Joël Thomas
La Croix : Quatre directions pour exalter le centre

[…] la croix est loin d’être l’apanage du christia­nisme : partout dans le monde, et depuis fort longtemps, la croix est associée à ce que l’on s’accorde à considérer comme trois autres symboles fondamentaux, le cercle, le carré et le centre ; elle intègre leurs valeurs et les inscrit dans une dynamique de l’évolution ontologi­que ; c’est donc avant tout un symbole énergéti­que, d’une « charge » et d’une richesse peu communes, puisque les civilisations et les mouvements spirituels les plus divers peuvent se reconnaître en lui ; il prend alors, dans chaque situation, une coloration particulière, mais sa valeur fondamentale est inchangée, et on ne sera pas étonné de le retrouver, dans la cosmo­logie des Bantou, associé au symbolisme de la spirale…

(Revue 3e Millénaire. Ancienne série. No 12. Janvier-Février 1984)

Le symbole de la croix a un double visage : à la fois universel (on en trouve des représentations partout dans le monde) et très marqué par l’importance toute particulière qu’il prend dans le contexte du christianisme. Il n’est donc pas, pour nous occidentaux, héritiers – consentants ou non – de vingt siècles de tradition chrétienne, un symbole tout à fait « comme les autres » et, pour fonder cette étude dans toute sa rigueur, nous sommes conduit à poser quelques prémisses méthodologiques. Nous ne pensons pas qu’il soit compatible avec une attitude scientifique de privilégier la symbolique chrétienne, même si nos sociétés euro­péennes lui reconnaissent, consciemment ou inconsciemment, une place particulière. Mais, pour échapper à cette tentation, il serait tout aussi peu souhaitable de dresser un catalogue inexpressif ; car, sous couvert d’objectivité, on ne tiendrait pas compte de l’approche privilé­giée que le christianisme a pu avoir du symbolisme de la croix, et ce serait une attitude peu heuristique, par rapport à l’intelligence du symbole. La réponse et le juste équilibre sont, pensons-nous, dans une approche plus synopti­que, qui permette aux différents visages du symbole de s’éclairer et de se vivifier mutuelle­ment. Les progrès de l’anthropologie la rendent possible : comparatiste, mais se défiant de toute tentative syncrétiste, et soucieuse de ne pas rapprocher superficiellement des éléments fon­damentalement hétérogènes, elle se fonde sur une structure ontologique soigneusement défi­nie, de façon à découvrir ce qui, dans leur essence, associe des phénomènes différents dans leurs manifestations particulières ; elle seule, pensons-nous, peut trouver, dans l’économie générale du symbole, l’harmonie entre son visage dominant et ses visages particu­liers ; alors, nous verrons que, par delà le temps et l’espace, les aspects multiples de ce riche et beau symbole ne sont pas fondamentalement différents, et qu’ils s’inscrivent tous dans une dynamique et une énergétique ; mais qu’il est aussi exact que, parmi eux, c’est le christia­nisme qui nous propose la lecture la plus complète et la plus intégrante, et que nous devons donc en tenir compte.

Parmi les premières croix symboliques dont la littérature ou l’iconographie nous donnent des images, il en est beaucoup qui sont asso­ciées à un souci de s’orienter, de se stabiliser. On sait que c’est une des préoccupations les plus urgentes de l’homme primitif, dès l’instant où il tente d’analyser et de structurer sa relation au monde. Pour exorciser une angoisse fonda­mentale, il éprouve le besoin de se situer par rapport à des points de repère : les quatre points cardinaux, déterminant un axe « polaire » nord-sud, coupant à angle droit un axe « solaire » est-ouest ; c’est la croix qui est à la base de tous les plans de villes romaines par l’intersection du decumanus est-ouest et du cardo Nord-Sud ; c’est aussi le sens que lui donne Platon quand il nous parle du khi (?) formé par l’intersection du cercle de l’équateur et de celui de l’écliptique. Le symbole connexe est alors le carré (associé au 4, nombre symbo­lique de la matière) ; la croix constitue ses diagonales, et s’inscrit tout naturellement dans cette forme géométrique qui l’ancre et l’immo­bilise.

Quant au Christ, cloué sur sa croix aux yeux d’un incroyant, il est, même pour un croyant, écartelé aux quatre coins du monde (représenté implicitement à travers les quatre branches de la croix) 1.

Le symbole du centre : la croix, structure à cinq éléments

Mais l’apôtre Pierre le soulignait déjà lors de sa propre crucifixion : « Vous qui espérez dans le Christ, une croix ne peut pas être pour vous ce qu’elle paraît être » (Actes de Pierre, chap. 38). À travers cette incitation à l’approfondisse­ment, à la découverte d’un visage essentiel derrière le masque des apparences, nous pou­vons remarquer, avant de considérer la situa­tion par rapport à une eschatologie, et d’un strict point de vue symbolique, que la descrip­tion de la croix reste incomplète tant que nous n’avons pas intégré un cinquième élément, dont nous verrons l’importance toute particulière : le centre, le point d’intersection des branches de la croix. C’est lui qui donne sa véritable dimension à notre figure, en l’inscrivant, comme nous allons le voir, à la fois dans une dynamique et dans un mouvement dialectique.

C’est dans la tradition chinoise que le pro­blème nous semble avoir été le mieux posé 2. Le centre marque alors une rupture de niveau ontologique. Il est en même temps le seul point stable, si nous inscrivons la croix non plus dans un carré, mais dans un cercle 3 : la circonfé­rence est le monde de la Création ; le centre est le Verbe, l’Émanation originelle, le « moteur immobile » ; la circonférence est animée d’un perpétuel mouvement, que l’on peut même assimiler à un tourbillon, tant que cette énergie en constante mutation n’est pas ramenée vers le centre par un mouvement évolutif : d’où, dans toutes les traditions, les images de la roue comme symbole de renouvellement et d’inces­sante circulation, et, chez les chrétiens, cette devise très explicite des chartreux : « stat crux dum volvitur orbis », « la croix est immobile, et le monde tourne autour ». Quant aux branches de la croix, elles deviennent alors des rayons animés d’un double mouvement, et les vecteurs d’une dynamique qui conjugue à chaque instant des forces d’expansion, correspondant au processus de création, et des forces partant de ce monde créé et tendant à le faire retourner vers ce centre dont il est issu. La croix explicite alors le mystère du Centre : elle est à la fois diffusion et rassemblement.

Il est une autre figure apparentée à la croix qui nous aide à comprendre ce symbolisme, car elle transcrit, elle aussi, la diffusion de l’énergie cosmique d’un centre « immobile » à une cir­conférence en perpétuel mouvement : c’est le vieux symbole hindou de la svastika, à ceci près que « la rotation autour du centre fixe, au lieu d’être représentée par le tracé de la circonférence, est seulement indiquée… par les lignes ajoutées aux extrémités des branches de la croix » 4.

Le centre joue alors, par rapport aux quatre rayons de la croix, le même rôle que l’éther par rapport aux quatre éléments, en alchimie : celui de la quintessence (quinta essentia), parfois représentée, dans l’iconographie alchimique, par une étoile à cinq branches, ou une fleur à cinq pétales située au centre de la croix des éléments.

La croix tridimensionnelle : le sénaire / septénaire

Toutefois, ce « centre » reste, en lui-même, mal défini, dans la mesure où il indique une rupture, le passage de l’horizontalité à la verticalité, mais sous une forme mystérieuse, et même prêtant à ambiguïté. Il est beaucoup plus explicite de le représenter non comme un point (symbole inadéquat, puisque inscrit dans l’espace, alors que le « point » principiel dont nous parlons n’est pas soumis à l’espace, dans la mesure où c’est lui qui l’engendre), mais comme un axe qui transcende verticalement les différents plans de la création représentés, eux, horizontalement (l’horizontalité traduisant alors la multiplicité des expériences possibles et le foisonnement de la vie).

La croix acquiert alors la plénitude de sa valeur symbolique : elle s’inscrit dans trois dimensions de l’espace, et s’ouvre ainsi sur le monde de la transcendance, représenté sous une forme plus explicite et plus complète que par le « centre » ; en même temps, elle devient une figure à six pôles, qui est en fait un septénaire si l’on intègre le centre, qui se charge alors de ce que nous croyons être sa véritable signification (sur laquelle nous reviendrons). L’axe vertical est, métaphysiquement parlant, l’axis mundi, et, sur un plan ontologique, le symbole de notre « verticalité », c’est-à-dire de notre possibilité d’accéder à d’autres niveaux d’être. Cet axe est lui-même polarisé (haut vs bas) ; être au centre, c’est donc être à l’intersec­tion du plan « horizontal » et du plan « verti­cal », dans un espace et un temps absolu, qui permettent de connaître tous les états de l’être, dans ce que nous appellerons une « illumina­tion » :

croix2

Ainsi, le symbolisme de la croix permet de comprendre le mouvement dialectique qui intègre la relation au monde « horizontal » et l’intériorise dans une « verticalité » ; comme le dit le mystérieux et éblouissant initiateur des Dialogues avec l’Ange 5 : « Ne pas élever ! Ni entraîner vers le bas – Mais relier ! »

On remarquera que cette structure sénai­re/septénaire trouve un écho dans d’autres situations symboliques où elle transcrit le même rapport fondamental, dans un autre contexte :

  • dans l’Ancien Testament, la Création est accomplie en six jours, et le septième, celui du « repos », marque en fait le centre, à partir duquel s’élabora et en lequel s’achève le monde créé (on pense à la parole du Christ : « Je suis l’Alpha et l’Oméga »), lui-même « décrit » à travers le symbole du six, caractérisant la création-émanation ;

  • de même, dans les sept couleurs de l’arc-en-ciel, le blanc, symbole de l’Absolu, est en fait la « récapitulation » des six autres.

De plus, le schéma ci-dessus fait ressortir que les six directions partent du centre en s’oppo­sant deux à deux (fait qui est souligné par ailleurs par l’ambivalence de tous les grands symboles, connotés de façons opposées : feu créateur vs feu dévastateur, etc.), et y revien­nent en se neutralisant deux à deux dans le mouvement de retour. On trouve des traces de cet enseignement, entre autres, dans les Actes de Pierre : « Si vous ne rendez pas la droite semblable à la gauche et la gauche semblable à la droite, et ce qui est en haut semblable à ce qui est en bas, et ce qui est derrière comme ce qui est devant, vous ne connaîtrez pas le royaume du ciel » (chap. 38). Cette croix, perçue comme symbole de l’union des contraires, nous rappelle que, dans la tradition mythique des anciens Mexicains, les quatre directions de l’espace sont regroupées autour du centre, perçu comme lieu de synthèse 6 ; en ce centre s’enracine un arbre dont le symbolisme « vertical » ne fait aucun doute, et donne à l’ensemble de la figure sa troisième dimension (cf. infra nos remarques sur l’arbre perçu comme axis mundi).

René Guénon précise de façon très intéres­sante le sens ontologique de ce symbole de la croix à six branches en le rapprochant des trois guna de l’Inde : le plan sattvique serait alors projection vers le « haut », élan pour retrouver la conformité à l’essence pure de l’être ; le plan tamasique serait attraction vers le « bas » et la pesanteur des forces régressives, des pulsions, d’une zone de l’inconscient qu’il importe d’explorer, de canaliser et de transmuter ; quant au plan rajasique, caractérisant la force expansive de l’être, il serait représenté par tout le niveau « horizontal », celui de l’action de l’homme dans et sur le monde, à travers lamultiplicité de ses expériences ; cela peut se représenter ainsi :

croix3

Le centre devient alors le lieu où s’opère la transmutation, par le biais de ces courants d’énergie, de tamas en rajas, puis de rajas en sattva, en même temps que l’union de Purusha et de Prakriti chez l’« éveillé ».

Nous retrouvons les perspectives ébauchées par René Guénon appliquées de façon très intéressante à une multiplicité de situations, car définissant une énergétique, dans la « structure absolue » de Raymond Abellio (qui insiste sur ce que rien de fondamental ne saurait être décrit, ontologiquement ou métaphysiquement, en termes de ternaire, mais en termes de sénaire/septénaire), et dans l’approche qu’Y.­ A. Dauge nous propose de la démarche héroï­que dans l’Enéide 7.

Dans le monde chrétien, on trouve, très précisément, cette croix à six branches et à trois dimensions sur les clochers des églises d’Orient. Mais on peut aussi relever que c’est un des sens dont se charge le symbole du chrisme, à condition de remarquer que sa représentation en surface plane n’est qu’une apparence, et qu’elle transcrit en fait une structure tridimen­sionnelle 8.

Les textes ne manquent pas, chez les Pères de l’Église, qui définissent très clairement la néces­sité à la fois de cette tridimensionnalité et de cette complémentarité, pour décrire correcte­ment le symbolisme des énergies mises en jeu, et donc permettre à l’homme sa rédemption. Paul souhaite aux Éphésiens d’être habités par l’amour du Christ, « de sorte que… vous deve­niez capables de comprendre avec tous les saints quelle est la largeur et la longueur, la profondeur et la hauteur, et de connaître l’amour du Christ qui surpasse toute connais­sance » (Eph. III, 18-19) ; lors de la crucifixion de Pierre, on lui attribue ces mots, tout aussi révélateurs : « Le Verbe est cet arbre dressé sur lequel je suis crucifié ; mais sa résonance est la poutre transversale, la nature de l’homme ; et le clou qui fixe au centre la poutre transversale au bois vertical est le point du retour et de la conversion de l’homme. » (Actes de Pierre, chap: 38) ; et le logion 22 de l’Évangile selon Thomas nous dit : « Lorsque vous ferez de deux un, et que vous ferez l’intérieur comme l’exté­rieur, et l’extérieur comme l’intérieur, et cequi est en haut comme ce qui est en bas, et lorsque vous ferez, le mâle avec la femme, une seule chose, en sorte que le mâle ne soit pas mâle et que la femme ne soit pas femme…, alors vous entrerez dans le Royaume. » (trad. H. C. Puech, Gallimard, 1978).

Dans l’iconographie, où il n’est guère facile de faire apparaître cette tridimensionnalité du symbolisme de la croix (cf. toutefois le remar­quable essai de Salvador Dali avec son Christ de St Jean de la Croix, projeté en plein ciel, et dominant le monde des branches de la croix), c’est la branche verticale qui symbolise la transcendance ; quant à la branche horizontale, elle est symbole de la « pesanteur » et en même temps de la richesse de l’incarnation. C’est aussi le message donné dans les Dialogues avec l’Ange : « Croix ! deux forces. Voici la voie : (geste vertical du bas vers le haut). Voici la résistance : (geste indiquant la direction horizontale). » (p. 148)

« Le chemin passe par l’intérieur »

Les travaux de René Guénon et de Raymond Abellio nous aident donc, croyons-nous, à mieux comprendre, en profondeur, le symbo­lisme de la croix, et en particulier celui qui est attaché à son centre : ce centre est lieu d’illumi­nation et de réalisation ontologique, où se concilient, se résolvent et se transmutent les oppositions manifestées dans le monde « hori­zontal ». En ceci, nous retrouvons le message spirituel du taoïsme et celui de la Bhagavad Gîtâ puisque « le sage parfait, selon la doctrine taoïste, est celui qui est parvenu au point central, et qui y demeure en union indissoluble avec le Principe, participant de son immutabi­lité, et imitant son « activité non agissante » [wei wou-wei] » 9. Dans la Bhagavad Gîtâ, la « paix » résidant au point central représente la vraie façon d’agir ; le champ de bataille est le domaine de l’action (notre plan « horizontal ») : le tout est d’agir en sachant ce que signifie cette action (en faisant coïncider plan « horizontal » et « vertical ») : alors, on est vraiment « libre ».

L’homme est donc le lieu d’une rencontre et d’une médiation. Ceci, nous le trouvons particulièrement bien mis en évidence dans le christianisme : le Christ montre à l’homme la Voie, en l’invitant à retourner en son Centre, c’est-à-dire en intériorisant l’énergie spirituelle qu’il a développée dans sa relation au monde. Comme le dit en des termes splendides Angelus Silesius, « La croix du Golgotha ne peut te délivrer du mal, si elle n’est pas dressée aussi en toi » (I, 62). Même densité dans ce beau logion de l’Évangile selon Thomas : « S’ils vous demandent : quel est le signe de votre Père qui est en vous ? dites-leur : c’est un mouvement et un repos. » (log. 50) ; tout y est : le processus d’intériorisation, l’union des dynamiques pola­risées de façon complémentaire, et le « repos » du centre (« stat crux dum volvitur orbis »).

Nous pensons alors pouvoir, sans les défor­mer, expliciter les structures ontologiques du christianisme en les rapprochant de ce que René Guénon appelle la Grande Triade : le Ciel, la Terre, et l’homme, compris alors comme « véritable », c’est-à-dire médiateur entre Ciel et Terre, laissant circuler en lui et « alchimisant » les Énergies divines. Cet homme « complet » est donc aussi bien celui qui doit être racheté que le rédempteur ; il trouve alors dans la Croix l’expression de sa foncière iden­tité structurelle avec le cosmos, à travers l’épreuve comme à travers la victoire, car « le Royaume est à l’intérieur de vous comme il est à l’extérieur de vous » (Év. selon Thomas, log. 3), et la croix est donc à la fois le signe de l’univers, le signe de l’homme, et le signe de Dieu présent et agissant en eux deux 10. Le Christ torturé épousant la forme de la croix s’identifie à la condition humaine, qui est en quelque sorte constamment crucifiée dans son incarnation : c’était déjà ce que nous enseignait, de façon purement négative cette fois, le mythe grec d’Ixion attaché à une roue solaire et crucifié aux quatre rayons. Mais le Christ est là aussi pour nous rappeler que « l’homme passe infiniment l’homme », et que cette croix de souffrance est aussi une croix de gloire 11, dans la mesure même où elle est assumée : « Si quelqu’un veut venir à ma suite, qu’il se renie lui-même, qu’il se charge de sa croix, et qu’il me suive » (Marc, 8, 34). Il nous a alors été délivré, sous forme symbolique, l’essentiel de ce très beau symbole de la croix : nous devons être dans le monde, agir pour le transformer, avoir une action positive, mais en sachant nous relier à cet axe, qui est seul capable de rendre notre action signifiante. Le monde est donc lieu de souffrance, mais aussi de victoire ; c’est par lui que nous nous faisons, en faisant le monde, autant qu’il est en notre pouvoir. Le moteur de la dynamique qui régit cette action, c’est l’amour universel et créateur, qui permet à l’homme d’être à la fois le rédempteur et celui qui doit être racheté. On mesure alors mieux la portée symbolique, en apparence ambiguë, en fait extraordinairement riche, de cette image du Christ sur la croix : crucifié, il est écartelé sur le monde ; et en même temps, il lui ouvre les bras, dans un geste d’amour.

On retrouve ce souci de relier l’homme et la croix cosmique à travers de nombreux textes, qui soulignent que l’homme lui-même est à l’image de cette croix (cf. Maxime de Turin : « La voûte céleste elle-même n’est-elle pas en forme de croix ? Et l’homme qui marche, qui lève les bras, lui aussi décrit une croix… C’est que nous devons prier les bras étendus afin de confesser jusque dans notre attitude les souf­frances du Seigneur »), et surtout à travers le très beau symbole qui consiste à « se signer », c’est-à-dire à se relier volontairement et sciem­ment aux énergies christiques en reconstituant, à travers la puissance du geste, tout le symbo­lisme de la croix : la main portée au front, puis au plexus (axe vertical), à l’épaule gauche (pour l’Église d’Occident), puis droite (axe horizon­tal), et ramenée au centre.

Nous remarquerons encore que, dans l’icono­graphie, les deux représentations les plus fréquentes de la croix chrétienne, la croix latine et la croix grecque, sont unies dans une complé­mentarité pour exprimer l’ensemble du symbo­lisme : la croix latine, plus réaliste, associée aux représentations figurées de la scène de la crucifixion, est plus évocatrice de la souffrance 12 ; la croix grecque, plus épurée (c’est elle qui s’inscrit dans le cercle, pour être un des éléments du chrisme) soulignera plus particuliè­rement les possibilités de dépassement de notre état ontologique 13.

Mais ne croyons surtout pas que, dans le monde de l’Antiquité gréco-latine, le symbolisme de la croix s’identifie totalement avec le christianisme ; certes, le message et le symbole s’y trouvent dans une harmonie exceptionnelle, et c’est pourquoi nous nous y sommes attardé ; toutefois, nous l’avons dit, le symbole de la croix existait ailleurs sous des formes sans doute moins développées, mais suffisantes pour qu’apparaisse sa multidimensionnalité. Nous prendrons deux exemples, l’un emprunté aux mythes grecs, et l’autre contemporain de l’essor du christianisme.

Le premier concerne les Travaux d’Héraclès, autre « sauveur » et initié (aux Mystères d’Eleu­sis), donc « éveillé ». C.-G. Jung a bien vu que, si les dix premiers travaux lui font parcourir le monde « horizontal » dans les quatre directions (le dixième étant d’ailleurs une sorte de récapi­tulation où tout s’accélère), le onzième et le douzième (la descente aux Enfers, et l’ascen­sion du mont Atlas, pour la possession des pommes d’or du jardin des Hespérides) le situent dans une verticalité, comme sa mort-apothéose 14.

C’est le culte de Mithra qui est la référence de notre deuxième exemple, le grand sarcophage de bataille Ludovisi, daté de la fin du IIIe siècle. Derrière le chaos apparent du combat entre Romains et Barbares s’élaborent des lignes de force en forme de croix – mithriaque – convergeant vers le jeune général qui émerge de la mêlée, et connaît en quelque sorte une apothéose liée à sa virtus ; elles peuvent se transcrire ainsi :

croix4

Afin que le symbole ne soit pas ambigu, les mouvements du corps et des bras du général reproduisent la même croix, que nous retrou­vons gravée sur son front ; structuration à partir du chaos, convergence, puis émergence en fonction d’une transcendance : nous retrouvons des structures ontologiques bien voisines de celles que nous avons évoquées, et elles sont associées, cette fois, au mithraïsme.

Deux symboles connexes : l’arbre et le tissage

La Croix et l’Arbre de Vie sont deux symboles totalisants de l’ensemble du cosmos, compa­rables en bien des points : la branche verticale, comme le tronc de l’arbre, est l’axis mundi ; les branches de l’arbre, et les branches horizontales de la croix, symbolisent le monde de la manifes­tation. Dans la tradition mexicaine, l’arbre de vie planté au centre de la croix (cf. supra) souligne la résolution et la transmutation des énergies « horizontales » initialement opposées deux à deux. Ce rapprochement des deux symboles peut aller jusqu’à une complète assi­milation, chez un créateur : c’est le cas de Giovanni da Modena qui nous représente, dans un de ses tableaux, Le Mystère de la Chute et de la Rédemption de l’homme, le Christ crucifié sur l’Arbre de Vie. De même, dans un très bel hymne d’Hippolyte de Rome, nous retrouvons confondus dans une lente alchimie l’Arbre, la Croix, et le Christ qui est sur cette croix : « Cet Arbre qui s’étend aussi loin que le ciel, monte de la terre aux cieux. Plante immortelle, il se dresse au centre du ciel et de la terre : ferme soutien de l’univers, lien de toutes choses, support de toute la terre habitée, entrelacement cosmique, comprenant en soi toute la bigarrure de la nature humaine. Fixé par les clous invisibles de l’esprit, pour ne pas vaciller dans son ajustement au divin ; touchant le ciel du sommet de sa tête, affermissant la terre de ses pieds, et, dans l’espace intermédiaire, embras­sant l’atmosphère entière de ses mains incom­mensurables. » Dans ce contexte, il est souligné que la Croix, et l’Arbre de Vie, participent d’une dynamique et d’une énergétique active qui les intègrent : le gibet du Christ aurait été fait du bois de l’Arbre de la Science, fatal à Adam et Eve, et miraculeusement conservé à travers les siècles 15 : ainsi celui-ci, après avoir été l’instrument de la Chute, serait de­venu celui de la Rédemption, et l’on comprend qu’il était important, symboliquement, de re­trouver le même arbre dans les deux cas.

Quant au tissage, il nous a semblé intéressant pour notre propos dans la mesure où ce symbole, fort ancien, universel lui aussi, repose sur une distinction, particulièrement bien expli­citée dans la tradition chinoise, entre la chaîne (king), formée de fils tendus sur le métier, et la trame (wei), dont les fils, passant entre ceux de la chaîne par le va-et-vient de la navette (la « respiration » cosmique), représentent l’élé­ment variable et contingent, et notre plan horizontal » ; on voit très bien alors que l’intersection de la chaîne et de la trame reconstitue la Vie dans son sens essentiel, et retrouve le symbolisme de la croix tel que nous l’avons défini ; et on comprend que, dans les Upanishad, le Suprême, Brahma, soit désigné comme « ce sur quoi les mondes sont tissés comme chaîne et trame ».

Au terme de cette étude, nous voudrions avoir parlé sans passion, mais avec chaleur, de ce très beau symbole de la croix ; la tâche, nous l’avons dit, n’est pas facile, et notre première préoccupation a été, dans un esprit de rigueur, et pour ce que nous considérons être la meil­leure compréhension du symbole, de tenir la balance égale entre un souci de rendre compte de l’extraordinaire richesse du symbole de la croix chrétienne (ce qui explique la part relati­vement importante que nous lui avons consa­crée : nous pensons qu’elle le mérite) et une volonté de ne pas oublier des manifestations d’ampleur moindre, mais d’intérêt certain, et de souligner que toutes les représentations de la croix sont loin d’être l’apanage du christia­nisme : partout dans le monde, et depuis fort longtemps, la croix est associée à ce que l’on s’accorde à considérer comme trois autres symboles fondamentaux, le cercle, le carré et le centre ; elle intègre leurs valeurs et les inscrit dans une dynamique de l’évolution ontologi­que ; c’est donc avant tout un symbole énergéti­que, d’une « charge » et d’une richesse peu communes, puisque les civilisations et les mouvements spirituels les plus divers peuvent se reconnaître en lui ; il prend alors, dans chaque situation, une coloration particulière, mais sa valeur fondamentale est inchangée, et on ne sera pas étonné de le retrouver, dans la cosmo­logie des Bantou, associé au symbolisme de la spirale (cf. notre étude). Quant à la richesse toute particulière du symbolisme de la croix chrétienne, elle vient, pensons-nous, de cequ’elle retrouve tout ce fonds commun, et qu’elle l’associe à l’interpellation très directe, à l’implication personnelle que représente, pour les croyants, le récit de la passion vécue par leChrist, une fois en Judée, mais aussi pour toujours et à chaque instant, sur la croix du Golgotha.

BIBLIOGRAPHIE

Outre les trois ouvrages de base que sont :

R. Guénon, Le Symbolisme de la Croix, Paris, Vega, 1983. G. de Champeaux et dom. S. Sterckx, Introduction au monde des symboles, coll. « Zodiaque », 2′ éd. , 1972. J. Chevalier et A. Gheerbrant, Dictionnaire des Symboles, Paris, Seghers, 1969, articles « croix » et « tissage ». Nous citerons, sur des points plus particuliers : R. Abellio, La Fin de l’ésotérisme, Paris, Flammarion, 1973 – La Structure absolue. Essai de phénoménologie génétique, Paris, Gallimard, 1965.

J. Daniélou, Les symboles chrétiens primitifs, Paris, Seuil, 1961, pp. 143-151.

Y.-A. Dauge, « La Voie héroïque et gnostique vers le Soi, Raymond Abellio », Cahiers de l’Herne, n° 36, 1979, pp. 47-83.

G. Durand, Les Structures anthropologiques de l’Imagi­naire, Paris, Bordas, 1969, pp. 379 sqq ; 396 sqq.

M. Eliade, Traité d’Histoire des religions, Paris, Pet. Bibl. Payot, 1977, pp. 249-251 – Histoire des croyances et des idées religieuses, tome 2, Paris, Payot, 1978, pp. 380-383. C.-G. Jung, Psychologie et Alchimie, Paris, Buchet­-Chastel, 1970, passim — Métamorphoses de l’âme et ses symboles, Paris, 1953, passim – Les Racines de la conscience, Paris, 1971, passim.

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1 On sait que les Romains, lors des mises en croix, attachaient les bras du crucifié à une poutre horizontale supportée par ses épaules. Cette poutre était ensuite fixée à une autre, verticale celle-ci, et préalablement fichée dans le sol. Selon que le point d’attache se situait à son sommet, ou un peu plus bas, le gibet avait la forme d’un tau ou d’une croix dite romaine ; l’ensemble de la tradition s’accorde à nous décrire la croix du Christ sous cette dernière forme.

2 Dans la numération chinoise, la croix est associée au nombre 10. Il est intéressant de remarquer que le chiffre romain du dix est justement une croix, et que la tétractys pythagoricienne, somme des quatre premiers nombres (1 + 2 + 3 + 4 = 10), associe elle-même dans son symbolisme les nombres 4 et 10. Si l’on considère que 10 = 1 + 0, même l’écriture, en utilisant, pour transcrire ce nombre, le symbole du centre (le 1) et celui de la circonférence (le 0), se rattache à notre symbolisme de la croix.

3 L’équerre et le compas ont, depuis l’Égypte, été perçus comme les deux instruments complémentaires permettant d’appréhender et de représenter deux visages essentiels du réel, sous forme du carré et du cercle : d’où leur rôle privilégié dans la Franc-Maçonnerie ; être, comme les « maîtres » maçons, « entre le carré et le cercle », c’est donc avoir intégré harmonieusement le « je » incarné (le « carré ») et la part transpersonnelle de l’être (le « cer­cle »). Il est intéressant de remarquer que les deux symboles réunis déterminent alors une figure hexapointe, très comparable à l’Étoile de David (et participant du même symbolisme que le chrisme) :

croix1

4 R. Guénon, Le Symbolisme de la Croix, pp. 71-72.

5 Dialogues avec l’Ange, Paris, Aubier-Montaigne, 1976.p. 148.

6 Cf. J. Soustelle, La Pensée cosmologique des anciens Mexicains, Paris, 1940, p. 67, et G. Durand, Les Structures anthropologiques de l’Imaginaire, p. 379.

7 Cf. bibliographie.

8 Nous passons du symbole du 6/7 au symbole du 12/13 avec la croix cathare,associant symbolisme zodiacal et symbolisme de la croix, puisqu’à chacune des quatre branches correspondent trois perles ; mais cette très intéressante relation — à valeur initiatique — entre 4 et 3 nous entraînerait, ici, trop loin de notre propos. Cf. sur ce point J. Thomas, Structures de l’Imaginaire dans l’Enéide, Paris, Belles Lettres, 1981, pp. 332-348, et Y.-A. Dauge, « le treizième livre de l’Enéide. Astrologie et énergétique de la métamorphose », Pallas, Toulouse, 1983.

9 R. Guénon, op. cit., p. 50.

10 Remarquons que, pour arriver à cette conclusion, nous avons trouvé aide et recours dans le message spirituel du taoïsme et dans celui de la Bhagavad Gîtâ. Tout en nous gardant soigneusement de tout syncrétisme, et mutatis mutandis, nous voudrions faire remarquer qu’il y a convergence — mais non identité — entre toutes les approches ontologiques correctement conduites, et que ce sont ceux qui parlent de la « froideur » de la démarche extrême-orientale qui tombent sous l’accusation de subjec­tivisme ; en tenant ce discours, nous serions injustes, ou limités par nos catégories mentales d’occidentaux, car nous jugerions en termes d’affectivité une démarche qui — dans le christianisme comme dans la spiritualité extrême-orientale — intègre certes l’affectivité, mais la dépasse infiniment.

11 D’ailleurs, l’iconographie distingue nettement « croix de souffrance » et « croix de gloire ».

12 On sait que la croix latine n’apparaît, dans l’iconogra­phie, qu’à partir du IVe siècle, à cause du traumatisme lié, dans l’esprit des fidèles, au supplice du Christ.

13 Pour les Grecs, le ? était la première lettre du mot Khrïstos ; pour les Juifs, le symbole était plus profond, puisque le ? était, au temps du Christ, la graphie du tav dans l’alphabet hébreu. Comme le tav désignait depuis longtemps, pour les Juifs, le nom de Dieu (cf. le livre d’Ézéchiel annonçant que les membres de la communauté messianique porteront au front le signe du tav), cela revient à dire que le signe ? que les premiers chrétiens traçaient avec leur pouce sur le front (et que, semble-t-il, ils tatouaient parfois) désignait pour eux le nom du Seigneur.

14 C.-G. Jung, Psychologie et Alchimie, p. 394 note 37.

15 Pour prendre connaissance des récits, longs et circons­tanciés, racontant comment cet arbre se serait développé jusqu’au temps du Christ, cf. Mircea Eliade, Traité d’Histoire des religions, p. 254, et R. Cook, L’Arbre de vie, image du Cosmos, Paris, Seuil, 1975, p. 122.