(Revue Être Libre, Numéro 299, Avril-Juin 1984)
Les formes les plus dépouillées des enseignements mystiques de tous les temps ont mis en évidence l’importance de l’attention.
Ceci a été souligné plus particulièrement dans le Bouddhisme. Le Ch’an chinois et le Zen qui en sont des émanations insistent également sur l’importance d’une prise de conscience infiniment plus profonde et plus claire que celle qui nous est familière. Il s’agit d’une perception globale immédiate complètement affranchie des automatismes de la mémoire et des habitudes mentales. Il a été déclaré dans le « Dammapada » que « La vigilance et la lucidité sont les voies de l’immortalité. La négligence est la voie de la mort. Les négligents sont déjà comme s’ils étaient morts. Les vigilants ne meurent pas ».
La méditation véritable requiert une qualité d’attention très différente de celle qui nous est familière. Elle est différente par sa profondeur, par sa sérénité, par le silence de la pensée, par l’absence du défilé habituel des images et mots par l’intensité de son dynamisme, par l’absence complète — sur le plan psychologique — d’une identification à celui qui est attentif.
Mais « qui » est attentif lorsque toutes les habitudes mentales, tous les choix, toutes les répulsions, tous les automatismes mentaux de l’ego sont absents ? Et d’où émane la prodigieuse intensité d’énergie qui se révèle lors d’un silence intérieur véritable (qui ne résulte plus d’une volonté de l’ego) ?
Un livre récent de Krishnamurti vient d’être publié en anglais et s’intitule « The Flame of attention ». La lecture attentive de cet ouvrage est exceptionnellement riche d’enseignements pour tous ceux qui s’engagent réellement dans une exploration intérieure se situant au-delà des spéculations intellectuelles, des théories, des images et des mots.
L’ouvrage est inspiré par l’expérience d’un état d’être dépassant les conditionnements habituels de la pensée et des tensions conflictuelles de l’ego. Il s’agit en fait de l’Etat suprêmement naturel où se révèlent l’ordre, la clarté ainsi qu’une qualité supérieure d’intelligence dépassant les limites et le caractère mécanique de nos opérations mentales.
Le vécu de cet état d’être naturel constitue la seule solution durable aux souffrances humaines, aux conflits qui déchirent l’humanité.
Krishnamurti pose la question que se sont posés tous les êtres humains de tous les temps qui se sont penchés sur les grands problèmes de la mort, de la cruauté, du bonheur, à la lumière d’une méditation profonde. Celle-ci pourrait nous révéler, en dépit du désordre général qui caractérise le monde extérieur et la vie intérieure des êtres humains, l’existence d’un ordre universel auquel il nous serait donné de participer. Krishnamurti déclare à ce sujet (p. 30) :
« L’univers n’a pas de cause… Il existe. Ceci est un fait scientifique ».
Nous voyons immédiatement le niveau auquel se situe Krishnamurti. Il est important de signaler que l’évolution récente des sciences a mis en évidence l’existence, dans le comportement de l’Univers de processus complètement différents de ceux conçus par les partisans du hasard (J. Monod) ou du strict déterminisme (E. Schoffeniels). Nous avons insisté sur l’importance de cette vision nouvelle dans notre essai « Au delà du hasard et de l’antihasard ». Cette vision a été depuis, confirmée aussi bien par des astronomes comme Hubert Reeves que par des physiciens comme Henri P. Stapp de l’Université de Berkeley, que par Edgar Morin ou le Prix Nobel Ilya Prigogine. Pour Krishnamurti, la réalité fondamentale de l’univers — qui est par conséquent celle des êtres humains — est un champ de pure conscience sans cause, l’ordre sans cause, l’amour sans cause. Mais Krishnamurti ne cherche pas à faire autorité de ce que lui révèle une expérience intérieure constamment renouvelée. Il attire notre attention sur le fait que nous sommes complètement prisonniers d’un mode de vie conditionné par la causalité, par le mécanisme rigide de la cause et de l’effet. Il s’agit là d’un processus linéaire, horizontal, entièrement prisonnier du temps, de la durée, de la continuité de la conscience.
Krishnamurti nous suggère l’approche d’un processus de vie intérieure, dégagée des conditionnements du temps, de la mécanicité, de la linéarité, de cette marche « stérile qui va du connu au connu », où tout n’est que répétition, mémoire, calcul, intérêt, avidité de devenir, de posséder, de dominer.
Il déclare à ce sujet (p. 30) :
« Vous pouvez découvrir la cause de votre anxiété, la cause de votre solitude, vous pouvez découvrir toutes ces causes, mais l’analyse ne vous délivrera jamais de la causalité. Toutes vos actions sont basées sur la récompense ou la punition, aussi subtile que soit la causalité. Pour comprendre l’ordre de l’univers qui est sans cause, est-il possible de vivre dans la vie quotidienne sans aucune cause ? Ceci est l’ordre suprême ».
Il n’est pas inutile d’insister ici sur l’élévation de pensée exceptionnelle ou se situe Krishnamurti. Un abîme existe entre le niveau habituel de nos violences, de nos attachements, de nos avidités, de nos intérêts et le rythme d’une vie suprêmement naturelle, sereine, vécue dans la gratuité, la spontanéité, entièrement dégagée des revendications et des mesquineries de l’ego.
Et c’est pourtant à ce niveau que se situent tous les sages et les « Eveillés » de tous les temps.
La compréhension de l’extrait que nous venons de traduire de l’anglais pourrait peut-être s’éclaircir si nous remplacions le mot « cause » par le mot « but ». Nous mesurions alors plus aisément l’abîme qui nous sépare par rapport au niveau de « l’état suprêmement naturel ». Ce climat se trouve évoqué dans la sagesse indienne dans la notion de « Lila ». Dans cette optique, « l’Univers » serait l’expression d’un « Jeu cosmique » complètement dégagé des notions de « but » et de « cause » qui nous sont familières.
Un immense réajustement nous est donc nécessaire afin d’admettre et de comprendre le niveau auquel se situe Krishnamurti lorsqu’il évoque la possibilité de vivre intérieurement libre de la causalité, tout en poursuivant une vie normale dans le monde extérieur. C’est d’ailleurs ce qu’il évoque sous une autre forme d’expression quand il nous suggère de « vivre dans le connu en étant disponible à l’Inconnu ». Les Maîtres du Ch’an et du Taoïsme utilisent un langage semblable, admirablement résumé dans l’expression de Wei Wu Wei qui nous suggère de vivre « nouménalement parmi les phénomènes » (Wei Wu Wei, All else is bondage, Hong Kong University Press).
Nous trouvons un climat semblable dans les célèbres versets indiens du Yoga Vashishta. Ceux-ci ont le mérite de montrer qu’il n’existe aucune incompatibilité entre la réalisation de ce qu’ils appellent « l’état transcendant sublime » et les exigences de la vie concrète. Ces versets démontrent également l’erreur de ceux qui prétendent que l’état « sans égo conduirait à l’inaction ».
Nous ne pouvons résister au désir de reproduire quelques-uns des fragments les plus intéressants du Yoga Vashishta :
« De noble conduite et plein de bienveillante tendresse, te conformant à l’extérieur aux conventions, mais à l’intérieur libéré d’elles, agis en te jouant dans le monde, ô Raghava !
Percevant l’évanescence de toutes les étapes et expériences de la vie, demeure résolument dans l’état transcendant sublime, et agis en te jouant dans le monde, ô Raghava !
Extérieurement zèle en l’action, mais libre en ton cœur de tout zèle, actif à l’extérieur mais à l’intérieur paisible, travaille en te jouant dans le monde, ô Raghava ! »
Ce qui précède s’adresse de toute évidence à ceux qui se sont déjà profondément engagés dans l’exploration intérieure. Dans la négative, certains seraient en droit de supposer que ces fragments sont contradictoires et comportent même une part d’hypocrisie. Nous avons été parfois témoins de telles réactions, qui résultent de l’identification unilatérale et excessive à l’aspect extérieure des choses ainsi qu’à l’ego.
Telle sont les raisons pour lesquelles Krishnamurti insiste sur la méditation. Il déclare à ce sujet (p. 30) :
« Il est immensément important de connaître et de comprendre la profondeur et la beauté de la méditation. L’être humain a toujours demandé, depuis des temps immémoriaux, s’il existait quelque chose au-delà de toute pensée, au-delà de toutes les inventions romantiques, au-delà du temps. Y a-t-il quelque chose qui soit au-delà de toute cette souffrance, au-delà de tout ce chaos, au-delà des guerres ? Y a-t-il quelque chose de sacré, suprêmement pur, qui n’est pas touché par la pensée ? Ceci a été la recherche de toutes les personnes sérieuses depuis les temps les plus anciens. Pour découvrir cela, la méditation est nécessaire. Non la méditation répétitive qui est extrêmement sans signification. Il existe une énergie créatrice qui est authentiquement religieuse lorsque l’esprit est libre de tout conflit, de toute l’agitation de la pensée. Il y a une réalité originelle, un terrain originel (an original ground, dans le texte anglais) dont émane toute chose, Et la méditation consiste en l’accès à ce fondement fondamental qui est l’origine de toutes choses et qui est libre du temps. Ceci est la voie de la méditation. Et béni est celui qui le découvre ».
R. LINSSEN