(Extrait de La justice intérieure 1931)
En nous montrant des réactions exagérées, les cas pathologiques nous permettent de mieux comprendre les mécanismes qui jouent à l’état normal. Une telle étude se montre particulièrement édifiante en ce qui concerne les processus inconscients, dont on est toujours tenté de méconnaître l’importance précisément parce qu’on ne les sent pas opérer en soi-même. Dans les cas psychopathologiques, en effet, se révèle souvent une intensité étonnante des mécanismes de répression et d’autopunition. Ceux-ci, découverts par Freud, analysés à fond par Reik, ont vu étendre leur domaine par Alexander. C’est à juste titre qu’ils inspirent les travaux les plus récents des psychanalystes français : Hesnard et Laforgue leur ont consacré un rapport remarquable à la Ve Conférence des Psychanalystes de langue française (Paris, juillet 1930) [1]. Nous pensons, pour notre part, que, dans la compréhension des névroses, ils présentent une importance au moins égale à celle du complexe d’Œdipe. On peut dire qu’il n’est pas de névrose dans laquelle les mécanismes d’autopunition ne jouent un rôle de premier ordre. D’ailleurs, en affirmant déjà que la névrose est le négatif d’une perversion, Freud avait indiqué le caractère répressif des processus névrotiques ; cependant l’intensité de cette répression ne devait se montrer pleinement que plus tard, en particulier par l’étude de ce fait paradoxal et pourtant si répandu, que beaucoup d’êtres trouvent de la volupté à souffrir et tendent spontanément vers la douleur, encore qu’ils l’ignorent souvent. Le masochisme s’est révélé comme une tendance polymorphe, aux formes souvent dissimulées, mais frappante par son extension et sa puissance.
Pour rester normal, l’individu doit équilibrer ses diverses directions instinctives, réaliser l’harmonie entre ses pulsions captatives ou agressives des instincts digestifs, oblatives et productrices des instincts sexuels, répressives et coopératives des instincts sociaux. Toute accentuation d’un des trois groupes entraîne des désordres déterminés. La prédominance digestive chez l’adulte résulte toujours d’une arriération ou d’une régression dans l’évolution de la sexualité ; il faut y voir la persistance d’un état infantile ou un retour à cet état. Quand l’individu à prédominance digestive ne compense pas par le frein des instincts sociaux, ses tendances agressives non réprimées le rendent pervers, cruel et l’orientent vers le sadisme. Si une réaction morale se dessine mais demeure impuissante à maintenir normalement les instincts d’attaque et de destruction, ses efforts aboutissent le plus souvent à un compromis qui est l’obsession. On trouve, à l’analyse de tous les obsédés, des éléments particulièrement puissants d’instincts digestifs. Freud dit que chez l’obsédé, le moi lutte contre le surmoi et que ce dernier est mis en échec. Nous dirions qu’il y a insuffisance dans l’action répressive des instincts sociaux. Si, au contraire, chez un arriéré affectif qui conserve des pulsions digestives non évoluées, la répression en question s’exagère, elle aboutit à un masochisme particulier dans lequel « le moi se soumet au sur-moi » (Freud) — un masochisme du type mélancolique où le sujet s’identifie à l’objet contre lequel est dirigée la colère du surmoi. Le masochisme érotique rentre dans ce cadre.
Si maintenant nous envisageons les individus dont les tendances digestives ont été transformées au cours de l’évolution infantile et chez qui les tendances sexuelles oblatives ont pu se développer jusqu’au niveau normal, nous trouvons encore deux cas : ou bien les instincts sociaux répressifs n’entrent pas en conflit avec les pulsions sexuelles, et celles-ci s’épanouissent si librement que le sujet est tenté de dépasser, dans leur domaine, la tolérance du milieu, enclin à choquer l’entourage ; ses tendances agressives évoluent entièrement dans le sens de la libre rivalité, non seulement sur le terrain sentimental, mais aussi professionnel (car on le dit quelquefois « arriviste ») ou encore intellectuel (et sa passion de liberté lui fait prendre des allures de révolte parmi la masse de ceux qui se soumettent à l’imitation grégaire) ; ce type instinctif est, en réalité, le moins névrosé qui soit. Ou bien on aboutit à une quatrième manière d’être : la répression sociale s’exagère pour refouler une sexualité puissante et il en résulte toutes sortes de déviations ou d’inhibitions : frigidité, impuissance, inversion ; tel est le type des ascètes, des apôtres de la vertu, dont il vaut mieux en général ne pas examiner de trop près la conduite.
On pourrait en réalité faire correspondre ces quatre modes d’équilibre ou de déséquilibre instinctif, à quatre tempéraments psychologiques. L’excès des répressions mènerait aux formes que Yung a décrites comme introverties, Kretschmer comme schizothymiques, tandis que leur réduction mènerait à la cyclothymie, à l’extraversion, à la syntonie de Bleuler. Kretschmer prétend même tirer, de la correspondance habituelle entre un certain comportement social et la forme générale du corps (pyknique ou asthénique), un argument en faveur de l’origine profondément biologique des instincts sociaux.
Nous-mêmes avons proposé une classification des caractères [2] selon laquelle un premier type, à libido arriérée mais syntone, réaliserait le mode de fixation digestive de l’enfance : ce serait un digestif à sociabilité positive, recherchant les approbations ; les conflits inconscients de ce caractère aboutiraient facilement à l’obsession. Un deuxième type à sexualité bien développée et sans inhibition sociale, donc extraverti, réaliserait le caractère du révolté ; un troisième, à sexualité également bien développée mais avec répressions, introversion, schizothymie, se chargerait de tous ces refoulements sexuels que nous avons attribués au caractère ascétique. Le quatrième type serait un arriéré du sentiment, à prédominance captative, avec inhibitions marquées et rétrécissement du champ affectif ; il entrerait dans la catégorie des mélancoliques.
Ainsi l’absence de répressions, qu’on pourrait appeler socialité positive, correspondrait à un élargissement du champ des perceptions affectives, à un contact vital plus intense et plus étendu avec la réalité. Au contraire, l’excès de répression par les instincts sociaux, ou socialité négative, mènerait à la disposition inverse, schizoïde. Par là, la socialité, en tant que facteur de tempérament psychologique, correspondrait aux qualités de plasticité ou d’aplasticité que nous avons proposées comme base de classification des tempéraments somatiques [3] et celles-ci, en vertu d’une telle correspondance, répondraient aussi aux tempéraments psychologiques, soit dans leurs limites normales, soit dans le développement pathologique de leurs tendances fondamentales.
Les instincts sociaux, nous l’avons vu, entrent très tôt en action dans la vie de l’individu. En réalité, quand le nourrisson réprime le désir de mordre le sein maternel, au moment où ses dents poussent, les concessions sociales commencent. Il existe, dans l’affectivité infantile, une phase sadique initiale qui doit être liquidée au sevrage et dont la ténacité peut être ultérieurement compensée par un masochisme sévère. Nous avons plusieurs fois, au cours des analyses, retrouvé de pareils conflits, en rapports notamment avec la dentition [4], et opposant un sentiment de culpabilité et de réprobation aux premières impulsions captatives. De son côté, Rado prétend que la faim constitue chez le nourrisson la première autopunition, c’est-à-dire la première répression des instincts égoïstes par les instincts sociaux. Ainsi s’expliqueraient le refus d’aliments, si fréquent dans les syndromes psychopathologiques, et toutes les variétés d’ascétisme alimentaire. C’est bien d’un sevrage mal réalisé que datent les premières racines de tout masochisme, donc les premiers excès de la socialité répressive. Nos constatations cliniques, en pratique psychanalytique, ne nous laissent plus de doute sur ce point et c’est pourquoi, en cela, nous nous écartons de la théorie freudienne d’après laquelle l’autopunition procéderait d’un surmoi formé seulement à la période œdipienne de l’enfance, par identification à l’idéal parental Nous estimons que cette théorie doit être vraie, mais qu’elle n’est pas suffisante à rendre compte de tous les faits et qu’il est indispensable d’admettre des instincts sociaux entrant en jeu très précocement. Sans doute, à ces premiers conflits, le complexe d’Œdipe vient ultérieurement ajouter ses effets — non moins puissants d’ailleurs — pour charger de culpabilité, au moment où s’éveille l’érotisme, l’ancien amour parental, jusque-là pur de tout trouble. Alors s’opère le mécanisme qui doit habiller sous leur forme définitive les forces de répression qui jouent depuis l’origine. L’enfant réalise le vœu initial de prendre la place du père ou de la mère, son modèle naturel, mais ce n’est plus pour jouir simplement de ses prérogatives ; c’est maintenant pour incorporer sa sévérité réelle ou ses réprobations imaginaires. Le problème incestueux et les fortes barrières sociales qu’il suscite, empêchent l’identification d’être totale. L’individu reste, dans une part de son être psychique, l’enfant jaloux qu’il était, tandis qu’il devient, pour une autre part, le rival punisseur ; le conflit de ces deux parties commence à travailler en lui-même. Dans tout masochisme d’adulte, nous retrouvons cette formation œdipienne, conflit des instincts sociaux avec les instincts sexuels, mais il faut reconnaître que les tendances répressives commencent dès les conflits du sevrage entre instincts sociaux et instincts digestifs, ceux-ci aussi primordiaux que leurs antagonistes.
Il faut donc bien s’entendre sur ce qu’on appelle, en psychanalyse, complexe de castration. D’une part, la clinique montre que les tendances répressives se traduisent presque toujours par des images — souvent symboliques mais non moins souvent directes — de castration. Nous avons vu d’ailleurs l’importance des idées de castration dans le comportement des hommes, mais nous pensons que l’expression sexuelle n’est ici que l’enveloppe finale de tendances répressives plus générales, comme une dernière couche de peinture qui donnerait son apparence superficielle à une matière bien plus fondamentale. Autrement dit, l’inconscient exprimerait dans la langue sexuelle des idées bien plus générales, bien plus abstraites : toute idée de répression se traduirait par une image de mutilation sexuelle de la même façon que, dans la bouche des Francs-Maçons, toute conception philosophique se voile sous un terme de maçonnerie. Inversement, l’étude psychanalytique des dents nous a montré une réversibilité possible dans le sens habituel de l’expression, l’idée d’une insuffisance sexuelle remontant par exemple à la représentation digestive d’une chute dentaire. Il existe là, entre ces organes éminemment digestifs que sont les dents et les fonctions sexuelles, une relation symbolique qui inspire des rêves ou des obsessions notamment et qui semble indiquer plus qu’une analogie poétique, mais une ontogenèse de l’idée de castration, remontant aux répressions digestives. En outre, la pratique psychanalytique montre que les femmes peuvent présenter un complexe de castration aussi net que les hommes névrosés, avec images de mutilation ; or, les explications qu’on a l’habitude de proposer (désir déçu des avantages virils, masochisme sexuel lié à l’idée de blessure sanglante, etc.) ne nous paraissent pas suffisantes à rendre compte de l’intensité et de la fréquence de ce complexe paradoxal, si l’on n’admet pas une sensibilisation préalable, une sorte de pré-castration contemporaine du sevrage, peut-être même de la naissance, si l’on adopte les idées de Rank.
Il est en tous cas certain que pour l’inconscient, après le stade œdipien, toute répression s’associe à une image de castration. D’ailleurs, ce rapport peut arriver jusqu’à la conscience : mot latin castigatio signifie à la fois blâme, punition, castration et action de tailler (les arbres, par exemple). Il y a plusieurs degrés dans cette série de significations : on peut distinguer une castration sexuelle et une castration sociale. Dans les névroses, la castration proprement sexuelle ne se montre intense que quand le garçon, au moment des conflits œdipiens, a souhaité la suppression des relations conjugales du père. La plupart des impuissances reconnaissent pour origine psychique un renversement de ce genre.
Un de nos malades, par exemple, vient se faire analyser pour impuissance. On retrouve ses émotions infantiles : père autoritaire, mère très douce, ayant failli mourir des suites d’un accouchement, quand le sujet avait sept ou huit ans. À ce moment, le malade a formé inconsciemment le vœu de supprimer la virilité meurtrière : il a cordialement haï son père, comprenant que celui-ci était responsable des dangers courus par sa mère. Puis, sous la pression des instincts sociaux, il s’est réconcilié avec son père, mais en retournant sur lui-même le vœu de castration, seule façon de le neutraliser et de faire cesser l’état de guerre. Il est donc devenu impuissant, non seulement dans sa vie sexuelle, mais encore dans sa vie sociale, se montrant incapable de prendre une décision, de diriger une affaire, de conduire une voiture, de réussir quoi que ce soit. Nous ne croyons pas qu’une médication, tonique, glandulaire ou autre, ni des agents physiques auraient suffi à guérir ce cas d’impuissance qui n’était qu’un processus d’autopunition s’étendant à toutes les activités du sujet. Au contraire l’analyse, en provoquant une décharge affective, a permis de réduire ces symptômes névrotiques, à l’exclusion de toute autre thérapeutique. Dès qu’on commence à examiner sous cet angle des malades qu’on est habitué à traiter selon une étiologie somatique, on fait des découvertes bien troublantes — et nous reviendrons sur ce point.
La façon implacable dont le névrosé peut se condamner à la castration, c’est-à-dire à l’échec sur tous les plans, peut atteindre des proportions effrayantes. Voici ce que nous écrivait un malade :
« Ce sont des inhibitions particulières d’une intensité accrue qui se succèdent dans tous les domaines durant trois à quatre jours sans répit : dans le sommeil, le travail, les promenades, le repos, accompagnés d’un sentiment de mélancolie et de découragement profonds. Comme ces échecs se renouvellent l’un après l’autre de façon très évidente, mon exaspération est parfaitement légitime.
Ces échecs et ces inhibitions, après examen attentif, revêtent nettement la forme des obsessions. Je vais vous citer quelques petits exemples qui l’établissent, je pense, amplement : 1° le soir, d’habitude, il m’est impossible de lire plus de dix minutes dans mon lit. Une fois je m’aperçois que je lisais depuis environ une heure. Sitôt que je prends conscience de ce fait et malgré mes efforts, je commence à éprouver non pas de la fatigue, mais une difficulté soudaine à continuer. Je suis obligé de m’arrêter et de jeter le livre ; 2° le matin j’entends parfois le coup de sonnette du domestique qui arrive. Cela ne m’empêche pas de dormir. S’il m’arrive de penser : « Tiens j’ai le sommeil excellent », aussitôt je m’agiterai dans mon lit sans raison et je ne pourrai plus reposer ; 3° je m’applique à un travail que j’éprouve du plaisir à accomplir. Je me rends compte qu’il s’accomplit avec aisance et brusquement je subis un arrêt. Il me devient infiniment pénible d’exprimer des pensées et des phrases prêtes qui s’alignaient dans ma tête.
Dans ces trois cas l’obsession est consciente ou inconsciente, selon que je me dirais « je ne pourrais pas continuer », ou que je me bornerai à le pressentir. L’effet sera le même, malaise, angoisse et réalisation de ce que je redoutais de voir survenir.
Car à la base de mes obsessions, il y a la peur, une peur latente et générale dans les moindres comme dans les plus grandes choses. Peur irraisonnée et bizarre : peur de manifester ma personnalité, de m’affirmer, de déployer mon activité. Quand il m’arrive de me fâcher, je m’arrête malgré moi; j’atténue ma colère, comme si j’étais surpris, effrayé de ma propre colère.
Une autre remarque s’impose aussi au sujet des obsessions. Elles surviennent violemment quand je suis en voie de réussite ou dans les cas où j’escompte une grande satisfaction. Alors ce n’est plus l’inhibition ordinaire, mais le conflit entre la volonté d’arriver à mes fins et l’opposition très vive que je ressens. Ce conflit se résout, bien entendu, par le triomphe de l’inhibition et le plus souvent, par une crise de dépression qui a une forte répercussion sur mon caractère.
Où le désir se manifeste avec le plus d’intensité, c’est dans les questions sentimentales. Là surtout je connais les échecs les plus cruels provenant de moi, malgré des débuts encourageants. Je m’arrange, je ne sais comment, pour me montrer irritable, susceptible, maladroit. Je n’ose rien entreprendre, ou j’entreprends si mal que je perds ce que j’avais acquis auparavant. Cela ne peut être mis sur le compte de la timidité, car s’il m’arrive de rencontrer sans m’y attendre la personne à laquelle je tiens, je me montre tout autre, vraiment naturel et à mon avantage.
Pour mieux illustrer ce qui précède, je recours à l’exemple suivant : je me trouve avec une jeune fille qui m’est sympathique et à laquelle je ne crois pas être indifférent. Instinctivement je lui prends la main. Elle se laisse faire, c’est tout. La fois suivante je me promets d’être plus entreprenant. J’attends anxieusement le moment favorable, avec la crainte anticipée d’un échec. Si je surmonte cette peur qui est aussi forte que le désir est grand, j’esquisserai le même geste, mais sans conviction, comme quelque chose de contraint et d’artificiel. Puis je m’arrêterai de moi-même, comme fatigué de l’effort fourni et tout à fait incapable de persévérer.
Cette inhibition très puissante je l’éprouve chaque fois que je me trouve au seuil d’une réalisation quelconque.
N’est-ce pas de l’obsession, ou plutôt une défense inconsciente de réussir ? Chacun de mes élans est contrecarré par une force contraire qui m’arrête, me tire en arrière. Ce qui fait que je me trouve dans le dilemme suivant : ou étouffer mes tendances, mes élans, mes désirs, ou bien m’exposer aux luttes avec moi-même, aux défaites cuisantes. J’aurais opté pour la première alternative si je pouvais n’avoir pas d’activité à dépenser, de sentiments à épancher, mais malheureusement j’en ai. Je passe mon temps à vouloir, trop vouloir sans pouvoir réaliser, non par impuissance naturelle, innée (cela aurait été une consolation) mais par pure obsession. Je peux agir par intermittences, par mesures, demi-mesures, réussir un petit peu, puis éprouver des inhibitions d’une intensité variable. Ce qui me rend fou d’exaspération.
J’envie sincèrement les gens bornés, médiocres et normaux qui vont tout droit devant eux, sans ressentir les fatigues et les vicissitudes continuelles, les entraves que je connais.
Aujourd’hui je suis arrivé à cette certitude qu’il m’est impossible de bien faire sciemment et consciemment quoi que ce soit. La volonté déterminée de m’appliquer suscite en moi une force opposée d’inhibition. Plus la volonté est forte, plus la résistance est grande. Si par contre, je m’adonne nonchalamment à une besogne, sans idée de la continuer, par exemple si j’écris en prenant une position très incommode ou en choisissant un moment inopportun pour ce travail, il peut m’arriver de réussir. Ce succès aura naturellement une limite, celle du moment où je m’apercevrai que cela va trop bien et que je suis près d’arriver au but. La finale du travail alors présentera des difficultés soudaines qui gâcheront celui-ci et arrêteront net ce qui s’annonçait aisé et excellent. Mais ce contretemps n’empêche pas que je sois arrivé à un résultat relatif que je n’aurais jamais pu atteindre avec préméditation.
Il semblerait ainsi, non seulement que je ne doive pas envisager le succès, mais qu’il me soit défendu d’accomplir quelque chose simplement avec satisfaction. Le mauvais moment que je choisis, l’incertitude, et je dirai même, l’angoisse avec laquelle j’entreprends un travail, me sont pour ainsi dire nécessaires pour me faire oublier l’obsession.
Si je m’avisais de vouloir nettement, virilement, l’obsession se manifesterait dans toute son ampleur et de façon aiguë, me rendant impossible toute entreprise.
Légère ou angoissante, la peur se manifeste sous forme d’une obsession constante qui me limite, me retient, me détourne de la bonne voie ; qui m’enlève la mémoire d’un vers que je connais bien, embrouille des idées claires, des résolutions faciles, suscite brusquement ma timidité; qui m’empêche d’avancer en mer, quoique je nage, en m’inspirant des doutes sur mes capacités, ou plutôt en me faisant oublier les mouvements nécessaires. Ce qui fait que tous les débutants et ceux qui avaient commencé plus mal que moi, me dépassent pour me laisser piteusement au même point.
Si cela survenait seulement dans le domaine de la natation, je ne me plaindrais pas. Malheureusement l’obsession d’impuissance et d’arrêt est générale. Je demeure constamment en arrière, incapable d’agir et d’employer mon activité que je sais sérieuse, considérable, et qui est enchaînée par des résistances mentales. »
Naturellement, il ne suffit pas de savoir qu’on subit un mécanisme inconscient pour en être libéré. La guérison exige non seulement la reconnaissance de toutes les causes successives du sentiment de culpabilité (c’est-à-dire de conflit avec les instincts sociaux), en remontant jusqu’aux difficultés du sevrage, mais surtout leur décharge affective par les résistances et le transfert. Ce n’est pas non plus en s’intensifiant que les mécanismes inconscients deviennent conscients.
À l’analyse, on constate que, parmi les cas psychopathiques d’auto punition, le plus grand nombre procède par retournement de la situation ou de l’intention coupable, et nous allons d’abord examiner ce processus. Si l’on peut dire, d’une certaine manière, que le sens moral résulte d’une capacité à se mettre à la place d’autrui, on trouve dans le retournement en question une exagération de cette possibilité qui aboutit à l’identification, dont Freud dit qu’elle est la forme la plus primitive d’attachement à un objet. L’identification, en effet, est le produit de l’amour (l’enfant qui désire éperdument une locomotive ou un cheval imagine dans ses jeux qu’il est locomotive ou cheval), mais également de la haine refoulée. Dans ce cas, l’ancien agresseur (en fait ou en intention) prend la place de l’attaqué, avec tous les inconvénients que cette situation comporte, de telle sorte que la réalisation du souhait primitif de rivalité devienne en même temps une punition. Freud cite le cas d’une petite fille qui contracte le même symptôme morbide que sa mère, par exemple une toux pénible, ce symptôme exprimant le désir hostile de prendre la place de la mère, combiné à un sentiment de culpabilité : « Tu voulais être la mère ; tu l’es maintenant par le fait, du moins, que tu éprouves la même souffrance qu’elle. » C’est le mécanisme complet de la formation de symptômes hystériques [5]. Ce qu’il y a de coupable dans l’identification veut être neutralisé par ce qu’il y a de pénible.
Charles Baudouin, de Genève, nous communique à ce sujet, une observation toute semblable de toux nerveuse.
OBSERVATION 441
D***, 37 ans, outre une constipation opiniâtre qui la tourmentait au premier chef, présentait accessoirement de l’insomnie et une toux nerveuse. Ce sont ces deux symptômes qui nous occuperont ici.
Il faut savoir que chez elle le motif je suis exclue, était prédominant. Elle a été très jalouse d’une petite sœur, de trois ans plus jeune, qu’elle considérait en intruse. Au collège, elle pensait que « personne ne l’aimait » ; elle se trouvait laide. Il y avait là une très légère ébauche du système persécution. Elle se sent observée ; elle « pense trop à ce qu’on peut penser d’elle. »
Mais ce motif « je suis exclue », comme il arrive communément, était lié à celui des curiosités interdites (la vérité d’où l’enfant est exclu), et tout d’abord de curiosités relatives à la naissance. Dès la troisième séance de l’analyse, Dora apporte un rêve d’exclusion qui ne laisse aucun doute à cet égard : Dans ce rêve « il y a un lit, mais elle n’est pas dans le lit ; un médecin plaisante avec sa mère, mais on ne plaisante pas avec elle, car elle est trop sérieuse ; elle le regrette ». Dans un second épisode du rêve, « quelqu’un parle de la limitation des naissances ».
Or il devait apparaître clairement, au cours de l’analyse, que les symptômes insomnie et toux étaient construits tous deux sur ce système, et présentaient entre eux une solidarité bien curieuse. Il est commode, on le sait, de se représenter un symptôme nerveux comme une formation de compromis entre un désir réputé coupable et une intervention du « surmoi » pour punir ce désir. Dans le cas présent, on serait tenté de dire que les deux éléments : désir et moralité, étaient dissociés et localisés respectivement sur chacun des deux symptômes, ce qui isolait avec une clarté singulière le moment de l’intervention morale. Voici comment :
Tout d’abord (24e séance), l’exclusion se présenta en relation avec la curiosité insatisfaite sur les rapports intimes des parents. C’est ce qui se manifeste dans un rêve assez transparent à l’analyse : « Un train, mais je n’étais pas dans le train. (Cf. dans le rêve précédent : Un lit, mais je n’étais pas dans le lit.) Dans le train il y avait mon frère et ma sœur. Le train était encombré. Je ne pouvais pas bien les voir… Ensuite, près d’un lit. Je vois le bois du lit du côté des pieds… ». Au cours des associations de cette même séance, relevons celle-ci, intéressante pour le symptôme insomnie. « Une fois, la veille de Noël (motif : mystère de la naissance) j’avais peine à m’endormir. Mon père dit ; « Il faut tout de suite dormir parce qu’on entend déjà les grelots du père Noël ».
Aussitôt après, les souvenirs se précipitent. Dora se souvient (26e séance) s’être quelquefois, dans son enfance, endormie tard, parce que son père et sa mère, dans la chambre voisine, causaient entre eux de choses intimes, la croyant endormie. En même temps, elle avait conscience qu’il était coupable d’écouter ; elle ne voulait pas écouter. Puis cela se complète encore (29e séance) : Il lui arrivait d’avoir peur, la nuit, des voleurs ; elle se réveillait avant minuit et allait dormir avec sa mère, tandis que son père n’était pas encore couché. Cela avait commencé vers sept ans. Vers douze-quatorze ans, il lui arrivait encore de se lever la nuit, et d’écouter à la porte de ses parents : « Je ne voyais rien, mais je savais très bien ce qui se passait entre eux. »
De plus en plus l’insomnie s’avérait comme une expression de la curiosité interdite. Mais Dora se souvint aussi que lorsqu’elle prêtait ainsi l’oreille, et qu’elle avait mauvaise conscience, elle se mettait à tousser exprès, pour avertir honnêtement ses parents qu’elle était éveillée, et pour qu’ils ne fissent et ne disent rien qu’elle ne dût entendre. Cette toux s’était ensuite fixée en toux nerveuse, comme le désir de rester éveillée s’était fixé en insomnie. Tandis que ce dernier symptôme exprimait la poussée instinctive, l’autre marquait le réveil de l’instance sévère (du « surmoi »). Cette toux était le chant du coq de saint Pierre.
Peu après ce moment de l’analyse, les deux symptômes commencèrent à céder, solidairement, tout comme, solidairement, ils s’étaient installés.
Dans nos observations personnelles, nous retrouvons par exemple le cas d’un jeune homme obsédé par la crainte de mourir jeune et par l’idée que, dans ces conditions, rien ne valait plus la peine d’être entrepris. L’analyse a constaté que son père était mort jeune, quand le malade avait lui-même six ans et qu’il en était résulté pour lui l’avantage d’occuper toute la tendresse de sa mère veuve. Il apparut comme évident que cette mort paternelle, répondant à une joie que les instincts sociaux sentaient digne de réprobation, avait suscité l’obsession de la mort prématurée et de l’impuissance à agir (castration sociale).
Ces cas morbides font comprendre que, comme reliquat des difficultés inhérentes au complexe œdipien, les hommes normaux puissent accepter assez volontiers d’être punis pour les fautes de leurs pères. Ce principe de justice primitive et toute instinctive, est admis par exemple dans la Bible, toutes les souffrances des hommes n’étant que l’expiation équitable de crimes commis par les aïeux, ou par le grand aïeul Adam. « Les parents ont mangé les raisins verts, est-il écrit, et les dents des enfants ont été agacées. » L’enfant n’accepte le châtiment que parce qu’il se sent coupable d’avoir voulu détrôner le père, ou le rival.
Il n’est pas de meilleure illustration de la loi du talion et de la manière dont elle est inscrite au fond de l’instinct humain, que les observations psychanalytiques. Nous empruntons encore à Charles Baudouin deux observations inédites :
OBSERVATION 250
Pauline, dont j’ai parlé déjà un autre point de vue dans mon étude sur la Régression [6], présentait une paralysie hystérique de la partie droite de la face. Ce symptôme était richement surdéterminé, et il fut très intéressant de le voir céder, de séance en séance [7], au fur et à mesure que chaque cause déterminante était touchée par l’analyse. Ainsi, par ce symptôme, Pauline s’identifiait à la mère d’un petit ami d’enfance, car celle-ci était défigurée par un érysipèle à la joue ; en immobilisant les muscles de la face, elle réalisait en outre son désir d’immobiliser le temps, de ne pas vieillir et d’effacer les rides. Le symptôme était apparu le jour même où Pauline avait 28 ans (motif de l’âge). Peu avant elle avait, de sa propre main, tiré devant le miroir les muscles de cette partie de la face pour se rendre compte d’une démonstration de chirurgie esthétique lue dans un journal de mode, etc., etc. Mais nous nous arrêterons ici à l’une des déterminantes, celle où le mécanisme de punition apparaît le mieux : Pauline avait une sœur plus jeune (motif de l’âge) dont elle était, comme se doit, fort jalouse. Un jour, en la portant, elle l’avait naturellement laissée tomber ; la tête avait frappé très fort. En une autre occasion, la jeune sœur, en voulant sauter, était tombée sur la figure, et s’était endommagé le front, le nez et la joue. Les deux épisodes, associés et évoqués l’un par l’autre, paraissent bien avoir été confondus par l’inconscient, comme si Pauline se sentait responsable aussi du second accident. Ainsi, elle devait se punir d’avoir défiguré sa sœur, et ne pouvait mieux y parvenir qu’en se défigurant elle-même. C’est le mécanisme du talion.
On remarquera que cette punition frappait du même coup la déterminante précédente : cette poussée de coquetterie qui avait inspiré à Pauline la scène devant le miroir. Cette scène récente avait même dû raviver les anciens sentiments de culpabilité à l’égard de la sœur : « Tu veux être belle, mais tu n’as pas craint de défigurer ta sœur ; tu veux paraître plus jeune, mais cela ne signifie-t-il pas prendre la place de ta sœur plus jeune ? ce qui est une jalousie coupable, etc. » C’est du moins ainsi ou à peu près qu’on pourrait résumer une partie du travail inconscient qui était à l’origine du symptôme.
OBSERVATION 539
Dans ce cas, nous pouvons isoler plus nettement le mécanisme du talion. Nelly (40 ans) présentait, parmi d’autres symptômes plus douloureux, une curieuse difficulté à marcher, inexplicable par des causes physiques. Déjà enfant, les promenades étaient pour elle un cauchemar ; dans les dernières années elle se voyait contrainte de faire presque toutes ses courses en voiture.
Or elle avait une sœur aînée, que d’ailleurs elle aimait beaucoup, et qu’elle imitait sur bien des points, par ses goûts, son caractère, etc. (identification). Il apparut bientôt que le symptôme procédait lui aussi de cette identification. Car la sœur, depuis l’enfance, était impotente à la suite d’un accident. Ceci n’est rien encore, mais Nelly m’apprit ensuite que cet accident était survenu à la sœur tandis que celle-ci était en séjour hors de la maison paternelle, et l’on avait expliqué l’accident par le manque de surveillance, au cours de ce séjour. Mais pourquoi cette absence de la maison ? Parce que la mère attendait alors un nouvel enfant : précisément Nelly. Celle-ci, qui avait maintes fois entendu raconter cette histoire, se sentait confusément responsable, — par le seul fait de sa naissance ! — du malheur de sa sœur. Ce dont, inconsciemment, elle avait décidé de se punir pour la vie en s’infligeant une infirmité semblable.
On pressent bien, d’ailleurs, que la surdétermination jouait, et que des causes plus courantes s’ajoutaient à celle-là. L’identification à la sœur aînée était déjà, par elle-même, marquée de cette culpabilité banale qui frappe le complexe d’Œdipe, et notamment le désir de prendre la place de la mère (ou de la sœur qui lui sert de substitut) et devait être punie de quelque manière. Mais la situation nette et violente créée par l’accident de la sœur avait eu sans nul doute une influence toute prépondérante dans le choix du mode de châtiment.
Le talion névrotique ne joue pas seulement pour les culpabilités envers les membres de la famille ou les personnes qui ont tenu un rôle dans l’enfance. Une fois constitué, il peut s’étendre à toutes les circonstances analogues, et jouer son rôle dans toutes les rivalités de la vie adulte. Beaucoup de suicides par jalousie ou déception amoureuse prennent, sans doute possible, la signification d’une impulsion homicide primitivement dirigée contre la personne concurrente puis retournée contre le sujet.
Par ces issues pathologiques, on peut comprendre que le conflit des pulsions digestives ou sexuelles avec la tendance répressive des instincts sociaux, produise une angoisse extrêmement pénible. Il s’ensuit que la réalisation de la punition, même quand elle demeure tout à fait inconsciente, apporte une détente marquée. Beaucoup de malheureux, torturés par ces complexes de culpabilité névrotique, se trouvent condamnés à osciller entre deux alternatives : réussir et être angoissés ou sortir de l’angoisse à la faveur d’un malheur actuel et réel. Aussi ces malades savent-ils aller, avec toute la sûreté de l’instinct, vers tout ce qui doit être pénible pour eux : échec, humiliation, accident, maladie. Une sorte de fatalité intérieure les condamne à manquer toutes les bonnes occasions, à se donner en toutes circonstances le maximum de peines et d’obligations, à tomber toujours sur les pires éventualités. En même temps, on peut constater que les infortunes les délivrent momentanément de l’angoisse et, d’autant qu’un malheur conscient et connu est plus supportable qu’une angoisse obscure, ils désirent obscurément leur malchance comme une détente et, tout en s’en plaignant amèrement, ils le supportent avec une sorte de fierté satisfaite. Ils sont destinés à être les aventuriers du malheur ou les héros de la honte.
Un ancien récit humoristique de Pologne raconte qu’une vieille paysanne se confessait toutes les semaines de tromper son mari et encourait chaque fois les reproches les plus sanglants du prêtre. Or, la chose durait depuis tant de temps et la paysanne était devenue si vieille qu’un jour enfin le prêtre eût un doute. Il finit par lui faire avouer que ces infidélités étaient passées depuis trente ans, et comme il ne comprenait pas cette obstination à s’en accuser, la femme expliqua : « C’est si bon de se souvenir ! » L’histoire pourrait être vraie car elle a une valeur profondément humaine. Il est exact que le masochisme des instincts sociaux arrive à transférer la jouissance de la faute désirée à la punition subie. Tout l’attrait du péché défendu et impossible se reporte sur la punition, toujours accessible à peu de frais, exempte des réprobations sociales, digne au contraire de mériter pitié ou admiration. Il y a des enfants qui aiment à être fouettés ou qui se complaisent à rêver de fessées, comme faisait Jean-Jacques Rousseau ; il y a des femmes qui découvrent aux brutalités de l’amant jaloux la même saveur qu’à une infidélité idéale ; il y a des religieux qui préfèrent la flagellation ou la caresse du cilice aux jouissances sensuelles que ces pratiques sont destinées à combattre et à remplacer. Naturellement, les substitutions masochistes exigent une forte charge de culpabilité pour être consenties dans la réalité, en pleine conscience ; la plupart des humains se contentent de les imaginer, ce qui ne change rien au processus. Le renversement permet de vivre le rêve coupable tout en méritant l’attendrissement des hommes ou de Dieu, en qualité de victime ou de saint, ce qui revient au même.
Le névrosé peut avoir des ambitions plus modestes que la couronne des martyrs. Il peut se condamner à être obscurément pauvre, à perdre sans éclat ce qu’il a péniblement gagné, comme tous ceux que dévore la passion du jeu. Il semble que cette névrose résulte spécialement d’un conflit portant sur les instincts digestifs, d’une sorte de condamnation de la possessivité initiale. Le joueur est à la fois dévoré du désir de gagner la fortune sans plus d’efforts qu’un nourrisson attendant sa subsistance, et tenaillé par le besoin masochiste de perdre ce qu’il possède. En contemplant les foules qui hantent champs de courses et salles de jeu, on peut apprécier l’étendue de cette malédiction. La société a d’ailleurs créé des débouchés à tous les masochismes : à ceux qui veulent être des saints elle a préparé des cloîtres ; aux joueurs elle procure des loteries et des paris mutuels, des banques et des tripots.
Mais il est des psychopathes plus humbles encore qui ne veulent dorer leur infortune d’aucune auréole ni même d’aucun espoir, et qui cherchent dans le mépris même des autres hommes, à la fois leur jouissance et leur punition : tous ceux qui s’exhibent dans des situations humiliantes ou douloureuses, « paillasses » des tréteaux forains, boxeurs souvent battus, avaleurs de crapauds, pitres de salons ou de rues ou, plus misérables encore dans l’échelle des valeurs sociales, prostituées exposées aux devantures des bouges, criminels traînant des tribunaux aux prisons. Pour ceux-là aussi la société a préparé des places, dans les bordels et dans les bagnes.
Voici encore une observation :
Fernand est un jeune homme dominé par le complexe spectaculaire. Les tendances de « voir » comme celles de « se montrer » (qui sont toujours solidaires) qui dès l’origine joué chez lui un grand rôle. Un trauma infantile qui a laissé de fortes traces et qui se complique de culpabilité, a eu lieu à la suite d’une scène où Fernand, vers cinq ou six ans, avait trouvé bon, lors de jeux en pleins champs, de se déshabiller et de faire se déshabiller deux petites filles. Il les avait renvoyées à la maison dans cet état, tandis qu’il s’était prudemment rhabillé. Les petites avaient été sévèrement punies (fouettées), et il ne l’avait pas été. Il lui restait à se punir lui-même, et comme souvent en pareil cas, à y employer toute sa vie.
Fernand souffrait d’abord d’un symptôme typique, l’eczéma nerveux, qui a pu être interprété en bien d’autres cas comme un compromis entre le désir spectaculaire (la peau rouge, voyante) et la volonté de s’en punir (la peau laide et douloureuse). Cette interprétation générale cadrait fort bien avec le cas particulier.
En outre, sur le plan du caractère, des manifestations bien intéressantes se développaient dans le même sens. Le complexe spectaculaire se prolongeait ici par celui du héros. Fernand, depuis l’adolescence, était travaillé de l’ambition de faire de grandes choses, et plusieurs séances d’associations libres ne furent qu’un défilé des grands hommes qu’il eût voulu devenir. Or on sait que le héros se doit d’être exposé (le motif de l’Aussetzung, dégagé par Rank, à qui nous devons de belles études sur ce thème du héros). Mais c’est là devons-nous remarquer, un terme très synthétique qui signifie à la fois « exposé aux regards » et « exposé aux dangers ». La seconde signification s’accentue au détriment de la première lorsque prédominent les tendances d’autopunition [8] — ce qui était bien le cas chez Fernand. C’est alors que le complexe du héros se mue en celui du martyr.
La formation intellectuelle de ce sujet s’est trouvée ainsi dirigée par le désir de professer des idées qui le distinguent, mais aussi dont il ait à souffrir. Il fut poussé de la sorte vers des idées révolutionnaires ; celles-ci lui valurent même une condamnation sévère par le tribunal de M…, condamnation qu’il accueillit avec une sorte de joie et qu’il n’eût pas voulu voir alléger. Ces manifestations qui imposaient le respect et qui avaient en fait une certaine grandeur, se rattachaient curieusement, du point de vue psychanalytique, au même système que la manifestation beaucoup plus humble représentée par l’eczéma ; la peau rouge et les idées rouges n’étaient pas sans parenté. La démangeaison douloureuse de la peau et l’ambition du martyre, étaient comme la traduction en deux langages d’une même recherche. Et il fallait, une fois de plus, reconnaître cette impressionnante unité que l’analyse établit sans cesse, par les courts-circuits les plus imprévus, entre des manifestations fort disparates et de valeur fort inégale. Il n’est d’ailleurs pas vain de remarquer, à cette occasion, que les deux manifestations, dans d’autres cas, viennent à se combiner en une seule : que l’on songe au cilice et à la flagellation des ascètes, ou si l’on veut remonter au mythe (où l’on trouve les symboles les plus éloquents de nos grands complexes), que l’on se souvienne du motif de la tunique de Nessus, qui à la fin de la légende d’Hercule, vient s’intégrer précisément dans le motif du héros. (Charles BAUDOUIN, Obs. 487).
Les exemples de ce genre ne manquent pas et peuvent prendre des formes très différentes : Parmi nos propres malades, nous pouvons citer le cas d’un homme de trente-cinq ans qui, après avoir été, dans son enfance, le modèle du bon élève à l’école et du garçon obéissant dans sa famille, après avoir été, pendant la guerre, un héros d’intrépidité, dédaignant balles et mitraille, commença subitement à dérégler sa vie. Marié, d’une situation moyenne, il prit une maîtresse pour laquelle il contracta un demi-million de dettes en six mois, signant des chèques sans provision et risquant, de ce fait, des condamnations pour escroquerie et la prison. Au même moment il attrapait de fréquentes contraventions au sujet de sa voiture. Il s’agissait d’un complexe œdipien fortement censuré (la soumission infantile cachant une révolte refoulée) avec troubles de sevrage très marqués, en sorte que l’inconduite apparaissait comme une agression tardive contre les siens, une tentative pour récupérer les privations du sevrage (la famille a dû payer les dettes) en même temps qu’un intense besoin d’autopunition. Les dettes étaient d’ailleurs contractées dans un état d’anxiété extrêmement pénible et toute répression accueillie comme une brève détente : il éprouvait le besoin de s’injurier, de s’humilier, de demander pardon à tout le monde ; il s’arrangeait même inconsciemment pour ne jamais profiter de l’intimité avec sa maîtresse, remplaçant les entrevues amoureuses par des menaces de suicide et développant un état d’anxiété qui rendît nécessaire un séjour en maison de santé.
Les cas les plus typiques ne sont pas toujours ceux qui revêtent une allure intensément pathologique. Nous avons eu l’occasion de soigner une prostituée qui s’était spécialisée dans la flagellation. Elle se laissait fouetter pour cinq cents francs dans une maison fréquentée par les sadiques. Elle tenait tant à sa condition qu’elle avait refusé d’épouser un garçon qui était devenu son amant, qu’elle prétendait aimer, et qui lui offrait une situation relativement inespérée. Comme la plupart de ces femmes, elle était complètement frigide. Étant enfant, elle avait beaucoup aimé son père et non moins détesté sa mère, puis elle s’était progressivement détachée de cette fixation paternelle vers l’âge de dix ans, lors de la naissance d’une petite sœur. Elle se rappelait avoir reçu de son père quelques fessées, quand elle se montrait trop agressive envers sa mère. À l’âge de dix-neuf ans, elle avait eu une aventure très sentimentale, dans laquelle elle avait mis beaucoup d’espoir pour trouver à la fin une amère déception, quand son ami l’abandonna avec un enfant. Sa frigidité s’accentua alors et elle s’adonna à la prostitution, comme la plupart de ses semblables, dans le but d’éviter des souffrances sentimentales : donner son corps à tout venant paraît un moyen de ne donner son cœur à personne. C’est aussi un moyen de couper les ponts qui relient au passé, un moyen de désavouer la famille et de nier l’amour, enfin une sorte de vengeance sur les hommes, dans le domaine affectif et inconscient, en leur prenant une valeur : l’argent et en ne leur rendant rien qui vaille, c’est-à-dire rien de sentimental. En ce qui concerne plus spécialement notre malade, son masochisme était un rappel de la situation infantile chez ses parents : elle se soumettait à la tenancière de l’établissement (image de la mère haïe) en acceptant les coups (symbole de l’amour renversé par autopunition) ; le client représentait l’image ambivalente du père. Il faut noter qu’elle s’était fait une idée sadique de l’amour, lorsqu’elle était toute petite, d’où sa frigidité ; elle l’avait d’abord craint comme une chose cruelle, puis avait fini par le désirer obscurément sous cette forme. La flagellation était ainsi devenue l’équivalent de l’inceste défendu, en même temps que la punition d’un tel crime.
Parmi les psychanalystes français, Laforgue a bien analysé le processus d’érotisation de la souffrance et de l’angoisse en indiquant les ressemblances des affres et de la volupté. On sait depuis longtemps que la peur, variante de l’angoisse, peut devenir un moyen de satisfaction érotique, comme c’est manifestement le cas pour la clientèle de certains spectacles terrifiants. Ainsi la névrose même, avec ses symptômes anxieux, ses phobies, peut comporter une volupté spécifique et satisfaire non seulement aux exigences des instincts sociaux, mais encore partiellement, des besoins sensuels et érotiques, ce qui rend encore plus insidieux et plus aisé le compromis masochiste entre le plaisir défendu et le châtiment, plus ardue encore la cure.
Sans doute la névrose, comme négatif d’une perversion, constitue un effort d’adaptation sociale, puisqu’elle s’efforce de convertir un élément répréhensible en un élément pitoyable, glorieux ou innocent. Mais cet effort peut être inefficace et la transformation insuffisante : c’est ainsi que le masochisme d’autopunition peut mener à la délinquance et à la criminalité. Le but inconscient est alors moins la faute en soi que la punition légale qui s’ensuivra. Les instincts sociaux de répression jouent assez pour punir mais pas assez pour faire servir la punition à l’approbation de l’entourage étendu (car certains malfaiteurs trouvent de l’admiration chez leurs semblables). De même qu’un désir censuré qui n’est pas suffisamment élaboré par le rêve se résout en cauchemar, de même une impulsion condamnable, mal transformée par les instincts sociaux, aboutit au crime. Les criminels sont des saints ou des héros ratés. À ce point de vue, il faudrait étudier la psychologie de grands criminels qui comme ce Bonnot, de célèbre mémoire, tiennent à la fois du héros et de la canaille, jouant leur vie en exploits sensationnels contre les forces sociales, méritant la célébrité par leur carrière et une certaine admiration par leur courage. Certains héros de guerre fourniraient des types intermédiaires entre ces bandits, certains aventuriers notoires et les gloires les plus reconnues. Il faudrait — n’en déplaise aux âmes bien pensantes — comparer, sous l’analyse scientifique, le masochisme de la carmélite à celui de la prostituée, et l’on découvrirait sans doute de troublantes parentés.
Il est des cas où le criminel le plus détestable se montre en même temps si désintéressé matériellement, si décidé à expier le châtiment pour la réalisation de sa pure haine (et si nous entendons par pureté l’absence de tout calcul des réalités matérielles, nous pourrons dire que la haine pure est aussi rare que le pur amour, qu’elle peut d’ailleurs doubler) — qu’on ne sait s’il doit être condamné sans pitié pour son cynisme ou absous pour sa fatale irresponsabilité. Mme Marie Bonaparte a donné à ce sujet une étude du plus haut intérêt sur le cas de Mme Lefebvre [9], cette femme qui, en 1927, sans la moindre provocation, tua froidement sa bru enceinte de cinq mois parce qu’elle était jalouse de l’affection de son fils, après avoir été, dans l’enfance, jalouse de l’affection de son père et trouva, dans sa prison, un tel apaisement aux angoisses qui l’avaient torturée avant le crime que sa santé physique même en ressentit une grande amélioration. Les rapports des experts sur la responsabilité de cette femme ont été des plus contradictoires, ce qui montre la gravité du problème soulevé.
Alexander et Staub ont donné une magistrale étude du criminel névropathique, partant de cette découverte que Freud fit, il y a longtemps déjà, du criminel par sentiment de culpabilité. « Son sentiment de culpabilité antérieur, disent-ils, provient de désirs inconscients qui sont beaucoup plus sévèrement jugés et punis par son sur-moi que le délit réel. Il souffre donc d’une angoisse plus forte devant sa propre instance morale, qui est particulièrement sévère, que devant le tribunal humain ou social. Et la punition réelle est pour lui un gain. » On doit donc en conclure que ces délinquants sont hypermoraux, quand bien même des tendances archaïques criminelles sont restées actives dans leur inconscient.
Il est bien difficile de dire où cesse le côté psychopathique de la criminalité, si tant est qu’il existe une criminalité normale. En réalité, la limite est impossible à tracer, car il existe chez tous un conflit inconscient. Alexander et Staub disent encore : « L’énorme importance médico-légale de ces cas saute aux yeux. Une grande partie de ces individus qui agissent névropathiquement, ou mieux : sont agis par des motifs inconscients ou par le besoin de punition, finissent tôt ou tard par avoir affaire avec la justice et le code. Leur franche délimitation des vrais criminels est une des grandes tâches de la psychanalyse. Si elle veut la remplir, elle devra tout d’abord se frayer un chemin vers la salle d’audience, par dessus le dos des experts psychiatres patentés ou bien au moyen de la formation analytique des juges. Seulement alors, la juridiction s’éloignera de l’esprit des procès moyenâgeux de sorcellerie, que rappellent encore tant de procès modernes, alors que le feu croisé des questions du juge et du procureur tendent à arracher au prévenu qui a agi par motifs inconscients, des motifs conscients. »
Comme l’expose fort bien Odier dans son analyse critique de la thèse ci-dessus [10], certains conflits ne peuvent aboutir qu’à deux solutions : criminalité ou névrose. La solution dépend d’un facteur constitutionnel : « Sans dispositions autoplastiques, pas de névrose ; sans pulsions expansives, pas de criminalité ».
Cette analyse mène à des conclusions nouvelles quant à la valeur des sanctions. Pour le criminel névropathique et masochiste qui agit par sentiment de culpabilité, la punition légale devient le motif essentiel, la cause finale du crime. Dans ces conditions, le bénéfice social des sanctions est des plus problématiques. On peut même dire avec ces auteurs que « la punition n’a psychologiquement aucun sens et est sociologiquement nuisible ». Déjà Nietzsche avait déclaré que le châtiment endurcit le criminel et retarde le développement du sentiment de culpabilité [11].
Le soulagement de la culpabilité par la prison est assez comparable à l’apaisement de l’angoisse par le symptôme somatique de conversion hystérique (paralysie, cécité, aphonie, etc.) dont Laforgue et Hesnard disent qu’il réalise un compromis entre la satisfaction libidinale défendue et la punition (corporelle). « Lorsqu’on reconstitue, disent-ils, la psychogénèse du symptôme hystérique, on s’aperçoit que son apparition a soulagé le malade, lui a donné une réelle sérénité, pour la raison qu’il prenait aux yeux de l’intéressé la valeur d’une punition effective, réalisée, impliquant que le corps, tenu pour responsable, payait ostensiblement, expressivement, la faute issue du conflit fondamental [12] », et Mme Sokolnicka remarque que les malades qui arrivent à réaliser ces symptômes de conversion sont précisément ceux qui se débarrassent le plus complètement de leur angoisse psychique.
Nous avons déjà vu que le masochisme de culpabilité peut aboutir, plus loin encore que les symptômes purement fonctionnels de l’hystérie, à des maladies véritablement organiques, comme si l’inconscient avait la propriété de modifier profondément l’organisme et d’y créer des lésions. Déjà, les expériences de suggestion nous ont montré la plasticité du corps aux représentations psychiques puisqu’on peut faire rougir la peau, faire sourdre quelques gouttes de sang, modifier les sécrétions, la régulation thermique (Deutsch), mais c’est un domaine nouveau qu’aborde la psychanalyse en recherchant les déterminantes psychiques d’un grand nombre de maladies organiques. Les recherches de Groddek, Maeder, etc., ont ouvert cette voie de recherches : les résultats ont été si riches qu’on peut se demander si toute affection ne procède pas d’un double facteur : psychique, (créant un lien de moindre résistance et une prédisposition morbide spécifique) et somatique, chimique, bactériologique, parasitaire, on devrait dire matériel, si ce mot avait quelque valeur quand il s’agit de la vie. Nous pensons même, devant le déterminisme si précis qui apparaît souvent sur le plan psychique, que les explications courantes des maladies restent extrêmement primaires et illusoires. Nous avons dit ailleurs [13] combien il nous paraît absurde de penser, avec les Pasteuriens, qu’on devient tuberculeux parce qu’on a été touché par des bacilles de Koch, venus par contagion, quand on constate à quel point les tuberculeux sont des gens qui, dans leur inconscient, ne veulent plus vivre et se condamnent à la mort. Pendant sept années de pratique, au Dispensaire antituberculeux du XVIIe arrondissement, nous avons souvent fait l’expérience de demander à ces malades ce qu’ils comptaient faire, une fois guéris, et nous avons constaté qu’ils n’avaient pas de projets ni de désirs à formuler. Leur maladie était comme un refuge, un moyen d’échapper à certaines obligations, quelquefois un moyen de tyrannie ou de vengeance, mais toujours doublé d’une auto punition. Quand on a ainsi constaté à quel point beaucoup de tuberculeux révèlent une volonté inconsciente de suicide et avec quelle sûreté d’instinct ils marchent à la mort, exploitant toutes les occasions de s’aggraver, on peut sourire des remèdes soi-disant spécifiques des médecins qui n’ont pas encore soupçonné que la vie puisse avoir un aspect psychique, tant Pasteur leur a fait oublier la force vitale. Inversement, ces malades sont très sensibles à toute intervention psychothérapique dirigée contre leurs mécanismes inconscients.
Il est, en dehors des tuberculeux, un grand nombre de malades dont l’inconscient appelle la maladie et qui ne veulent absolument pas guérir. Freud l’a indiqué explicitement pour les névroses : « Chez certains sujets, dit-il, prédomine non la volonté de guérir mais le besoin d’être malades… Il s’agit d’un sentiment de culpabilité qui trouve sa satisfaction dans la maladie et ne veut pas renoncer au châtiment, cet élément jouant un rôle décisif dans la gravité d’une affection névrotique [14]. »
Nous pensons qu’on peut réellement rechercher cet élément à la base de toutes les maladies. Ceci est presque évident pour celles qui ont un caractère « nerveux » bien marqué : ces dyspepsies polymorphes, paradoxales, dépendant des ennuis ou des distractions de la journée, ces gastrites chroniques qui s’aggravent pour une purée de pommes de terre, mais qui supportent le homard et le poivre, ces entérocolites irrégulières, ces constipations périodiques qui accompagnent ou remplacent des crises d’avarice financière ou affective, maladies-punitions par lesquelles le patient achète le droit de tyranniser l’entourage ou de mettre les médecins en échec (attitude fréquente des femmes frigides).
Nous avons vu, pendant la guerre, arriver au front de ces dyspeptiques habitués à des régimes compliqués et persuadés qu’ils ne tarderaient pas à mourir de l’alimentation des tranchées. La présence d’un danger évident dérivait immédiatement leur besoin d’autopunition ; l’angoisse réelle, normale, remplaçait l’angoisse névrotique et ils guérissaient de leur dyspepsie en peu de jours quand ils n’étaient pas tués par les Allemands. On comprend que des esprits chagrins aient besoin de la guerre ; il est seulement regrettable que la polémothérapie ne soit pas d’application strictement individuelle et spéciale pour eux. On dit que beaucoup de symptômes hystériques guérissent de même par la cravache, beaucoup de sinistroses par l’électrocution, beaucoup de maux de dents sur le paillasson du dentiste. Nous nous confessons ici, étant encore étudiant et remplaçant un confrère en province, d’avoir lardé de pointes de feu une patiente maussade qui se plaignait de voir son rhumatisme aggravé par toutes les médications normales et d’avoir obtenu, par cette punition intentionnelle, ce que les procédés lénifiants n’avaient pu réaliser : une amélioration inespérée. Nous n’avons pas continué dans cette voie, mais il est certain qu’elle satisfait bien des malades : on comprend mieux la vogue des sinapismes, vésicatoires et autres remèdes répugnants en honneur dans le peuple. Il est des gens qui ont besoin de saignées et de purgations amères, d’autres besoin de brutalités ou d’insolences : chacun finit d’ailleurs par trouver le médecin qui lui convient. On peut se demander si la plupart des malades n’ont pas besoin de leur maladie.
Nous avons publié un cas d’eczéma des mains, ayant résisté à tout traitement spécial pendant dix ans et guéri par l’analyse [15]. Par cette affection, la malade résolvait un conflit actuel : continuer sa profession de harpiste contre le désir de son mari ou céder à ce dernier, mais à l’arrière-plan se trouvaient toutes sortes d’éléments tels que : punition des mains criminelles à l’égard du père qu’elles avaient menacé (période adulte), punition des mains coupables de désirs masturbatoires (puberté), renoncement à l’effort, au travail (sevrage).
Le sentiment de culpabilité mène à toutes sortes de destructions et tend à la mort. En analysant l’inconscient, on ne tarde pas à trouver, le plus souvent, une aspiration à la mort, aussi paradoxale à première vue que le masochisme simple. Freud rattache les instincts de la mort aux instincts d’agression et explique que ces derniers puissent s’accumuler sur le sur-moi : « Moins l’homme est agressif vers l’extérieur, plus il est agressif contre son moi [16]. » En réalité, Freud considère ces instincts de la mort comme la tendance à tuer, laquelle peut se retourner contre le sujet. Nous pensons qu’il existe un instinct de la mort qui est une tendance primitive à mourir, inhérente à toute vie (comme une direction vers la fin suprême de la vie), préfigurée par la béatitude fœtale dans le sein maternel et consistant en un élargissement de la libido sexuelle tel que l’individu en arrive à souhaiter sa fusion dans l’univers. Un pareil instinct aurait pour effet d’aspirer à la mort comme au repos et au soulagement devant toute épreuve trop dure. Ce ne serait la « fantaisie de retour au sein maternel » que par analogie ; essentiellement, ce serait la hâte vers le but final. Il faut bien admettre que l’énergie qui entraîne la vie dans son cycle, la poussant toujours vers de nouveaux stades et de nouvelles expériences, doit continuer son impulsion jusqu’au terme ultime, donc tendre à la mort. Ce but pourrait devenir conscient en cas d’angoisse et inspirer le suicide, toujours souhaité comme un refuge. L’instinct de la mort pourrait donc entrer en jeu pour calmer le sentiment de culpabilité et ici interviendrait une sorte d’érotisation de la mort, prolongement logique de l’érotisation de l’angoisse, au sujet de laquelle nous avons d’ailleurs supposé des connexions spéciales entre l’amour et la mort [17]. Ainsi faudrait-il comprendre le vœu de mourir ou le désir de suicide non seulement comme un souhait de mort retourné, mais encore comme une tendance plus positive et plus fondamentale. Les deux acceptions sont loin de s’exclure : elles se doublent comme crime et châtiment, selon le mécanisme compensateur de tous les processus d’autopunition.
Partout, jusqu’ici, nous avons vu le retournement de la situation former le mécanisme de neutralisation que les instincts sociaux opposent à la culpabilité des autres instincts. Ce processus est de beaucoup le plus répandu et le plus simple, mais on peut en observer d’autres, généralement plus dangereux pour l’intégrité psychique des individus.
Le déplacement consiste à rattacher à un acte banal tout le sentiment de culpabilité éprouvé, en oubliant la faute réelle. C’est ainsi qu’il faut interpréter ces cas de scrupules déplacés ou d’auto-accusations absurdes : nous avons eu, dans notre régiment, en 1914, un mobilisé qui, en pleine crise mélancolique, s’accusait de mériter la fusillade pour être arrivé en retard à l’appel, demandait pardon à tout le monde et sollicitait d’être rapidement exécuté. Nous n’avons pas eu le loisir d’étudier alors quelle pouvait être sa vraie culpabilité, mais par la suite l’analyse de névroses obsessionnelles et de crises de scrupules nous a toujours montré les instincts sociaux en conflit avec la sexualité.
Nous avons publié l’observation psychanalytique d’une obsession chez une femme de vingt-sept ans, consistant en une peur constante de mériter l’enfer, tantôt pour les fautes les plus banales, tantôt sans savoir pourquoi. L’analyse a montré qu’il s’agissait d’un souhait d’autopunition et d’un sentiment de culpabilité (désir incestueux refoulé, désir masturbatoire combattu, jalousie contre un jeune frère, hostilité contre la mère). La peur de la sexualité correspondait en réalité à la peur de l’enfer et s’y substituait en raison du sentiment de culpabilité ; elle se rattachait à des représentations sadiques et à un refus de la féminité (fixations homosexuelles, désir d’être un homme, peur d’accepter une attitude passive, peur d’une expérience affective douloureuse, en souvenir de l’attachement malheureux au père). Enfin le refus d’être femme se reliait au désir de dominer et de posséder et à la régression de la libido vers un mode possessif par suite des difficultés du sevrage. L’obsession ne disparut d’ailleurs que le jour où la malade comprit ce dernier point et accepta le sevrage analytique (la fin du traitement) [18].
Chez beaucoup de névrosés de ce genre, nous avons vu le déplacement de la culpabilité s’opérer sur la masturbation, le sujet en arrivant à croire qu’il avait commis là un crime inexpiable pour lequel tous les malheurs étaient mérités, mais l’objet du déplacement peut être extrêmement varié : la plupart des phobies et des obsessions s’expliquent ainsi à l’analyse par une culpabilité déplacée. En tous cas, quand le déplacement n’est plus justifiable par les idées courantes, par l’éducation, la religion, un système philosophique, son absurdité exige une espèce d’abdication du jugement, une faillite de la raison qui trahit souvent une désagrégation grave et nous introduit alors dans le domaine des psychoses. Tel est le cas des états mélancoliques et hypochondriaques.
On peut en dire autant d’un autre mécanisme : la projection, dont nous avons parlé au chapitre précédent, en citant la jalousie de l’époux qui accuse son partenaire de commettre l’adultère quand lui-même en combat l’envie. La projection atteint son plein développement dans la paranoïa et les délires dits de persécution. Il faut à ce sujet consulter les observations psychanalytiques de Flournoy, Hesnard, de Saussure, Schiff et autres d’après lesquelles il apparaît que, dans ces cas, les tendances refoulées sont souvent, non toujours, des tendances homosexuelles empreintes d’un fort narcissisme. La responsabilité du sujet se projette sur un persécuteur extérieur qui coïncide parfois avec l’objet du désir sexuel mais qui en est encore, d’autres fois, un dérivé : les jésuites, les francs-maçons, etc.
Il arrive que la personnalité consciente rejette ses tendances coupables comme émanant de l’extérieur. Le malade prétend qu’on le fait parler, penser, agir, malgré lui. Ce processus (altruisation de Hesnard, ségrégation de Pichon) constitue les « syndromes d’automatisme mental » de Clerambault, les « syndromes d’action extérieure » de Claude, en un mot les délires d’influence. Le malade explique ainsi d’une façon satisfaisante pour sa conscience morale les tendances antisociales qui, mal refoulées, font des irruptions dans sa personnalité consciente.
Nous avons pu guérir en trois mois d’analyse une femme qui entendait des voix et commençait à les interpréter en soupçonnant les voisins ou en se demandant s’il n’existait pas une conjuration contre elle. Ces voix l’injuriaient, lui faisaient des reproches ou des menaces absurdes, disant par exemple qu’on allait tuer son enfant ou la dénoncer à la police pour des affaires de passeport. Elle put guérir en comprenant que, si ces reproches ne s’appliquaient pas à une culpabilité actuelle de sa part, ils correspondaient du moins à une culpabilité passée (elle avait pensé à un avortement pendant sa grossesse) et même à une culpabilité infantile (jalousie à la naissance d’un petit frère, etc.).
Lorsque la culpabilité provoque une capitulation totale devant la vie, un renoncement à toute activité extérieure, à toute sensibilité pour le milieu, nous trouvons la schizophrénie qui est à la fois une destruction de la personnalité, donc une punition, en même temps qu’un oubli de la réalité et une fuite dans les désirs du rêve.
Ainsi, d’un bout à l’autre de la pathologie, des maladies organiques aux troubles mentaux, nous retrouvons, insidieusement caché derrière toute souffrance, le même complexe de culpabilité qui implique un consentement inconscient au malheur, un appel à la douleur, et il nous apparaît à la fin que ce masochisme si paradoxal est peut-être la plus répandue, la plus constante des tendances humaines. On peut se demander si toutes les maladies n’en procèdent pas dans une certaine mesure, si tout fléchissement de l’organisme ou du psychisme ne suppose pas, comme condition nécessaire et le plus souvent suffisante, une abdication tacite de la pleine volonté de vivre, de ce moteur essentiel que Freud appelle principe de plaisir et que la philosophie hindoue nomme Tahna, la soif de vivre. Il y a des siècles que les philosophes chinois du Tao prétendent que la maladie atteint seulement l’homme en passant par le plan psychique (le Khi), et la vieille théorie de la force vitale impliquait cette régulation psychique, mais la psychanalyse découvre aujourd’hui que le sentiment de justice, inspirant et mesurant la culpabilité, régit d’une façon obscure et fatale l’implacable condamnation des hommes par eux-mêmes.
Répressions sociales, châtiments, tortures, crimes, vengeances, croyances terrifiantes, méditations douloureuses, remords, infirmités, maladies, névroses et folies, toute la gamme des angoisses humaines n’est le plus souvent qu’une réalisation de ce verdict intérieur opérant sur l’individu même ou projeté sur autrui : L’humanité, dans son incessant cri de douleur, subit une expiation immense, cosmique, infinie.
Nous avons vu de quels conflits inconscients sort cet enfer : la cause apparaît à l’analyse dans une interférence d’instincts différents. À l’examen scientifique nous avons un peu compris comment les hommes souffrent ; maintenant, nous aurons bien le droit de chercher en synthèse — c’est-à-dire philosophiquement et intuitivement — pourquoi tant de misère.
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1 Les mécanismes d’autopunition (Denoël et Steele, 1931).
2 Cf. Le Problème de la Destinée (N.R.F., 1927), p. 67-75, et Hygiène mentale, t. XXIV, no 3 (mars 1929).
3 Les Tempéraments, Paris (Vigot), 1922.
4 Éléments affectifs en rapport avec la dentition. Rev. franc. de Psychanalyse, 1er juillet 1927.
5 FREUD. Essais de Psychanalyse. Paris (Payot), 1927, p. 127.
6 BAUDOIN. La Régression et les phénomènes de recul en psychologie. (Journal de Psychologie, Paris, novembre-décembre 1928).
7 Cette résolution exceptionnellement rapide (11 séances) d’un symptôme assez complexe s’explique, je pense, du fait que ce symptôme était de fixation toute récente (quelques jours) lorsque l’analyse fut entreprise.
8 Renforcées plus ou moins, comme toujours, par des tendances « masochistes ».
9 Revue franç. de Psychanalyse, 1er juillet 1927.
10 Revue française de psychanalyse. 3e année, no 3 (1929), P. 539.
11 NIETZSCHE. La généalogie de la morale. Paris, 1900, p. 132.
12 Rapport à la Ve conférence des psychanalystes français. Paris (juin 1930), p. 26.
13 Orientation des idées médicales. Paris (Sans-Pareil), 1929.
14 Essais de Psychanalyse. Paris 1927, p. 219-220.
15 Revue franç. de Psychanalyse, 2e année, no 2 (1928).
16 FREUD. Essais de psychanalyse. Paris (Payot), 1927, p. 224.
17 Évolution psychiatrique, IIe série, no 1 (octobre 1929).
18 Revue franç. de Psychanalyse, IIe année, no 2 (1929).