cosmologie traditionnelle, descend de l’Esprit à travers les états de l’Être. De même, l’altruité que l’auteur du Phénomène humain attribue à l’Oméga — lequel ne dépasse pas le domaine de l’existence déterminée par le nombre et la forme et n’a donc aucune transcendance réelle — est la caricature de la véritable discontinuité séparant ce monde-ci de l’au-delà.