Jacqueline Kelen
La femme dans la gnose

Aujourd’hui, on sait que les Gnostiques des premiers temps du christianisme vivaient librement et en égalité de communauté avec les femmes ; celles-ci n’étaient pas exclues, mais surtout avaient le même rôle : guérison des malades, enseignement spirituel, prophétisme… C’est surtout cette place de la femme que les Pères de l’Église et l’apôtre Paul ont critiquée et jugée intolérable ; ce sont eux qui ont chassé la femme de l’Église, tout en continuant à répéter (sans comprendre, ou est-ce schizophrénie ?) la belle métaphore de l’Église épouse du Christ, alors que l’Église n’était qu’une assemblée d’hommes.

(Revue 3e Millénaire. Ancienne série. No 13. Mars-Avril 1984)

On sait maintenant quelle place tenait la femme dans la pensée gnostique des chrétiens des premiers siècles. Elle était Sagesse, Esprit saint, Connaissance et Amour. Le Christ lui-même l’avait montré, faisant de Marie-Made­leine « sa disciple préférée ».

« La pierre rejetée des bâtisseurs est devenue la tête de l’angle. »

Psaumes : 118

Abraham, Moïse, Jésus, Mahomet, Râmakrishna… Appa­remment la Divinité choisit toujours des hommes pour parler ou pour s’incarner. De là à conclure que la Divinité est masculine, il y a un pas aisé à franchir. À moins qu’on ne fasse la différence entre religion établie (du fait des hommes, des chefs, le plus souvent) et voie spirituelle, intérieure, qui, elle, ouvre vers le Féminin : c’est la voie de la Gnose, de la connaissance personnelle, intuitive, qui ne dépend ni d’une Église ni d’un clergé, qui recherche la libération personnelle et non le pouvoir. Et là, au cœur de la Gnose, on retrouve la Femme, occultée ou oubliée dans les religions, la Femme qui apparaît comme le chemin et la fin du chemin.

La Femme de la Gnose, on l’appelle Sophia, ou l’Âme du monde ; c’est la Marie-Madeleine [1] des Évangiles secrets, la Ruah (vent, esprit saint) des Hébreux et la Schekhina (présence divine) de la Kabbale juive ; c’est encore la Shakti, et la Grande Déesse de l’hindouisme ; c’est la Sîmorgh (manifestation divine sous forme d’oiseau) du soufisme ; c’est Dame Alchimie et la pierre philosophale…

Elle est le chemin et la fin du chemin, la Femme, seulement on ne voit et on ne parle que des hommes – apprentis, sages, ou adeptes – en quête de la Féminité, et on finit par confondre ceux qui cherchent avec ce qui est cherché : c’est toujours l’histoire du montreur de lune : on regarde le doigt pointé vers la lune au lieu de regarder la lumière indiquée…

Révélation : les textes gnostiques d’Égypte

De même qu’on devrait parler des Alchimies (chinoise, babylonienne, occidentale…), il faudrait dire les Gnoses (chrétienne, juive, musulmane) plutôt que la Gnose, mais ici nous nous attacherons avant tout à la Gnose chrétienne, la plus importante en notre monde occidental.

On connaît la pensée, la vie et les écrits des Gnostiques grâce (ô ironie !) à leurs détracteurs : les Irénée, Épiphane, Tertullien, des Pères de l’Église caractérisés par une misogynie radicale ; et grâce au hasard récent, qui fit renaître le phénix de ses cendres, par la découverte, en 1945, en Haute-Égypte, d’une cinquantaine d’écrits gnostiques datant du IIe siècle de notre ère, dont l’Évangile selon Thomas fut le premier traduit et commenté.

Aujourd’hui, on sait que les Gnostiques des premiers temps du christianisme vivaient librement et en égalité de communauté avec les femmes ; celles-ci n’étaient pas exclues, mais surtout avaient le même rôle : guérison des malades, enseignement spirituel, prophétisme… C’est surtout cette place de la femme que les Pères de l’Église et l’apôtre Paul ont critiquée et jugée intolérable ; ce sont eux qui ont chassé la femme de l’Église, tout en continuant à répéter (sans comprendre, ou est-ce schizophrénie ?) la belle métaphore de l’Église épouse du Christ, alors que l’Église n’était qu’une assemblée d’hommes.

Or, si les femmes étaient dans les sectes gnostiques respectées et écoutées, c’est parce que la Gnose met au premier plan la Féminité. La Divinité créatrice est pour la plupart des Gnostiques ressentie comme féminine ou androgyne : elle s’appelle Sagesse, ou Esprit saint, ou encore Silence, Grâce, Vierge de lumière, ou Mère des Vivants. Elle est Connaissance et Amour (à propos, se souvient-on qu’en ancien français, « amors », amour, est du genre féminin ? …) .

Le « mauvais coup », des Pères de l’Église

De certains de ces qualificatifs, les « bons » Pères de l’Église et autres théologiens ont su tirer des conclusions pour des siècles : à partir de cette Puissance féminine originelle, qui est invisible et silencieuse, ils ont tracé une ligne de conduite pour les femmes (c’est-à-dire contre les femmes), à savoir : cache-toi (ou sois laide) et tais-toi. Avec les Pères de l’Église, la Mère divine s’est d’un coup fossilisée, ou est partie d’un grand coup d’ailes ; et désormais le Verbe a remplacé la Parole. Les femmes n’avaient plus qu’à écouter, à se repentir, à balayer l’église ou à être bonnes de curé…

Oui, ils étaient gênants et révolutionnaires, les Gnostiques du christianisme primitif. Ils exaltaient, en leurs écrits, le personnage de Marie-Madeleine, comme Initiée, Bienheureuse, pure lumière, disciple préférée de Jésus : « La compagne du Sauveur est Marie-Madeleine. Mais le Christ l’aimait plus que tous les disciples et il l’embrassait souvent sur la bouche. Le reste des disciples s’en offensaient. Ils lui dirent : « pourquoi l’aimes-tu, elle, plus que nous tous ? » Le Sauveur leur répondit en disant : « Pourquoi ne vous aimé-je pas comme elle je l’aime ? » (Évangile de Philippe)

Marie-Madeleine symbolise la Sagesse et la Connaissance (le baiser sur la bouche est, outre un geste amoureux, signe de transmission de la Parole). Elle n’est pas cette prostituée en pleurs dont le catholicisme chérit l’image, elle n’est pas une « pécheresse » repentie. Elle figure, pour les Gnostiques, l’Âme du monde qui a chu et s’est éparpillée ici-bas, la Lumière aux prises avec les ténèbres du monde, avec les pièges de l’incarnation, avant de remonter dans la sphère céleste, le Plérôme. De même, Simon le Magicien, gnostique dont parlent les Actes des Apôtres, est accompagné d’une femme, qui avait été prostituée, et qu’il appela Hélène (la Lune) en la considérant comme son « Ennoïa » (Pensée, Esprit saint) : ce n’était pas là acte de charité envers une prostituée, mais affirmation d’une croyance gnostique, à savoir que la Femme (la féminité) est l’âme et la profondeur de l’homme. Dire que « la femme est l’avenir de l’homme » (Aragon) est rejeter la femme à demain, plus tard, bien loin. Les Gnostiques diraient : la femme est l’éternel présent, le ciel intérieur et l’aurore de l’homme. Mais cette femme, cette âme, est bien malmenée, emprisonnée ou dilapidée par l’homme ; elle échappe à qui veut la saisir, la posséder, elle demeure ambiguë et énigmatique pour ceux qui n’ont pas une vision unitive :

« Je suis le principe et la fin.

Je suis celle qu’on honore et celle qu’on méprise.

Je suis la prostituée et la sainte.

Je suis l’épouse et la vierge, celle qui est stérile

et dont les fils sont nombreux….

Je suis le savoir et l’ignorance

Je suis insensée et je suis sage

Je suis le silence incompréhensible… »

(Le Tonnerre : Esprit de Perfection)

On pourrait donc énoncer que la Gnose est féminine, dans la mesure où elle échappe, où elle est nomade ; elle est le vent qui souffle où il veut, et qui bouscule les édifices. Elle est la connaissance cachée par rapport au savoir officiel, à l’Église canonique, comme le sexe féminin, intérieur, apparemment clos et vide, est au sexe masculin bien visible.

La Gnose requiert des qualités féminines telles que l’intuition, la compréhension par le corps et le cœur ; elle est de l’ordre de l’expérience, au lieu de reposer sur des dogmes ou concepts d’une raison masculine. On a oublié que si la religion établie peut être une base vers la spiritualité, elle demeure à la base du triangle dont la Gnose est le sommet. L’édifice temporel ne parviendra jamais à contenir ni à remplacer la joie spirituelle.

À bâtir, entre hommes, des religions, des structures, des institutions, on se condamne à ériger une demeure vide ou une tour de Babel. La « pierre rejetée par les bâtisseurs » – la Féminité, la Gnose – couronnera l’œuvre du Seigneur, devenant « pierre de faîte », comme la matière vile, offerte à tous et méprisée par tous, est en puissance la pierre philosophale.

1 Lire le livre de Jacqueline Kelen : Un amour infini, Marie-Madeleine prostituée sacrée (Albin Michel).