Dr Jean-Marc Eyssalet
La diététique énergétique chinoise

(Revue 3e Millénaire. Ancienne série. No 17. Novembre/Décembre 1984) Au début était la médecine chinoise… Inscrite dans deux livres sacrés, réservés à une petite élite de lettrés. Aujourd’hui, après des millénaires, quelques médecins occidentaux la découvrent. La boucle se referme. Au début tout fut donné. À l’arrivée tout se découvre. Et ces médecins, avec tout […]

(Revue 3e Millénaire. Ancienne série. No 17. Novembre/Décembre 1984)

Au début était la médecine chinoise… Inscrite dans deux livres sacrés, réservés à une petite élite de lettrés. Aujourd’hui, après des millénaires, quelques médecins occidentaux la découvrent. La boucle se referme. Au début tout fut donné. À l’arrivée tout se découvre. Et ces médecins, avec tout leur bagage scientifique moderne, constatent que cette antique médecine a encore beaucoup à leur apprendre et que ce que l’on regardait ici avec condescendance était le reflet d’une connaissance très fine de la nature du vivant. Cette diététique, dont le Dr Jean-Marc Eyssalet se préoccupe, n’a rien à voir avec celle habituellement traitée dans les journaux. C’est d’une véritable médecine dont il s’agit, enfin, l’un des aspects de cette riche médecine que la Chine a gardée intacte et disponible pour ceux qui voudront faire l’effort de la pénétrer.

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Aune époque où les régimes diététiques se font de plus en plus nombreux, s’élaborant généralement au­tour de quelques constatations ou idées de base et sur un mode bien souvent restrictif, que peut nous apporter la diététique de la médecine chinoise, plusieurs fois millénaire et encore objet de recherches et de publications dans certaines provinces de ce pays ?

Nous allons chercher les pre­miers éléments de réponse dans la démarche que nous avons nous-même suivie depuis quinze ans, à partir du choix que nous avons fait, alors que nous étions médecin généra­liste, d’apprendre d’abord l’Acupuncture puis d’appro­fondir le contenu des livres mé­dicaux chinois antiques qui en représentent la source.

Ces textes fondamentaux considérés traditionnellement comme des livres sacrés (ils appartiennent à la grande somme du DAO ZANG, en­semble des ouvrages taoïstes) ont été rédigés il y a environ deux mille cinq cents ans mais composés et transmis oralement depuis certainement beaucoup plus longtemps sous une forme versifiée, plus poétique donc plus évocatrice et plus aisée à retenir.

Ces deux classiques de la médecine interne les NEI JING, portent respectivement les noms de SU WEN ou livre des questions simples et de LING SHU ou pivot spirituel et relatent les dialogues de l’empe­reur légendaire HUANG DI, l’empereur jaune et de son mé­decin et maître QI BA.

Les deux livres qui compor­tent tous deux quatre-vingt-un chapitres traitent en même temps de métaphysique, de cos­mologie, de physiologie, d’acupuncture, de phytothéra­pie, de diététique sur un mode volontairement intriqué fait pour décourager l’apprenti superficiel ou pressé.

Or à la racine des développe­ments théoriques spécifiques à chacune de ces disciplines, il existe une vision commune de l’ordre du monde reposant en particulier sur la notion de QI qui peut se traduire tout à la fois et imparfaitement par énergie, mouvement, souffle.

Ce QI manifesté dans tous les cycles de la nature est aussi à l’origine de la naissance et de l’expression des êtres et des choses dont il assure les rythmes vitaux et l’alternance des appa­ritions (naissance, transformation) et des disparitions (mort ou métamorphose radicale). Le QI, inconstant par nature, connaît des périodes de tension, de croissance et d’expression désignées par l’emblème chinois YANG et des périodes de dis­tension, décroissance et retrait désignées par YIN.

C’est la raison pour laquelle les mots YIN-YANG sont géné­ralement accolés puisqu’ils dési­gnent en réalité les fluctuations du QI, ses différences de qua­lité, identifiables dans tous les objets et toutes les fonctions de la création.

Lorsque le QI est dans sa phase croissante, il est sem­blable à une balle qu’on lance en l’air et qui atteint une apo­gée ; lorsque le QI est décrois­sant, il est comparable à la descente de cette balle vers le sol. Une balle élastique lors­qu’elle touche le sol rebondit, c’est une nouvelle image du QI qui retrouve sa phase croissante à l’issue de son épuisement.

Le mouvement du QI est donc symbolisé par un cercle orienté dans l’Espace et rythmé dans le Temps dont le Nadir est en relation analogique avec le Nord, minuit et l’hiver, et le zénith avec le Sud, midi et l’été.

Sa phase croissante s’effectue par la gauche liée analogiquement à l’Est, à l’aube et au printemps, sa phase décrois­sante se poursuit par la droite liée à l’Ouest, au soir et à l’automne.

L’axe vertical du cercle relie donc la culmination du YANG en haut à l’épuisement du YANG en bas, le solstice d’été au solstice d’hiver. L’axe horizontal relie la crois­sance du YANG (décroissance YIN) à l’Est avec la décrois­sance du YANG (croissance YIN), à l’Ouest, ou si l’on conserve l’exemple précédent, l’équinoxe de printemps à l’équinoxe d’automne. L’intersection des deux axes, qui est le centre du cercle, représente symboliquement la Terre, c’est-à-dire le lieu à partir duquel l’observateur identifie les directions de l’Espace et les phases du temps.

Le Nord-Minuit, l’Est-Aube, le Sud-Midi, l’Ouest-Crépus­cule et le centre permanent représentent cinq qualités, cinq familles de réalité qui compo­sent la totalité des êtres et des choses. Ces cinq familles re­groupent en particulier les cinq sons, couleurs, saveurs, odeurs, organes sentiments, agressions météorologiques, etc., dont le système de classification par analogie permet en particulier dans le domaine médical de mieux comprendre les méca­nismes d’action des agressions à l’origine des maladies. Nous avons été enthousiasmés dès le début de nos études par l’intelli­gence et l’universalité de cette description à la fois dynamique et qualitative des mouvements vitaux dans l’Espace et le Temps.

De ces données de base sim­plifiées ici à l’extrême, les Chi­nois de l’Antiquité ont tiré une série de représentations emblé­matiques ayant pour la plupart le symbole du mouvement du QI pour matrice, c’est-à-dire le cercle orienté, et révélant chaque fois une fonction diffé­rente et fondamentale des dyna­mismes réglant la vie de l’homme et de l’univers.

Dans le domaine médical cette pensée globale procédant par analogie et sous-tendue par l’intuition d’un ordre dyna­mique du monde a donné lieu à une observation et à des conclusions sur l’ensemble psycho­physiologique humain fort dif­férentes de celles qui prévalent depuis quatre cents ans dans la pensée analytique.

Ici l’essence de la pensée mé­dicale chinoise est physiologi­que ; l’existence et l’équilibre de l’être humain sont définis par la bonne corrélation de ses dif­férentes fonctions, et les signes mouvants des pouls, du teint, de la langue observés chez le vivant et jalonnant les fluctua­tions de l’énergie (QI) préva­lent de très loin sur la connais­sance du répertoire anatomique déduit de la dissection du cada­vre. D’autre part, cette physio­logie présente aussi un carac­tère cosmique puisqu’elle tient compte de cycles journaliers, mensuels lunaires, saisonniers, annuels, interférant sur les rythmes internes.

L’acupuncture est l’un des aspects de la médecine chinoise

Cette orientation du regard a donné lieu à la reconnaissance et à la description des méridiens d’acupuncture (JING MAI) qui sont les voies du QI émanées des différents viscères, organi­sant la vie neuro-hormonale, vasculaire lymphatique des dif­férents tissus, des membres, de la tête et du tronc et leurs relations avec les rythmes cosmiques externes. Ces voies de liaison entre l’intérieur (vis­cères) et l’extérieur (membres, tête, peau) sont jalonnées par des cavernes ou « creux » fictifs (XUE) auxquels on a donné le mauvais nom de points d’acupuncture et qui permet­tent d’agir directement sur les mouvements du QI d’un certain point de vue, celui du XUE ou point considéré.

Or cette extraordinaire archi­tecture du corps énergétique qui organise la vie des tissus et témoigne de leur équilibre, peut être modifiée ou affectée tout à la fois par les fluctuations clima­tiques (chaleur, froid, vent, etc.), les sentiments et chocs affectifs et les apports alimen­taires.

Agir sur les troubles du corps énergétique par les aiguilles comme le préconise l’Acupunc­ture n’est en fait qu’une parmi les diverses possibilités de régu­lation du QI. C’est d’ailleurs ce que nous disent les deux grands classi­ques à chaque page, en mêlant souvent différents types d’inter­ventions régulatrices.

L’Acupuncture est l’une des techniques de la médecine chi­noise, mais la médecine chinoise ne se réduit nullement à l’Acupuncture et le corps éner­gétique n’est pas seulement la cartographie des lieux que l’on peut puncturer.

Ainsi dans de nombreux cha­pitres des indications sont don­nées sur l’effet des aliments, de leurs saveurs, de leurs QI sur le corps énergétique. On parle parfois de plantes et de tisanes, de techniques de massage, d’enveloppement de cataplasmes, d’exercices gymniques correcteurs (DAO YIN) mais c’est la diététique qui tient, après l’acupuncture, la place la plus importante.

Il ne faut pas s’imaginer tou­tefois que les textes antiques véhiculent une théorie diété­tique clairement énoncée dans des exposés suivis. Quelques chapitres, certes, y sont entièrement consacrés, mais la plupart du temps tout est donné par fragments, et le lecteur est seul responsable de la richesse de la recomposition qu’il effectuera par recoupements, comparai­sons, ou confrontation des contradictions apparentes dont il faudra bien qu’il s’accom­mode jusqu’à ce qu’un appro­fondissement suffisant lui révèle la solution probable.

Nous avons entrepris cette démarche, encouragés en cela par une pratique de l’Acupuncture partie d’une intuition et d’un pari et qui a métamor­phosé notre expérience théra­peutique et humaine. Nous avions déjà, avant de nous consacrer à l’Acupunc­ture, rencontré et étudié les théories diététiques de la ma­crobiotique qui se recomman­dent de la médecine extrême-orientale et sont très influen­cées par l’interprétation des préceptes chinois en milieu ja­ponais.

À la lumière d’une pratique prudente nous y avons décou­vert, avec beaucoup d’autres, le grand intérêt d’introduire régu­lièrement des céréales com­plètes dans l’alimentation quotidienne, la nocivité du sucre, la qualité nutritive et stimulante de la sauce de soja, la valeur médicinale de l’huile de sésame, l’intérêt des algues, en particu­lier dans les bouillons. En revanche l’interprétation souvent dogmatique de certains principes macrobiotiques et la méconnaissance apparente de nuances essentielles de la diété­tique chinoise nous ont éloigné de ce courant qui a joué pour­tant et joue encore un rôle sensibilisateur important.

Nous nous sommes ainsi trouvé plusieurs années placé dans une situation inconfor­table, entre la contemplation des développements théoriques et parfois fort abstraits des grands classiques sur l’action physiologique des saveurs, et les affirmations souvent pé­remptoires de la macrobiotique dont les systématisations délibé­rées marquaient une occidenta­lisation certaine de ses principes de référence.

Entre la théorie apparem­ment hermétique de l’Antiquité et la pratique schématique contemporaine, il n’était pas simple de préciser l’idée que se faisaient les Chinois de l’Anti­quité de la nourriture humaine, de son élaboration, de son utili­sation et de ses effets sur les viscères et le corps énergéti­que ; un moyen terme nous a été donné par les traductions partielles de nombreux classi­ques de diététique et de phy­tothérapie rédigés au cours des périodes intermédiaires, tel le fameux Ben cao gang mu com­pilé par le médecin chinois LI: SHI ZHEN (1578).

Nous avons trouvé une aide complémentaire dans la profu­sion récente d’ouvrages chinois traitant de diététique et publiés par les instituts de médecine traditionnelle des grandes villes de Chine continentale et de Taiwan.

Les contextes énergétiques de l’homme

Ces traités proposent de véri­tables catalogues d’aliments classés par famille et reprennent les textes anciens faisant auto­rité en la matière sans toutefois présenter une théorie diététique vraiment explicite puisqu’ils se bornent à énoncer les pro­priétés médicinales des ali­ments.

Cependant, les différentes rubriques d’analyse énergétique traditionnelle que ces traités in­diquent pour chaque aliment démontrent indirectement l’existence d’une conception originelle de l’aliment à laquelle les auteurs se réfèrent. ette conception, nous avions toutes les chances de la retrouver sous une forme sou­vent voilée, allusive, dans les grands classiques auxquels nous sommes donc retourné, dans une optique nouvelle.

De cette investigation de plu­sieurs années en compagnie d’amis sinologues, vers le texte chinois lui-même, nous avons tiré plusieurs enseignements :

Il existe une conception énergétique codifiée et commune aux aliments, et aux spécifiques médicinaux (plantes, minéraux, tissus animaux).

La physiologie du corps énergétique de l’homme ne peut pas être conçue exactement de la même manière, selon qu’on va agir sur elle par les aiguilles ou par les aliments. Il existe donc une description physiologique du corps énergétique liée direc­tement à la diététique.

En chaque être il y a pré­dominance ou déficience d’un ou de plusieurs systèmes énergéti­ques qui réalisent autant de points d’appel pour les mala­dies.

On peut décrire six « contextes énergétiques » basés sur ces prédominances ou ces déficiences en rappelant qu’en chaque personne on peut dé­celer un ou plusieurs de ces « contextes » Chacun de ces « contextes énergétiques » peut bénéficier d’une diététique appropriée uti­lisant le dynamisme d’aliments régulateurs et réalisant une vé­ritable prévention par rééquilibration du « terrain ».

Les maladies, en particu­lier les troubles des fonctions, peuvent être traitées par la prescription d’aliments spécifiques qui agissent alors au même titre que les produits de la pharma­copée avec lesquels ils sont très souvent confondus (orge, riz, noix, cannelle, rhubarbe, algues).

Nous nous proposons d’exa­miner ici essentiellement le pre­mier point c’est-à-dire la conception énergétique de l’aliment parce qu’il résume à lui seul tout à la fois la spécificité (l’aliment est d’abord éner­gie) et l’universalité de cette diététique chinoise.

Les quatre aspects de l’aliment

On peut dénombrer quatre aspects fondamentaux dans l’aliment :

Le jing, essence ou prin­cipe vital dont l’aliment est un dispensateur,

La ou les saveurs (wei) qui le caractérisent,

les souffles (QI) ou éner­gies dont il est porteur ou qu’il va tonifier dans le corps,

La forme (xing) c’est-à-dire son volume, sa consistance et son degré d’hydratation.

Jing, le principe vital

Jing souvent traduit par quin­tessence désigne la vitalité sous toutes ses formes. Le caractère chinois qui le représente a pour radical l’idéo­gramme de la gerbe de riz et pour phonétique celui qui dé­signe la couleur bleue ou vert sombre de la nature.

Cette force de vie, origine et condition nécessaire de tout ce qui existe, ici le riz, se révèle indirectement par la couleur des choses, leur éclat et même leur lumière.

Jing est donc en même temps l’aspect le plus subtil et le moins différencié recelé par tous les substrats et condensé dans les êtres vivants chez lesquels il conditionne en même temps la force vitale, l’acuité sensorielle, le rayonnement de l’Esprit et la force génésique.

L’acte de se nourrir, comme celui de respirer d’ailleurs, est guidé par cette recherche d’une vitalité acquise enrichissant et stimulant la vitalité innée qui sous-tend notre organisme. Ainsi dans le contexte de la diététique le Jing de l’aliment désigne en même temps la vitalité dont il est porteur, sa qua­lité et son authenticité, en d’autres termes Jing lié à l’espace et au temps se révèle d’autant plus intensément dans l’aliment :

que ce dernier a été fraî­chement récolté dans son lieu de croissance avant d’être consommé

que son lieu de croissance est proche du lieu de vie de celui qui le consomme,

que la période de sa pro­duction (mois ou même année favorable), celle de sa récolte (en tenant compte de l’heure, du jour et même des phases lunaires) et celle de sa consommation (il est des saisons où l’on doit éviter certains aliments) sont en correspondance directe avec sa nature.

Il est aisé d’en déduire que les aliments conservés, produits dans des climats différents, transportés sur de longues dis­tances, obtenus hors saison dans des conditions artificielles (serres et cultures « poussées ») ou encore consommés loin de leur période de production connaissent tous une déperdi­tion de Jing et sont moins aptes à nous nourrir qualitativement. Tout ce qui éloigne l’aliment de son origine et distord sa nature est susceptible d’altérer ses ca­pacités vitalisantes Jing.

Wei, les saveurs

La notion traditionnelle de saveur revêt en physiologie énergétique une signification beaucoup plus profonde et gé­nérale que dans le contexte occidental ; elle présente deux aspects :

le premier est mitoyen de la notion d’odeur ; il répond à la fonction subtile de la saveur, à ses effets sensoriels, à ses ac­tions stimulatrices et inhibi­trices sur les viscères, leurs mé­ridiens et les mouvements glo­baux de l’énergie.

le second aspect introduit à la notion de forme ou si l’on veut matière dont la saveur serait le plus petit composant expérimentable et qualifiable sensoriellement.

La saveur, tout en conservant sa qualité d’expérience senso­rielle, représenterait également la matière primordiale par la­quelle s’élaborent les substrats, en particulier la substance cor­porelle de celui qui l’éprouve et l’absorbe.

Les cinq saveurs sont en cor­respondance avec les cinq phases spatio-temporelles du YIN-YANG, donc avec les vis­ cères qui leur sont analogique­ment liés :

A l’Est-Aube (mouvement symbolisé par le BOIS), l’acide de dynamisme rétractant (SHOU) est lié au foie et à la vésicule biliaire, aux muscles et aux yeux dont il stimule l’énergie et la substance.

Au Sud-Midi (symbolisé par le FEU), l’amer de mouve­ment durcissant (HAN) est lié au coeur et à l’intestin grêle, aux vaisseaux sanguins, à la phona­tion et au tact.

Au Centre permanent (symbolisé par la TERRE), le doux de mouvement harmoni­sant (HUAN) est lié à la rate, au système lymphatique, au pancréas, à l’estomac, au tissu adipeux et à la gustation.

A l’Ouest-Crépuscule (symbolisé par le METAL), le piquant de mouvement disper­sant (SAN) est lié aux pou­mons, au gros intestin, à la peau et à l’olfaction.

Au Nord-Minuit (symbo­lisé par l’EAU), le salé de mouvement assouplissant (RUAN) est lié à l’appareil génito-urinaire, au système neuro-hormonal, au squelette et à l’audition.

Ainsi, la médecine chinoise a poussé très loin l’observation du rôle et des effets de stimulation des saveurs sur notre structure énergétique.

Un peu à la façon des cataly­seurs en chimie minérale, elles semblent agir par leur présence, délivrant ainsi une capacité d’effectuation sur nos cinq sys­tèmes psychophysiologiques en fonction de leurs polarités.

Cette action stimulatrice s’exerce selon deux paramètres évidents :

le degré d’intensité des saveurs,

leur durée d’action sur l’organisme.

En ce qui concerne le degré d’intensité, nous devons recon­naître que les données écrites sont très rares et nous avons dû élaborer une classification en quatre familles de subtilité dé­croissante :

les saveurs Yang de Yang ou saveurs subtiles.

Elles correspondent à ce que nous désignons sous le vocable d’arôme, de parfum signifiant ainsi une manifestation très proche de l’odeur. Elles se ma­nifestent essentiellement dans les fruits mais aussi dans les champignons, par exemple.

les saveurs Yin de Yang ou saveurs modérées.

Ce sont les saveurs courantes des aliments de base, céréales ou légumes, le doux des carottes ou l’amer des navets, mais aussi le doux de l’oeuf ou le salé du crabe ou de l’huître.

les saveurs Yang de Yin ou saveurs prononcées.

Ce sont les saveurs fortes, présentes dans certains végé­taux, ail, oignon, radis noir, oseille, par exemple. Mais aussi les saveurs spécifi­ques des aromates, cumin, co­riandre, clou de girofle, cardamone, cannelle, et celles de la plupart des plantes médicinales courantes.

On situe dans la même caté­gorie les saveurs en quelque sorte condensées de certaines viandes, le doux du boeuf, le doux et l’acide de la poule noire ou du faisan.

les saveurs Yin de Yin ou saveurs toxiques.

Le terme chinois DU qui signifie « toxique » ne doit pas être interprété de façon trop absolue ; toxique signifie ici inoffensif, ce qui implique de la prudence dans l’emploi de ces produits mais pas nécessaire­ment l’abstention puisqu’ils peuvent dans certains cas repré­senter des stimulants bénéfi­ques et entrer dans la composi­tion de remèdes traditionnels.

Dans ce cas, les saveurs toxi­ques agissent à la façon des aiguilles, en tonification ou dispersion d’effet ponctuel ou drastique.

Elles correspondent à la plu­part des drogues minérales et certaines drogues d’origine animale ou végétale.

On trouve un pouvoir toxique infime dans plusieurs produits de consommation courante ainsi l’ail, la crevette, l’abricot. On peut également considérer que certaines saveurs d’inten­sité excessive entrant dans la composition de produits cou­ramment consommés à notre époque appartiennent à cette catégorie :

ACIDE : le vinaigre et les sous-produits,

AMER : l’amer du café, du tabac, du chocolat,

DOUX : le sucre et ses sous-produits,

PIQUANT : l’alcool sous toutes ses formes, le piment, le poivre,

SALÉ : les produits saturés par le sel et qui les conservent.

L’action physiologique des saveurs est bien sûr proportion­nelle à leur durée d’action et une saveur même modérée, prise de façon trop constante, est une source de maladie.

Les QI ou énergies de l’aliment

L’aliment est porteur d’éner­gies spécifiques dont l’étude éclaire d’un jour encore diffé­rent les possibilités de la diété­tique chinoise. Ces énergies ont deux grands aspects :

celles dont l’aliment est dépositaire en dehors de toute transformation par préparation culinaire,

les énergies qui sont obte­nues par transformation du pro­duit dans le sens d’une atténuation ou d’une potentialisation de ses propriétés.

Les énergies spécifiques

Les énergies caractéristiques de l’aliment sont elles-mêmes de deux sortes, la « nature » de l’aliment et les méridiens d’acupuncture dont il stimule sélectivement l’énergie.

a) les natures des aliments

Examinons d’abord ce que l’on appelle les « Natures » (XING) : chaque aliment simple possède une capacité d’activation de l’énergie globale du corps que la tradition ex­prime allégoriquement en termes de température ; les ali­ments FROIDS (HAN) sont liés à l’Eau, les CHAUDS (RE) au Feu, les TIEDES (WEN) au Bois, les FRAIS (LIANG) au Métal.

Les aliments de nature parfai­tement stable sont dits EQUILIBRES (PING) et correspondent à la Terre.

Ces mouvements entre le FROID et le CHAUD vont définir les pouvoirs d’activation ou d’inhibition des aliments sur les mouvements énergétiques internes. Ainsi l’asperge est tiède, elle détermine une légère activation, l’aubergine est fraîche, elle entraîne une légère inhibition mais stimule par exemple la circulation sanguine, le chou est équilibré, il a donc le pouvoir d’harmoniser le sang et l’énergie, le haut et le bas du corps, la tomate est froide, la rhubarbe plus encore, c’est-à-dire qu’elles maintiennent l’énergie vers le bas et l’inté­rieur, la cannelle est chaude, elle active fortement l’énergie vers le haut et l’extérieur.

b) les méridiens auxquels les aliments destinent leur énergie

Une nouvelle qualité de l’énergie des aliments associe encore plus étroitement cette diététique à l’Acupuncture : tout aliment a la propriété de stimuler un ou plusieurs méridiens reliés aux viscères pro­fonds, ce qui confère une préci­sion singulière à ses vertus cura­tives. C’est ce que l’on voit apparaître sous la rubrique des GUI JING ou méridiens desti­nataires de l’aliment. Ainsi, par exemple, le cresson donne son énergie au méridien des pou­mons, mais comme il est de nature fraîche, il le fera de ce point de vue. Il en est de même de la laitûe qui donne son énergie aux méri­diens du gros intestin et de l’estomac.

Le lait de vache stimule les méridiens du coeur et des pou­mons mais toujours du point de vue du frais, en revanche, la noix stimule les méridiens des reins et des poumons, du point de vue du tiède.

Les énergies obtenues par transformation culinaire

Le principe central de cette transformation est l’action de l’Eau, du Feu et de leurs phases intermédiaires sur l’aliment.

Le Feu durcit, rétracte, sépare,

L’Eau dilate, assouplit, sépare,

L’Eau utilisée seule corres­pond au trempage, au lavage, au refroidissement,

Le Feu utilisé seul correspond au flambage, grillage, rôtissage, torréfaction.

Les aliments peuvent être également transformés par un mécanisme interne lié aux cinq mouvements :

Au Bois les aliments mis à fermenter et battus qui produi­sent l’Acide et stimulent le foie (levain),

A la Terre les aliments mis à reposer et tremper qui conden­sent le doux et tonifient la rate (pâte à crêpes),

Au Métal les procédés de dessication qui concentrent les saveurs et stimulent les poumons (amandes, pêches, abri­cots secs),

Au Feu et au Métal les pro­cédés de fumage qui produisent le piquant et l’amer et stimulent le coeur et les poumons (pois­sons et viandes séchés et fumés),

A l’Eau les procédés de conservation par le sel ou la congélation.

Traditionnellement on ne boit jamais froid en mangeant

Les aliments sont également transformés par des méca­nismes externes, en particulier les opérations de découpage selon différents sens et diffé­rentes tailles, modifiant la na­ture énergétique, la répartition des saveurs et la consistance des aliments.

On doit enfin souligner l’importance évidente de la température de l’aliment au moment de sa consommation. Traditionnellement, on ne boit jamais froid au cours d’un re­pas, mais tiède ou chaud. Chez les sujets qui présentent une plénitude de froid ou des intes­tins trop fragiles, on propose rarement des crudités sans les avoir préalablement saisies à la vapeur.

La forme (Xing) des aliments

Elle comporte quatre aspects :

La couleur et la forme exté­rieure envisagées comme des stimulations visuelles liées à la mise en appétit,

La consistance de l’aliment, Son degré d’hydratation.

La consistance : cet aspect de l’aliment détermine les mouve­ments de la mastication et de la déglutition, la répartition buc­cale des saveurs et celle des liquides et les modalités d’assi­milation aux différents étages de l’appareil digestif.

Il devrait exister dans tout repas bien composé un équi­libre harmonieux entre ce qui est croquant, juteux, dur, fi­breux et charnu.

Les cinq consistances jouent un rôle important dans la diver­sification des stimulations tac­tiles de la cavité buccale et dans les transformations mécaniques liées à l’assimilation et à la digestion.

On retrouve ici l’importance des fibres végétales ou celle des aliments très hydratés meilleurs répartiteurs des liquides que les boissons en cours de repas.

Les quatre aspects de l’aliment ainsi décrits permet­tent d’établir une analyse de type « énergétique » de chaque produit et de composer ainsi une nouvelle Materia Medica appliquée à la diététique.

Ces quatre aspects introdui­sent également une nouvelle compréhension du corps énergétique de l’homme. C’est en effet au moment même où l’aliment délivre son principe vital, ses saveurs, ses énergies et ses substrats au cours de l’assimilation que l’organisme humain les intègre à son tour et que nous pouvons comprendre et suivre avec pré­cision de quelle manière il les fait agir dans ses différents sys­tèmes.

Ces développements, qui ne pourront être abordés ici, re­présentent la suite logique de notre investigation.

Nous voudrions souligner que la diététique énergétique chi­noise ne présente qu’une complexité apparente, liée surtout à notre difficulté à situer et à sentir ce qui en nous est fonc­tion, mouvement. Cette pensée analogique, dont le souci pre­mier est d’insister sur ce qui relie et se transforme, met en réalité l’intelligence à la disposi­tion de l’intuition et non l’inverse.

Autrement dit, la diététique chinoise, à l’opposé des sys­tèmes dogmatiques et des re­cettes rigides, dont l’aspect dra­conien attire les esprits dépen­dants, propose d’explorer la dimension contemplative de la nourriture quotidienne et les re­lations que nous entretenons avec elle en fonction des saisons, de nos humeurs, de nos frustra­tions.

Apprendre l’état d’esprit de cette diététique, c’est ap­prendre à vivre l’acte de se nourrir comme une fonction non séparée, au centre de tout ce que nous sommes et de ce que nous faisons, tout comme la respiration ou les émotions. Cette diététique qui peut aussi proposer des prescriptions et des interdictions, dans les cas qui le requièrent, met l’accent sur l’observation des réactions personnelles et la prise de res­ponsabilité dans l’alimentation quotidienne.

Elle n’est donc pas à proprement parler un « système diété­tique », elle ne vise pas à dire de quoi sont composés les aliments dans l’abstrait mais quels types de relations nous pouvons contracter avec eux à partir de ce que nous sommes dans un lieu et un temps donnés.

La richesse des corrélations qu’elle propose avec tous les rythmes vitaux doit contribuer avec l’apprentissage et la matu­ration de ses données à débar­rasser définitivement l’observateur de toute « obsession diététi­que ».