René Allendy
La justice intérieure - les Institutions

René Félix Eugène Allendy, né en 1889 à Paris, mort le 12 juillet 1942 à Montpellier, est un médecin homéopathe et psychanalyste français. Il est le fondateur avec René Laforgue et Marie Bonaparte de la Société psychanalytique de Paris en 1926. Il compte parmi ses patients René Crevel, Anaïs Nin, Antonin Artaud, Maurice Sachs et […]

René Félix Eugène Allendy, né en 1889 à Paris, mort le 12 juillet 1942 à Montpellier, est un médecin homéopathe et psychanalyste français. Il est le fondateur avec René Laforgue et Marie Bonaparte de la Société psychanalytique de Paris en 1926. Il compte parmi ses patients René Crevel, Anaïs Nin, Antonin Artaud, Maurice Sachs et Hugh Guiler. Il s’est par ailleurs intéressé aux sciences occultes.

La justice intérieure a été publié en 1931

Introduction

Bien que présente et agissante dans la pensée ou le sentiment de chaque homme, la notion de justice est en réalité très difficile à définir. Nous verrons combien, selon les civilisations et les époques, telle manière d’agir apparaît comme juste ou injuste, c’est-à-dire comme louable ou répréhensible : Le duel apporte-t-il une équitable réparation à l’honneur outragé ? La guerre est-elle un honnête moyen de soutenir les aspirations d’un gouvernement ? L’inégalité des droits selon la classe sociale, le sexe, est-elle juste ou injuste ? Autant de questions sur lesquelles la quasi-unanimité des avis a pu varier en quelques siècles. Il paraît donc impossible de trouver dans un consentement universel une limite au domaine de ce qui est juste : ceci appartient au sentiment subjectif et changeant des hommes, tellement qu’il serait utopique de rechercher un critérium objectif et définitif. L’équité absolue, la justice en soi, reste un idéal inaccessible et indéfinissable. Ce qui subsiste, dans le domaine pratique, c’est la notion d’un équilibre satisfaisant — relativement aux possibilités de compréhension et de sensibilité d’un groupe humain — entre une action et les conséquences qu’elle comporte pour son auteur. Qu’un acte considéré comme méritoire attire un avantage à celui qui l’a accompli, que cette satisfaction soit proportionnelle à la valeur, à l’importance de l’acte, voilà à quoi répond notre notion de justice. Il est évident que toutes ces appréciations qualitatives de l’acte et de la récompense dépendent en grande partie des facteurs affectifs et relèvent d’un entraînement sentimental beaucoup plus que d’une donnée intellectuelle claire et précise. Sur ce terrain, en effet, nous ne pouvons considérer la justice qu’en tant que relation définie, connue comme nécessaire et agréée comme désirable, entre un acte et ses conséquences, que ces conséquences dépendent de lois naturelles (comme les maladies dues à l’intempérance), ou à des coïncidences encore mystérieuses (comme certaines particu­larités des destins individuels ou collectifs), ou enfin de l’intervention humaine (comme la sanction imposée au délit).

Dans la nature, la régularité invariable de certaines conséquences est, pour l’homme, une constatation de fait ; il en résulte d’ailleurs un élément de sécurité fort appréciable, l’individu pouvant à l’avance prévoir et calculer un cer­tain nombre de conséquences certaines. Aussi est-il porté à chercher la même précision dans ses rapports sociaux, car il craint naturellement tout arbitraire ou tout imprévu comme une menace. Il lui faut des lois sociales comme il y a des lois naturelles et il idéalisera ces lois, même sévères, en raison de leur constance rassurante, et même s’il lui coûte des efforts pour s’y adapter. Ainsi, la fixité qui caractérise la loi devient l’élément essentiel de la justice, dès que l’homme s’y est adapté. Il suffit presque qu’une convention soit établie ou qu’une règle soit imposée depuis long­temps pour qu’elles soient considérées comme justes. La notion de justice répond, d’une cer­taine manière, à un sentiment d’équilibre, à une expérience de régulation, de compensation, d’effets antagonistes, qui peut coïncider avec toutes sortes d’observations naturelles ; elle se rapporte à la connaissance empirique du jeu des forces contraires dans le monde. On admet donc comme juste, puisque conforme aux lois naturelles, que les marées successives apportent et emportent leurs flots, que le temps détruise un jour ce qu’il a élaboré dans le passé, que la roue des siècles tourne, abaissant ce qu’elle a d’abord élevé et inversement, que l’enfant grandisse et que le vieillard se tasse vers la tombe. Mais cette justice établie n’est-elle qu’un jeu fortuit des forces naturelles, n’est-elle qu’une instabilité chaotique et vaine ou répond-elle à une finalité ? Sert-elle l’idéal de justice ?

L’homme sait bien que ses tribunaux et ses codes travaillent, si imparfaitement que ce soit, à assurer un ordre social, donc une sécurité, un progrès ; il sait que, malgré leurs défauts, ces organisations visent à un idéal dont il tire même un certain orgueil. Mais les lois cosmiques ou naturelles qui ne sont pas gravées sur ses tables et qui jouent au-dessus de sa volonté, sont-elles orientées vers une finalité semblable ? L’idéal de justice, cette aspiration sentimentale enra­cinée dans nos instincts, est-il servi aussi en dehors des législations humaines ? Tel est le problème que chaque homme s’efforce de résoudre diffé­remment selon son affectivité propre.

De là est née l’idée d’une justice immanente, c’est-à-dire d’une régulation qui demeure toujours présente, enveloppée dans la vie elle-même, supé­rieure à toute intervention sociale, sorte d’entité mystérieuse, de postulat miraculeux auquel les hommes ont voulu croire comme à une conso­lation pour toutes les imperfections des sanc­tions humaines.

Cette croyance, jaillie des intuitions de l’ins­tinct, échappe aux rationalisations et défie les explications logiques tant qu’on en cherche l’objet dans un monde inconnu et surhumain. Les esprits positifs l’ont, pour cela, traitée d’illu­sion superstitieuse et n’ont pas voulu s’arrêter aux exemples où une intervention mystérieuse du destin paraît vouloir punir le coupable qui a échappé aux sanctions des hommes. Pourtant, cette justice immanente dont la vie nous offre en réalité de très fréquents exemples, pourrait être intégrée dans notre compréhension ration­nelle du monde si nous savions la situer sur son vrai plan. Nous pourrions l’appeler plus exacte­ment justice intérieure.

Nous nous proposons d’entreprendre ici une étude semblable à celle que nous avons tentée précédemment pour la notion de destinée. La justice intérieure ne serait d’ailleurs qu’un aspect plus profond, l’aspect de finalité de cette destinée. Nous voulons montrer qu’une pareille entité existe comme un mécanisme de l’incon­scient humain, en dehors de toute action humaine manifeste et extérieure, et sans qu’il soit néces­saire de la rapporter à une hypothèse religieuse quelconque. La justice intérieure s’explique par le jeu des facteurs inconscients et se révèle magni­fiquement aux explorations psychanalytiques. Que ses effets soient conformes à notre plus haute conception éthique de la justice, ceci est fort improbable : il est beaucoup plus certain qu’ils répondent à des conceptions archaïques et quelque peu sauvages de la justice humaine.

Si la justice intérieure procède de l’instinct des hommes, nous devons, pour envisager le problème dans son ensemble et recueillir d’abord les élé­ments de compréhension nécessaires, étudier avant tout comment les hommes sont poussés à réaliser la justice dans leur comportement ou leurs institutions sociales, comment ils l’ima­ginent dans leurs croyances religieuses, comment ils l’expliquent dans leurs doctrines rationnelles : ce sera la première partie de ce travail. Dans la seconde, nous rechercherons ce qui se passe dans leur inconscient et comment le sentiment de justice travaille à leur insu ; nous verrons les effets considérables de cette entité intérieure et sa signification véritable par rapport à l’idéal conscient de justice.

 

Les Institutions

Voyons donc ce que les hommes ont tenté pour faire régner la justice.

La vie, sur la terre, s’est développée sous un régime de guerre universelle. Le fait que chaque être, pour subsister, doive dévorer de la sub­stance vivante, constitue la fatalité centrale autour de laquelle gravite le combat général. Manger les uns, ne pas se laisser manger par les autres, telle est la tâche immédiate et formi­dable qui, pour la plupart des animaux, absorbe, dès la naissance, toutes les facultés et toute l’énergie disponibles. L’évolution des êtres orga­nisés montre, dans l’ordre universel, la course aux armements, l’acquisition laborieuse de tous les moyens d’attaque et de défense, de poursuite ou de fuite. Chaque espèce se perfectionne dans une arme spéciale : le mollusque dans sa coquille, le crustacé ou l’insecte dans son armure, ses pinces, ses dards, le serpent dans son venin, le loup dans sa gueule, l’homme dans sa main. La guerre est partout, dans les bois, dans les mers, sur la terre, dans l’air et pas un instant, depuis l’origine du monde, un seul animal n’a pu réaliser le maintien de sa vie sans une destruction perpétuellement renouvelée, sans une hécatombe méthodique­ment poursuivie.

Cependant, parallèlement à cette guerre mons­trueuse et pour y échapper, les individus ont cherché sans cesse des alliances et les ont réali­sées presque dès l’origine sous la forme plus exceptionnelle de la symbiose ou d’un certain parasitisme, ou sous la forme plus constante et plus régulière du groupe ethnique. C’est un fait très général que les représentants d’une même race, quand ils sont équipés des mêmes armes, et de force égale, ne se combattent pas systéma­tiquement dans les circonstances normales, mais leurs conflits ne sont qu’accidentels ; ils s’efforcent plutôt de réaliser, en bonne intelligence, des associations offensives et défensives, cherchant un refuge à la guerre générale dans la solidarité avec leurs proches : ils évitent de se dévorer entre eux. L’accouplement des sexes vient ici sceller ou expliquer la paix et même la procréation féconde devient une force, précieusement entre­tenue, contre les ennemis communs. La sexualité pacifiante s’oppose ainsi aux cruautés alimen­taires. Par ailleurs, la progéniture peut former des associations comme les colonies de polypiers, les sociétés d’insectes. Il semble même que cette tendance à l’unité collective et organisée trace la ligne d’évolution du protozoaire ou métazoaire aussi bien que la sociabilité de l’essaim ou de la nation, et même l’aspiration à l’union universelle des mystiques religieux.

Ainsi la guerre et la paix sont dans le monde dès l’origine, selon qu’il s’agît du tube digestif ou du sexe, forces contraires sur l’axe desquelles se trouve la destinée des êtres. Chacun doit donc régler son comportement entre ceux qu’il combat pour les manger et ceux dont il se sent solidaire en vertu de parenté ou d’accouplement, et nous voyons partout se tracer un compromis entre la concurrence individuelle, alimentaire, et la socialité ethnique, génitale, compromis ébauché, incer­tain, souvent imparfait, même chez nous, les hommes, qui souvent confondons encore possession et sacrifice, et mordons ceux que nous devrions aimer.

En effet, l’humanité, issue d’un tel univers en bataille, mais réalisant à un haut degré la vie sociale, montre dans ses institutions un compro­mis encore plus complexe entre la férocité destructrice et la solidarité conservatrice. D’une part, les rapports plus étendus et plus variés entre les individus, multiplient les sources de conflits ; d’autre part, les nécessités sociales de sécurité s’opposent à des destructions mutuelles trop étendues ou trop fréquentes. Le milieu humain, troublé par les luttes individuelles sur des intérêts trop particuliers, auxquels il ne peut s’intéresser, tend à réprouver celles-ci et à les réduire, au besoin en s’unissant pour frapper les fauteurs de troubles. Ces contradictions ont naturellement sollicité l’intelligence humaine et l’ont amenée précisément à concevoir une régulation fixe. On peut penser que ces problèmes résul­tant d’un conflit d’instincts (instinct individuel d’agression, de vengeance, et instinct social s’ex­primant par la crainte du ressentiment des voisins)ont aiguillonné en grande partie les progrès de la civilisation au point que la naissance et l’évolution du Droit marquent très exactement les perfectionnements humains.

Si nous regardons l’histoire des institutions humaines, en ce qui concerne la justice, c’est-à-dire le règlement des conflits entre individus dans le sein de la collectivité, nous y trouvons un long et difficile cheminement depuis les rigueurs excessives de la concurrence individuelle, cruelle et implacable, jusqu’à une affirmation plus claire de la solidarité, bienfaisante et pitoyable.

D’abord, on est frappé par le fait que la sanction du délit réponde, chez les hommes, en générai, à un impérieux besoin. Chacun souhaite la punition du coupable et la récompense du juste avec une espèce de passion qui déborde infiniment le souci conscient et raisonnable de faire respecter un ordre avantageux pour tous. Dans cette passion même apparaît le caractère instinctif du sentiment de justice, né sans doute des nécessités sociales à l’origine, mais fixé comme un but en soi et devenu un idéal moral. D’ailleurs, par le processus affectif de l’identification, cha­cun projette sur le coupable la haine qu’il a accumulée contre tous ceux qui lui ont fait tort et sur la victime tout l’attendrissement qu’il a eu sur lui-même au cours des dommages subis, de telle sorte qu’en voulant venger les intérêts d’autrui, chacun poursuit, par dérivation, ressemblance ou substitution, ses propres ressentiments. C’est pourquoi les institutions de justice se montrent nettement empreintes de l’affectivité des individus qui les ont créées ou qui les acceptent, selon leur degré de sensibilité et de compréhension.

D’une manière générale, nous voyons les ins­titutions de justice évoluer d’un premier stade, où elles constituent une satisfaction de ven­geance donnée à la société sur le coupable, en éliminant ce dernier par une mort plus ou moins cruelle, par l’exil ou la prison (morts symboliques et atténuées), à un stade plus perfectionné visant à l’amendement du coupable, à le détourner de ses tendances asociales, à faciliter son adaptation, autant pour son bien que pour l’avantage de la collectivité qui pourra le réintégrer ultérieure­ment ou l’utiliser dans certaines conditions, solu­tion évidemment plus savante et plus économique, mais qui implique le renoncement, de la part de la société, à la férocité haineuse du premier stade. En sommé, le processus de justice passe progressivement de la destruction à la guérison, de l’élimination brutale à un effort d’incorpora­tion, de la guerre destructrice à la paix régéné­ratrice.

Dans l’état tout à fait primitif, il n’existe pas de droits sociaux. Le plus fort dispose du plus faible à sa fantaisie et ce dernier ne peut compter sur aucune protection certaine : il doit s’efforcer de plaire aux puissants, de les servir et de gagner ainsi leurs bonnes grâces. C’est en quelque sorte le régime de l’esclavage à la force. On trouve un rappel de ce stade social chez les enfants, avec les brimades de la vie scolaire, toujours réservées aux « nouveaux », plus petits et sans alliances dans la place. Ce régime développe chez celui qui en est victime un intense désir de se venger ou du moins de renverser la situation à son profit, et la réac­tion la plus instinctive consiste à imposer à d’autres des souffrances égales ou même pires dès qu’on en a le moyen et bientôt, chez chaque membre de la communauté, le désir de nuire n’est plus tempéré que par la crainte de la vengeance. Naturellement, pour des peuples qui en seraient restés à ce point, il n’existe aucune administra­tion de justice : celui qui se sent lésé se venge s’il le peut et comme il le peut, de celui qui l’a offensé. La famille ou les voisins interviennent le moins possible et seulement quand leur sécurité ou leur ressentiment se trouvent réellement intéressés. Dans ces cas aussi, il n’intervient ni pitié ni merci. Chacun ne peut compter que sur soi pour garantir sa sécurité. Il importe donc de se débarrasser le plus radicalement possible de tous ceux qui ont de mauvaises intentions et la mort devient presque toujours le but immédiat de ces ven­geances. La sécurité n’est complète et définitive que lorsque l’ennemi est tué, toute autre sanction comportant le grave danger d’une reprise ulté­rieure d’hostilités. En outre, une expérience psychologique toute rudimentaire enseigne à intimider les adversaires et plus cruelle est la ven­geance, plus respecté son auteur. Il ne s’agit donc pas seulement, dans l’acte de vengeance, de satis­faire un sentiment d’amour-propre pour sortir de la situation inférieure de victime et passer à l’état honorifique de vainqueur, mais il s’agit encore de prévenir, autant que possible, toute velléité d’attaque ultérieure.

Naturellement, un pareil statut est tout entier basé sur le droit du plus fort, droit absolu et incontesté, et il paraît juste aux primitifs. Ceux-ci sentent comme normal, donc équitable, parce que conforme aux lois de l’instinct et fixé par l’habitude, que le plus puissant impose le régime de son bon plaisir. Le moyen de réussir consiste à être physiquement fort ou adroit, comme il consiste aujourd’hui à être intellectuellement habile pour trouver de bons arguments ou faire jouer d’utiles influences morales ou autres, mais ce qui caractérise ce stade initial, c’est, plus que la nature musculaire ou intellectuelle du conflit, la disproportion habituelle entre la vengeance et l’offense, la seule prophylaxie valable étant la suppression de l’accusé et de tous ceux qui seraient capables de le soutenir.

Une telle prophylaxie par la force et par la peur est difficile à maintenir longtemps, à moins d’une puissance exceptionnelle ou de circons­tances rares. Le plus souvent, pareil procédé a pour effet d’engendrer des vendettas indéfinies et d’allumer une guerre plus ou moins étendue dans des groupes qui auraient tout intérêt à maintenir leur neutralité. D’autre part, il appa­raît, à un moment donné, que les intérêts en cause dans le conflit initial n’intéressent plus per­sonne et une réaction se dessine contre l’extension des discordes. Une réaction se dessine également contre l’accroissement excessif des puissances individuelles qui n’ont pas à faire valoir le pres­tige ou les responsabilités du chef, et la collecti­vité se coalise contre celui qui prend sur ses adversaires isolés trop de puissance ou trop de rigueur, devenant un danger pour tous. Ainsi, par toutes sortes de mécanismes réactionnels, la vie sociale tend à réglementer, canaliser, réduire les conflits individuels, le plus souvent en vertu d’exemples antérieurs ou d’habitudes prises spontanément. Telle est l’origine du Droit, sorte de cristallisation en formules connues des moyens de se venger.

Or, de ce stade primitif partent deux lignes de développement. Selon la première, la vengeance personnelle se codifie d’après certaines coutumes approuvées par l’entourage. Selon la deuxième, la communauté se charge elle-même de l’œuvre de jus­tice, c’est-à-dire, primitivement, de la vengeance.

La réalisation de la vengeance par l’intéressé a laissé des vestiges importants dans beaucoup de législations et aujourd’hui encore, si éloignée soit-elle de l’esprit de notre Code, quand nos tribunaux acquittent le mari trompé qui a tué la femme infidèle ou le rival, ils reconnaissent en quelque sorte, cette vengeance comme un droit : il s’agit ici de la vengeance immédiate. La vengeance tardive a pu être cherchée dans le duel, mais le caractère principal de cette institu­tion est le moyen de régler des conflits pour les­quels les tribunaux seraient plus ou moins incom­pétents, et nous reviendrons plus loin sur ce point. De toute façon, la vengeance par l’intéressé se trouve soumise, par la société, à toutes sortes de restrictions : immédiate, elle n’est tolérée que pour une catégorie très précise d’offenses [1] ; ultérieure, elle est soumise à un ensemble de conventions qui en règlent soigneusement toutes les modalités.

A vrai dire, c’est seulement le développement du lien social et de la sécurité en résultant, qui peut imposer et faire admettre de pareilles res­trictions. C’est seulement dans la mesure où il se sent approuvé, protégé par une collectivité puis­sante, que l’individu peut renoncer partiellement à la satisfaction de se venger toujours comme il le souhaiterait [2] ; c’est ainsi que la vie sociale apporte les premières restrictions au droit du plus fort. L’instinct individuel tendrait à pousser la vengeance aux plus extrêmes limites (l’offensé trouve toujours que l’offenseur n’est pas assez puni par la loi) s’il ne rencontrait à une certaine limite la réprobation sociale. Pour qu’on puisse parler de justice, il est nécessaire qu’apparaisse une proportion définie entre le délit et le châti­ment, et pareille justice n’est possible que lors­qu’elle s’exerce sous le contrôle ou par l’intermé­diaire de tiers. Les guerres, les révolutions nous montrent à quels excès peut atteindre la cruauté d’hommes dits civilisés, une fois ce contrôle suspendu ou aboli. Les pouvoirs établis eux-mêmes peuvent établir une échelle de châti­ments presque aussi excessive que le sadisme spontané et primitif des individus isolés. Les Chi­nois ont atteint dans ce domaine ce qu’il y a de plus affreux : le moindre vol est encore, chez eux, puni d’une mort atroce. Cette cruauté a persisté malgré l’influence et les efforts de la religion bouddhiste. Après les Chinois et quelques peuples sauvages, assez rares d’ailleurs, c’est le Droit romain avec ses tortures et l’Église romaine avec ses bûchers d’inquisition qui ont montré, dans leurs codes réguliers, la pire cruauté. S’il s’est produit, aux Xe et XIIe siècles, une réaction d’inspiration religieuse contre la peine de mort, ce n’était que pour la remplacer par d’horribles mutilations (telles que la crevaison des yeux ou la castration indiquées par un édit de Guillaume le Conquérant).

Cette sévérité extrême de la législation s’appa­rente évidemment avec l’instinct rudimentaire de vengeance chez le primitif et caractérise une forme de justice très arriérée, celle qui poursuit la destruction haineuse du coupable.

Sans doute, le châtiment est une attribution de la puissance Sociale et représente la réaction émotive de la collectivité ; à ce point de vue, Abel Rey prétend avec raison que la vengeance individuelle diffère en tous points de la peine infligée par l’autorité sociale [3]. Pourtant, il ne paraît pas niable que la peine soit conçue à l’origine comme une vengeance sociale et qu’à ce titre, elle présente au moins des rapports d’ana­logie avec la vengeance individuelle. Du point de vue psychologique, il faudrait étudier la manière dont beaucoup de parents punissent leurs enfants et on ne tarderait pas à retrouver ce caractère vindicatif dans leurs répressions. D’ailleurs Abel Rey reconnaît que la peine primitive n’est que la mise en œuvre d’un besoin purement brutal.

Un grand progrès a été réalisé quand les légis­lations ont manifesté la volonté d’instituer un châtiment aussi égal que possible au crime et ont adopté la règle du talion. Il est évident qu’un pareil usage constitue encore une vengeance,et il serait bien difficile de lui découvrir une autre finalité, — mais une vengeance où l’impulsion instinctive se trouve en tous points limitée par un critérium objectif. On peut dire que le talion représente le premier effort d’objectivité et marque en cela un stade nettement supérieur à celui de la vengeance passionnée dont nous venons de parler. Or ce talion a inspiré des légis­lations bien antérieures à celles que nous avons décrites, tant il est vrai que le progrès n’évolue pas en ligne continue dans le temps ; il arrive au contraire que des aspirations, les unes arriérées, les autres perfectionnées, qui coexistent dans les sociétés humaines selon le niveau des individus, prennent tour à tour le pouvoir de se réaliser, au hasard des fluctuations politiques, tantôt les plus viles, tantôt les plus nobles. Il faut dire aussi que toute législation pratique résulte d’un mélange complexe de principes, les uns rationnels et d’ins­piration plus élevée, les autres instinctifs et vrai­ment sauvages.

Quoi qu’il en soit, le talion apparaît dans le vieux Code des XII Tables chez les Romains. Il forme le fond du Code israélite et se trouve pro­clamé dans l’Exode (« Œil pour œil et dent pour dent ») . On lit dans les Nombres : « Si quelqu’un frappe avec le fer et que celui qui aura été frappé meure, il sera coupable d’homicide et sera lui-même puni de mort… S’il frappe avec un instru­ment de bois et que celui qui en aura été frappé en meure, sa mort sera vengée par l’effusion du sang de celui qui l’aura frappé. Le parent de celui qui aura été tué tuera l’homicide ; il pourra le tuer aussitôt qu’il l’aura pris (XXXV, 16-19). » L’idée de vengeance est ici clairement exprimée. Le talion inspire de même le Code égyptien d’Hammourabi : « Si un homme, proclame l’ar­ticle 200, fait tomber la dent d’un homme qui est son égal, on lui en fera tomber une. » Le Code de Mahomet, qui est une réaction contre la pratique des vendettas, prend également le talion pour base : les blessures causées, par exemple, doivent être vengées par le plus proche parent de la victime. Quoique marquant un progrès judiciaire certain, le talion existe chez des peuples tout à fait primitifs. Chez les nègres africains, la muti­lation est punie par talion [4]. Chez les Austra­liens, l’homme qui a injurié doit recevoir de l’offensé un coup sur la tête ; celui qui a blessé doit recevoir de sa victime la même blessure [5]. On voit le talion subsister au Moyen Age et prendre quelquefois une forme grotesque : c’est ainsi qu’en Angleterre, selon les Leges Henrici, un homme qui en avait tué un autre en tombant sur lui du haut d’un arbre était condamné à subir de la même façon la chute d’un parent de la victime, grimpé sur le même arbre [6].

Mais le plus remarquable, à ce stade de déve­loppement juridique, c’est que la responsabilité n’est pas limitée au coupable, ce qui assombrit assurément l’idéal d’objectivité et marque un trait régressif : du stade de la libre vengeance subsiste ce sentiment que la famille, l’entourage, dont le coupable est solidaire, sont intéressés dans l’affaire au même titre (et en sens inverse) que la société qui prend en mains l’action judiciaire. Les proches sont donc censés prendre parti pour le coupable comme ceux de la victime prennent parti pour elle, et on ne trouve pas injuste de les frapper à la place du criminel ou en même temps. La Bible promet des punitions aux enfants et aux petits-enfants de l’homme injuste, sur une longue échelle de générations. Non seulement les Australiens, les nègres, les Chinois, les Indiens d’Amérique, à défaut du coupable, mettent à mort ses parents ou ses enfants, le Code égyptien d’Hammourabi va plus loin, ainsi : « Si le constructeur d’une maison est en défaut et si la maison, en s’écroulant, tue le propriétaire, le constructeur sera mis à mort (article 229) . Mais « si le fils du propriétaire a péri, on mettra à mort le fils du constructeur », (art, 230). Enfin, « si c’est un esclave qui périt, le constructeur devra en fournir un autre ».

Cependant, avec le pouvoir croissant des auto­rités, la loi du talion tend à s’adoucir. D’abord interviennent des raisons utilitaires : contesta­tions sur la culpabilité et difficulté, en dehors du flagrant délit, à proclamer un jugement accepté de tous, puis crainte de créer trop de méconten­tement et de susciter des vengeances, enfin inté­rêt matériel de la collectivité qui assume la jus­tice et avantage à remplacer souvent la peine de mort par une amende dont tous profiteront : victime ou ses ayant droit, juges ou membres du clan. En vérité, ce système de compensation n’est applicable que lorsque le juge dispose d’un fort pouvoir exécutif pour exiger le paiement et imposer sa décision aux plaignants. Ainsi Post donne. la liste de dix peuples africains chez les­quels l’amende est applicable à tous les délits, et il en mentionne trois autres chez lesquels le crime seul ne peut être ainsi racheté [7]. Chez les anciens Germains, le crime et le rapt seuls étaient punissables de mort ; les autres délits faisaient l’objet d’une amende [8]. Chez les Indiens de la Californie centrale, le meurtre d’un homme est taxé d’une amende de dix chapelets de coquillages, celui d’une femme d’une amende de cinq chapelets [9]. Un tel système de compensa­tion prévaut encore chez les Malais, en Nouvelle-Guinée, chez les Kalmouks, les Kirghiz, les Bédouins, les Somalis, les nègres de la côte occi­dentale, les Congolais de l’intérieur, etc.

A ce stade s’établit tout un tarif proportion­nant le châtiment à la faute. Le taux de l’amende dépend du rang de la victime et de sa catégorie : un adulte vaut plus qu’un enfant, un homme plus qu’une femme, une personne libre plus qu’un esclave. Le célèbre Code d’Hammourabi réserve le talion pour les offenses à des personnes de qualité, tandis que l’amende est applicable s’il s’agit de victimes moins considérées. Ainsi, si un homme a frappé la fille d’un patricien et l’a fait avorter, il paiera dix shekels d’argent ; si la victime meurt, on mettra à mort la fille du coupable. Mais si c’est la fille d’un plébéien qui est en cause, l’agresseur n’aura à payer que cinq she­kels pour l’avortement et s’acquittera du décès avec une demi-mine d’argent (art. 209 à 212). Dans ces jurisprudences, le tarif varie singulière­ment non seulement selon les peuples, mais encore selon les localités : ainsi, dans l’Angleterre du Moyen Age, l’effusion de sang était pas­sible d’une amende de 7 schillings 4 à Lewes, mais de 40 schillings à Shropshire [10]. Il arrive souvent, dans ces systèmes, que l’offensé puisse ne pas accepter l’amende et réclamer le talion : ainsi le Capitulaire de Charlemagne de 802 enjoint aux familles d’accepter, en cas de crime, la compensation en argent pour ne pas augmenter le mal [11]. En général, cependant, la facilité de payer un délit par une amende, même soumise au gré du demandeur, demeurait le privilège de certaines classes sociales (les esclaves ne béné­ficiant naturellement pas de cet adoucissement juridique) ou surtout d’une collectivité (les étran­gers s’en trouvant exclus). C’est un trait carac­téristique de ce stade de justice que de se limiter au clan et de montrer plus de sévérité hors de là. Par ailleurs, la responsabilité à l’amende, encore plus qu’à la peine corporelle, est considérée comme collective et étendue à toute la famille du criminel. Si étrange que ceci paraisse, nous ne devons pas oublier qu’à une époque encore très proche, un fils pouvait prendre la place de son père en prison pour dettes.

L’attribution exclusive de la responsabilité au coupable est loin de constituer une notion élé­mentaire, et les législations n’y arrivent qu’assez tard. Nous avons vu le Code d’Hammourabi faire périr fils pour fils, fille pour fille. Il en est de même en Chine si un homme tue quatre membres d’une famille, il doit être supplicié et ses enfants mâles, quel que soit leur âge, doivent mourir avec lui, en nombre égal à celui des victimes. Selon Post, un enfant de dix ans a pu être condamné à périr pour les crimes de son père et d’autres enfants furent châtiés pour les mêmes raisons [12]. On retrouve cet usage en Corée, au Japon, et la France, pour punir des crimes politiques, a pu fournir de pareils exemples jusqu’à la Révolution et même pendant. D’ail­leurs, dans le but de sauvegarder sa dignité, l’autorité éprouve le besoin d’exercer une sanc­tion pour chaque faute commise, sans aucun souci d’une rétribution adéquate et, dans l’igno­rance du vrai coupable, la punition collective demeure en honneur dans nos écoles, nos casernes et nos prisons. Dans les mêmes conditions et quand l’autorité judiciaire se sent assez puis­sante pour être inattaquable, on a pu, sciemment, frapper des innocents dans le désir de « faire un exemple ».

Si le talion reflète exclusivement l’idéal de vengeance, il est évident que toutes ses atténua­tions, telle que l’amende, marquent l’aurore d’un nouveau stade dans la conception de la justice. On peut dire que le nouveau point de vue regarde moins le désir de venger la victime que celui de maintenir l’ordre public. Ce n’est plus le criminel en tant que personne. que la justice combat, mais plutôt le crime en tant qu’abstraction. En vérité un tel stade, bien qu’en voie de réalisation évidente, est loin d’être pleinement atteint dans nos jurisprudences les plus avancées, encore encombrées de survivances archaïques. Pourtant, l’idée moderne de justice, en son point actuel d’évolution, diffère, en beau­coup d’égards, des conceptions primitives ; elle émane évidemment d’aspirations affectives plus affinées chez nos contemporains. Un des plus importants caractères est l’abolition — du moins théorique — de la responsabilité collective, mais il fallut pour y arriver admettre le principe de la liberté individuelle et souscrire à la Déclaration des Droits de l’Homme. Nous avons vu qu’en pratique la responsabilité collective n’est pas entièrement éliminée. Si la responsabilité juridique est strictement individuelle en ce qui con­cerne la contrainte par corps, ceci n’empêche pas la famille d’être touchée financièrement par les amendes imposées au coupable.

Un autre caractère important de la justice moderne est l’effort tenté pour évaluer la responsabilité morale, une fois affirmée la culpabi­lité, et pour modifier en conséquence la pénalité.

La distinction entre le crime intentionnel et l’accident n’est pas très claire dans l’esprit des primitifs qui sont tentés de chercher dans tous les cas la manifestation d’un esprit malin, une sorte de possession. Chez les Juifs, par exemple, l’Exode prévoyait, pour les auteurs d’un homi­cide par imprudence, l’exil dans une cité-refuge au lieu de la peine capitale (XXI, 13,41). Le Deutéronome (XIX, 4-6) cherche à définir l’homi­cide accidentel « quand l’auteur de la mort ne haïssait pas préalablement la victime [13] ». Cependant, par une curieuse contradiction, l’Exode prévoit non seulement la punition d’ani­maux (comme le Zend-Avesta) mais prescrit encore des mesures contre les objets inanimés d’un crime ou d’un accident, lesquels doivent être détruits ou vendus : là, l’idée d’une influence magique semble persister, mais comment, dans ces conditions, apprécier la responsabilité des fous, des idiots, des mineurs ? Notre jurisprudence comporte des contradictions analogues : on acquitte généralement l’auteur d’un crime passionnel, mais le conducteur d’automobile qui a eu un accident peut être traîné en prison avec les plus méprisables bandits. Quant à la puni­tion des objets, on en trouverait encore quelques exemples actuellement : aux États-Unis, dans l’état de New-Jersey, l’automobile qui a causé une mort accidentelle est brûlée par les autorités du lieu.

Tout ceci n’empêche pas la justice moderne de vouloir apprécier la responsabilité morale et régler ses sanctions d’après ce facteur. Ainsi, à l’ancienne vengeance exercée contre l’auteur du délit, se substitue en quelque sorte l’expiation d’une inten­tion coupable. La société admet plus ou moins que le mal causé peut cesser d’appeler une souffrance compensatrice pourvu que soit punie la volonté de nuire, seul élément qui doive être frappé ; c’est du moins un idéal qui tend à se réaliser parmi d’autres desiderata. Beaucoup de contradictions résultent de la confusion entre différents points de vue qui devraient être soi­gneusement distingués. D’une part, en effet, tout acte délictueux, pourvu qu’on en analyse les mobiles psychologiques avec assez de finesse et en sachant faire intervenir les facteurs incon­scients, se montre suffisamment déterminé pour qu’on puisse admettre qu’il n’était pas libre : on comprend qu’un autre individu, dans les mêmes circonstances, aurait réagi autrement ; on discerne également les mécanismes personnels qui devaient le faire agir ainsi et on sait, par la psychopathologie, toute la puissance de pareils mécanismes. Ainsi la conclusion psycha­nalytique du problème de la responsabilité, nette­ment formulée par Alexander et Staub [14], consiste à nier catégoriquement cette responsa­bilité. Et ceci constitue ce qu’on pourrait appeler le point de vue scientifique du problème, mais on peut encore discuter sur le point de vue que Pichon appelle métaphysico-moral, selon lequel une responsabilité réelle pourrait jouer derrière ces déterminations psychologiques, portant l’accent dynamique soit sur la force perturbatrice, soit sur la force de résistance, permettant au mécanisme psychique de se déclencher ou non, dirigeant ce déclenchement vers une dérivation permise, une sublimation ou lui permettant d’aboutir au crime réel [15]. Et comme la des­cription d’un mécanisme ne rend pas compte de la nature des forces qui y jouent, le problème métaphysique du pourquoi ne saurait jamais être clos par la description scientifique du comment. Il résulte de tout ceci que la responsabilité abso­lue se trouve répétée dans un domaine qui ne présente guère de possibilité de communiquer avec le domaine précédent.

Mais, à côté de ces considérations théoriques on ne saurait négliger le point de vue juridico-social ni oublier que les institutions juridiques, émanées de l’instinct social des hommes, ont pour mission de satisfaire aux exigences de cet instinct. Sur ce plan, les sanctions apparaissent comme nécessaires, non seulement dans un but pratique, pour constituer des représentations freinatrices de la désapprobation sociale chez l’individu porté à mal agir, mais encore pour satisfaire au puissant besoin affectif de punition qui existe dans l’inconscient de la foule et qu’on ne saurait troubler sans risquer des réactions extrêmement graves.

En pratique, la juridiction ne va pas jusqu’au fond de ces problèmes ; l’appréciation de la responsabilité reste à l’état d’ébauche et de conven­tion ; ses éléments d’information psychologique demeurent rudimentaires. Ainsi la détermina­tion de la préméditation criminelle recourt à des critériums arbitraires : un paragraphe du Code portugais stipule qu’un crime est prémédité si l’on peut établir que le dessein de tuer a existé au moins vingt-quatre heures avant l’acte, comme si cette mesure pouvait présenter quelque valeur dans le domaine moral. D’autre part, l’irres­ponsabilité n’est guère invoquée que dans des cas nettement pathologiques et très limités aux psychoses. Cette appréciation, étrangère aux caté­gories du Code, est demandée par le tribunal à l’expert psychiatre, mais la tâche de ce dernier est assez conventionnelle ou arbitraire ; il n’est pas d’usage que les névroses tiennent une grande place dans son évaluation. D’autre part, la con­ception de responsabilité atténuée constitue un compromis qui obscurcit encore la question, dans l’impossibilité où on est de mettre quelque précision objective sur l’importance des facteurs envisagés. Enfin, la justice veut tenir compte, pour apprécier la responsabilité, non seulement des facteurs psychopathologiques, mais encore des facteurs passionnels jouant chez l’homme normal, et ici toute possibilité d’évaluation compétente faisant défaut, on a établi cette singulière institution du jury dont l’effet est de limiter la décision des magistrats compétents par les réactions de personnes à qui il n’est demandé qu’une note sentimentale. Le verdict combine le facteur rationnel du juge au facteur affectif du juré, pris comme indicateur des fluctuations de la foule. En raison de ses incertitudes, la tâche morale du magistrat serait trop lourde si elle n’était pas tempérée par l’action d’un facteur irrationnel, chaotique. Cet appel au hasard ou, en définitive, à l’inconscient, présente pour notre étude un intérêt considérable. Il est d’ailleurs loin de constituer un fait nouveau dans la procé­dure ; il représente au contraire la curieuse survivance moderne d’un principe très ancien et sur lequel nous reviendrons plus loin.

Un autre caractère de la justice moderne consiste à défendre les droits de la victime, sans se contenter de réprimer le délit, en ordonnant des restitutions, dédommagements. Sans doute, la justice primitive poursuivait quelquefois ce but, mais une telle action a toujours été secon­daire, à côté des interventions punitives et le plaignant a toujours eu la tâche compliquée ou dangereuse. C’est ainsi que, dans beaucoup de législations anciennes, il s’exposait, en perdant son procès, à une punition égale à celle qui aurait frappé son adversaire, s’il avait gagné. Aujourd’hui le plaignant se contente de dénoncer le coupable : il n’est plus exposé qu’aux lourdes charges financières du procès, s’il ne peut établir suffisamment ses droits. En tout cas, le tribunal, actif tant qu’il s’agit de punir le coupable, reste passif en ce qui concerne l’établissement des droits du plaignant. C’est dans ce sens que le Code soviétique de 1922 a voulu réaliser un pro­grès, rendant la procédure rapide, peu coûteuse, donc la justice réellement accessible à tous, confé­rant un rôle actif au tribunal pour aider le plai­gnant à trouver ses preuves et pour s’opposer à toute tentative d’embrouiller le procès. Par ailleurs, la justice demeure bien souvent inacces­sible « à la veuve et à l’orphelin », et il est clair que son rôle de défense de l’innocent pourrait être singulièrement perfectionné.

Les lois modernes ont aboli théoriquement tout droit des particuliers à se faire justice eux-mêmes, puisque le tribunal se charge de tous les con­flits possibles. Pratiquement, comme nous l’avons vu, les acquittements systématiques de cer­tains crimes passionnels semblent indiquer que dans l’âme des jurés subsiste le sentiment pri­mitif d’après lequel la justice personnelle est légitime quand les affaires sexuelles sont en jeu. Il y a deux ans, un commerçant parisien fut acquitté, qui, dans un attentat direct et préparé, avait abattu d’un coup de revolver l’amant de sa femme. Or, même dans l’ancienne législation chinoise, il aurait été puni [16]. De même fut acquittée la femme d’un homme politique ayant tué le directeur d’un journal parisien, le prétexte invoqué en justice étant d’éviter une publication compromettante pour sa vie intime.

On a observé les mêmes contradictions en ce qui concerne le duel en France, le jury des Assises acquittant en général les cas graves, tandis que le tribunal correctionnel condamnait invariablement les cas bénins. Il est clair que, sur ce point, le sentiment collectif suit difficilement le principe théorique.

Enfin, la justice moderne se caractérise par l’abandon progressif des cruautés exercées corporellement sur l’accusé ou le coupable. La peine de mort, décriée en principe, est, en pratique, de moins en moins appliquée. En dehors de pays comme l’Angleterre, qui ont conservé le fouet, les châtiments corporels sont remplacés par des mesures qui, théoriquement, ne peuvent plus être douloureuses que pour le sentiment : amende, prison, déportation, travaux forcés. La torture ne fut abolie en France que le 1er mai 1788. Reste à savoir si, pratiquement, des sévices ne sont pas exercés sur les détenus, depuis le classique « passage à tabac » jusqu’à des violences pires. En tout cas, la cruauté, le sadisme des gardes-chiourmes peut toujours s’exercer par des négligences matérielles ou des offenses d’ordre affectif, sans risquer une grande réprobation, tant le sentiment populaire est encore proche des pratiques barbares.

Dans l’ensemble, les criminologistes et les magistrats ont compris progressivement l’erreur pratique d’un traitement cruel dont l’effet pratique n’est pas de détourner du crime mais d’exciter le sadisme. La législation chinoise paraît en avoir donné une expérience concluante. Pourtant, la flagellation anglaise et la bastonnade coloniale conservent quelques partisans : elles correspondent, en tout cas, à un stade inférieur du sentiment de justice. L’opinion courante s’accorde avec la Déclaration des Droits de l’Homme selon laquelle le droit de punir est limité par les lois de la nécessité, ou admet avec l’Assemblée de 1791 que « les châtiments n’ont pas seulement pour but de punir mais de réformer le coupable ».

Avec ces idées, on devait accorder à la prison une importance toute particulière. On avait cru qu’en dépouillant de violences ce vieux procédé d’élimination du coupable, on en ferait une occasion de méditations morales, une invitation à regretter l’acte coupable, à cause de ses conséquences, et à prendre de saines résolutions. Cependant, avec l’expérience, il a fallu reconnaître que la prison est psychiquement destructrice et que le criminel dégénère encore au lieu de s’y amender. Dès 1839, des auteurs comme Frédérick Hill ont commencé un mouvement d’opinion dans ce sens. Certains États des Etats-Unis ont adopté le système Elmira, d’après lequel la durée de pénalité n’est pas entièrement déterminée par la sentence des juges, mais dépend de la conduite du criminel pendant sa détention. Le Code soviétique de 1922 tend à remplacer le plus possible la prison par des amendes ou du travail obligatoire sans détention ; les prisonniers eux-mêmes voient leur sort adouci, notamment en ayant droit, chaque année, à quinze jours de vacances à passer dans leur famille.

Partout apparaît une tendance à rendre moins pénible la situation du prisonnier, à réduire son isolement social, à lui fournir au contraire des conditions favorables pour une adaptation meilleure au milieu, en un mot à l’éduquer. L’étude, toujours en progrès, de la psychologie criminelle, au fur et à mesure qu’elle fait reculer la notion de responsabilité, introduit l’idée que le délinquant est généralement un malade, élargit le rôle du médecin ou du psychologue aux dépens des attributions proprement judiciaires, et mène à la conclusion que le but désirable est encore plus une guérison qu’une expiation.

Cet idéal, encore bien éloigné d’une réalisation complète, marque sans doute l’idéal le plus élevé que nous puissions actuellement concevoir de l’idée de justice. En tout cas, il est dès maintenant assez formulé et assez conscient pour qu’on puisse assigner à la ligne d’évolution des institutions judiciaires une direction de socialisation et de solidarité. La société actuelle, au lieu de chercher, comme primitivement, à éliminer haineusement le coupable, poursuit la solution plus économique de le ramener à l’état normal, à la santé morale, pour l’intégrer en elle-même et tirer tout le parti possible de son individualité. La réaction instinctive la plus primitive contre tout élément désagréable consiste toujours en un effort de suppression, rappel de l’état de guerre primordial. La tendance à utiliser, après élaboration et transformation favorable des énergies causes de trouble, n’apparaît que tardivement mais apparaît partout. Le progrès est pacificateur et utilitaire. Ainsi s’est-on comporté avec les fous : après les avoir chargés de chaînes, battus, voire brûlés vifs comme possédés du diable, on s’est avisé d’essayer de les comprendre pour les soulager et même d’en tirer tout le rendement social possible comme dans certaines colonies où les plus adaptables sont sollicités à travailler et à se rendre utiles. En ce qui concerne l’état d’esprit des hommes à l’égard des maladies en général et l’évolution des conceptions médicales, nous avons indiqué ailleurs [17] une marche exactement parallèle.

Mais la conception sociale de justice a évolué avec lenteur et au milieu de mille obstacles, car tous ses perfectionnements ou ses reculs dépendent de la solidité des cadres sociaux et de la sécurité qui en résulte.

La justice est toute utilitaire et pratique. Chez les primitifs, elle limite son action au clan et marchande ses avantages à l’importance sociale de l’intéressé : l’esclave, qui n’a pas de propriété, ne reçoit aucune garantie juridique. La femme, qui ne prend pas part à la vie politique et que la législation traite en mineure, se trouve désavantagée devant les tribunaux. Aujourd’hui même la femme mariée rencontre toutes sortes d’entraves dès que le mari ne la soutient plus d’autorisations et de signatures. Les enfants, qui n’ont pas droit de propriété, n’ont, comme les esclaves antiques, aucun statut légal et se trouvent livrés entièrement au bon plaisir des parents. Sans doute l’infanticide et les sévices graves sont-ils punissables théoriquement, mais en pratique les pouvoirs publics éprouvent la plus grande répugnance à intervenir contre les parents tortionnaires et ne s’y résignent qu’à la dernière extrémité, les victimes n’ayant pas d’importance sociale. Avec les conseils de guerre et la justice militaire, nous connaissons encore la justice de clan et d’exception : la sévérité des peines varie avec le danger collectif.

La justice ne tient donc qu’aux nécessités intérieures de la communauté protectrice, et le sentiment de justice s’évanouit avec une extrême facilité chez les hommes les plus civilisés dès que le cadre social est ébranlé et l’instinct social troublé. Les guerres et révolutions abondent en faits significatifs absence ou négation de tout arbitrage, droit du plus fort, droit de vengeance, destruction haineuse des adversaires, responsabilité collective, otages, cruautés, atrocités, etc. En général, toutes les circonstances qui assurent l’impunité à la violence et aux excès, comme la pénétration en pays vaincu ou désarmé, permettent d’observer combien est fragile, chez l’homme moderne, la conception du droit. Ce qui prouve également que la justice dépend seulement du lien social, c’est l’absence de tout droit et de tout arbitrage international jusqu’à une époque toute récente et le caractère tout rudimentaire des premiers efforts dans ce sens. On voit, en matière de justice, les hommes régresser aux stades les plus primitifs dès que leur collectivité nationale se trouve engagée avec eux dans le conflit et qu’ils n’encourent plus la désapprobation du clan-patrie. Ces faits révèlent que les impulsions primitives de l’instinct, malgré leur latence habituelle, conservent une puissance intacte au fond de l’âme humaine : ceci nous fera comprendre leur efficacité étonnante dans les processus inconscients d’autopunition.

Par ailleurs, il existe toute une série de particularités dans les institutions judiciaires qui sont de la plus haute importance pour notre étude de la justice immanente. Ce sont tous les procédés par lesquels la justice, abandonnant les démarches rationnelles et s’en remettant plus ou moins à un signe de hasard, permet à l’inconscient du coupable de s’exprimer, utilisant ainsi — et cela avec le consentement et la satisfaction unanimes — cette force mystérieuse de justice immanente que nous rencontrons dans les mécanismes d’autopunition.

La responsabilité du juge, en dehors des cas particuliers de flagrant délit, est toujours lourde. Non seulement l’erreur est facile dans l’inculpation d’un accusé qui nie, mais la décision risque quelquefois de mécontenter un parti et de susciter des vengeances. Même dans des sociétés aussi défendues que les nôtres, le juge n’est pas toujours à l’abri de ces ressentiments et dernièrement un expert a été assassiné par un justiciable mécontent. Le danger est encore plus grand quand l’accusé est soutenu par une faction politique, une organisation secrète ou une opinion ; dès lors, la question de savoir si l’accusé a réellement commis la faute passe au deuxième plan comme dans la célèbre histoire Dreyfus, qui a divisé la France il y aura bientôt trente-cinq ans. En dehors de pareilles circonstances, le juge peut, dans sa psychologie personnelle, souffrir de scrupules excessifs. De toute façon, il lui est avantageux de dégager la plus grande partie de sa responsabilité.

Aujourd’hui, le juge peut se retrancher derrière les rapports des experts ou, en matière criminelle, derrière les réponses toutes sentimentales du jury quitte à faire dire à ce dernier ce qu’il désire selon la manière dont il pose les questions. Autrefois, les juges, manquant de pareilles ressources, ont usé de deux procédés différents, l’un visant à obtenir par contrainte les aveux formels de l’accusé, l’autre remettant la décision à des puissances mystérieuses où l’on pouvait invoquer l’intervention de Dieu.

La contrainte aux aveux est surtout liée au droit romain. Ce dernier usait couramment de la torture pour les esclaves. On sait que les beaux développements de la torture sont dus à l’Église romaine (Inquisition) et à son influence. Il est superflu de revenir sur les hideux procédés par lesquels on pouvait évidemment faire dire n’importe quoi à n’importe qui et qui ont en particulier servi à, établir sur des dépositions et des témoignages la stupide légende du Diable, issue en vérité de la névrose sadique des gens d’église. Les aveux, en pareil cas, ne pouvaient avoir qu’une valeur toute conventionnelle mais représentaient une concession de forme au sentiment de justice. Sans doute, il est possible que les coupables aient eu moins de courage que les innocents en face de ces supplices, du moins dans l’ensemble, mais ceci devait être pratiquement impossible à apprécier. En tout cas, l’angoisse entrave plus ou moins les moyens de défense conscients et volontaires du coupable et, aujourd’hui, on l’utilise d’une façon plus douce (parce que sur le plan affectif) et plus scientifique (parce que portant sur des indices spécifiques), sous forme d’un interrogatoire soutenu plusieurs heures : on compte sur l’épuisement moral de l’accusé pour obtenir la contradiction ou l’aveu significatif. Ces effets se trouvent multipliés par la souffrance morale, sinon physique, de la détention. Enfin, le plus grand progrès psychologique de l’instruction judiciaire, en usage en Amérique, consiste à provoquer, par des associations de mots et par une espèce de surprise qui trompe le contrôle volontaire, une expression indirecte de la représentation angoissante du crime accompli, refoulée vers l’inconscient. Le sommeil hypnotique pourrait donner des résultats semblables, si son incertitude, en raison des possibilités de suggestion, n’en interdisait, même théoriquement, l’usage. En réalité, ces procédés modernes d’obtenir des aveux, bien que subtils et assez sûrs, se situent sur la même ligne que l’ancienne torture : le tourment est seulement déplacé sur le plan psychologique. La conscience collective les accepte parfaitement.

L’autre mode dont nous avons parlé, pour garantir la sécurité du juge, l’inculpation par le hasard ou les forces mystérieuses, apparaît chez les peuples primitifs, dans les opérations de sorcellerie destinées à retrouver le coupable. Chez les Australiens, la direction prise par la fumée provenant du bûcher du mort indique de quel côté se trouve le criminel ; ou bien on punit de mort, comme coupable, la première personne qui s’aventure près de la sépulture de la victime. On trouve les épreuves divinatoires en usage dans la justice des anciens Grecs [18], Hébreux, Irlandais, des nègres d’Afrique et des Indiens d’Amérique. Telle est encore l’épreuve du cercueil usitée également chez les Papous et chez les Européens, jusqu’au XVIIe siècle, consistant à faire défiler devant le mort toutes les personnes soupçonnées du crime et déclarant coupable celle en présence de qui quelque modification apparaissait sur le cadavre : émission de sang, ouverture de la bouche ou de l’œil, etc.

En Europe, les épreuves de justice étaient principalement usitées chez les Germains du Moyen Age et connues sous le nom d’Urteil. Elles sont passées dans notre jurisprudence sous le nom d’Ordalies ou de Jugement de Dieu, mais elles ne sont ni spécifiquement germaniques ni spécifiquement chrétiennes. Les nègres d’Afrique et de Madagascar, par exemple, font absorber un poison à l’inculpé et le considèrent comme innocent s’il le vomit, comme coupable s’il succombe. Pour les petits délits, on se contente d’administrer le poison à son mouton ou à sa poule [19]. D’autres fois, on lui fait avaler un aliment normal mais consacré par une opération magique : si l’aliment s’arrête dans le gosier, c’est un signe de culpabilité (nous dirions que c’est un test du sentiment d’insécurité). Certaines tribus africaines, les Birmans, ont recours à ce procédé de même qu’autrefois les Anglo-Saxons (Corsnead, Nedbred), les Frisons et autres Germains (Corbita, Casibrodeum). L’Église en a fait l’épreuve de l’Eucharistie qui fut employée du VIe au XIIIe siècle : le prévenu appelait solennellement sur lui la punition immédiate de Dieu en cas de mensonge et il y croyait tellement qu’il préférait souvent faire des aveux à la justice humaine que de risquer une pareille malédiction. Dans l’Inde, on faisait de même boire de l’eau dans laquelle une idole avait été lavée. Les Hébreux découvraient l’adultère en faisant boire à la femme les raclures d’une malédiction écrite sur parchemin, mêlées d’eau amère : si son ventre enflait, elle était réputée coupable.

Les ordalies européennes employaient beaucoup l’épreuve de l’eau froide : l’accusé était précipité dans un bassin, les membres liés. S’il plongeait complètement, il était déclaré innocent ; s’il surnageait, coupable. Chez les Papous, les Malais, les Birmans, il devait plonger et se maintenir sous l’eau le temps qu’un coureur décoche une flèche et aille la ramasser. La même épreuve existait, avec des variantes, chez des peuples slaves, anglo-saxons, germains, etc.

L’épreuve de l’eau ou de l’huile bouillante, ou du feu, consistait à plonger le bras dans un liquide chaud ou à toucher un métal au rouge et à juger de la culpabilité les jours suivants par la gravité de la lésion ou par sa difficulté à guérir rapidement. On la retrouve chez les Papous, les Malais, les nègres, les Mongols, les Caucasiens, les Indiens, les Gallois, les Slaves, les Scandinaves. Elle est usitée dans les lois salique, ripuaire, chamare, frisone, anglo-saxonne, lombarde. Les Arabes avant l’Islam, les Byzantins, les Grecs anciens l’employaient, de même que les Somalis.

L’épreuve de l’exposition aux bêtes, tigres ou crocodiles, se pratique chez les Africains, les indigènes de Madagascar, les Océaniens. Peut-être a-t-elle inspiré l’exposition des chrétiens aux fauves sous la civilisation romaine.

L’épreuve de la croix, spécifiquement chrétienne, consistait à placer les plaideurs debout, au pied d’une croix : le premier qui interrompait son immobilité ou qui succombait à la fatigue était jugé coupable.

Toutes ces épreuves touchaient, par quelque côté, à la torture physique (poison, feu), par d’autres à l’angoisse morale (aliments consacrés) et avaient un caractère personnel. D’un ordre purement moral mais collectif est l’institution judiciaire du serment purgatoire, surtout connu en Europe dans l’ancien droit germanique, mais également usité chez d’autres peuples. Il consiste, pour le plaignant, à affirmer sous la foi du serment que sa plainte est juste et surtout à réunir, pour s’associer à son serment, un nombre aussi élevé que possible de conjurateurs. Ici, le juge ne se prononce pas d’après son opinion sur la véracité d’une partie ou de l’autre ; sa décision dépend de l’habileté de tel adversaire à réunir le nombre voulu de compurgatores. Chez des peuples qui croient fermement que le parjure est puni de peines éternelles dans l’autre monde, sinon d’un terrible châtiment dans celui-ci, le serment en nombre prend une certaine valeur de loyauté. Kovalewsky qui a étudié ce mode judiciaire au Caucase, où il fonctionnait encore, fait remarquer que le témoignage simple, dans un pays mal policé, perd presque toute valeur en raison des craintes de vengeances personnelles, représailles, esprit de clan, tandis qu’un serment qui met en jeu la croyance solide en un châtiment surnaturel et terrible, possède plus de valeur pratique [20]. Le serment religieux est maintenu dans nos tribunaux, mais il est possible aujourd’hui qu’une protection politique ou quelques billets de banque aient plus de poids que la crainte de l’enfer.

Il nous faut maintenant revenir à une autre institution judiciaire : le duel légal, qui d’une part représente le développement codifié d’une justice privée et personnelle, mais qui prête également à la croyance superstitieuse en une force occulte qui fera tourner l’issue du combat dans le sens de la justice, au détriment du coupable. À ce point de vue, il nous intéresse spécialement comme témoignant de la croyance en une justice immanente. Au VIIe siècle, le duel est qualifié de jugement de Dieu par Grégoire de Tours. Il est inscrit dans les lois au nombre des épreuves ordonnées par les juges : on le trouve dans la loi des Burgondes, des Ripuaires, des Alamans, des Bavarois, des Saxons. Un voyageur arabe, Ibn Dost, le mentionne chez les Slaves. Ailleurs, chez les Scandinaves et les Irlandais, pour n’être pas soumis au contrôle de l’autorité publique, il n’en est pas moins fréquent. Pendant toute la période coutumière, du Xe au XIIe siècle, en l’ignorance habituelle des lois, le duel fut surtout en honneur. Le vaincu, déclaré coupable, subissait la peine de son crime et quelquefois ses conjurateurs subissaient la même peine. Les églises, pour leurs affaires séculières et bien que le duel ne fût pas admis dans le droit canonique, n’hésitaient pas à trancher leurs débats par combats singuliers. Saint Augustin, dans une lettre à Boniface, s’exprime ainsi : « Pendant le combat, Dieu attend les cieux ouverts et il défend la partie qu’il voit avoir raison. » Pourtant, dès le IXe siècle, un parti se forma, dans l’Église même, contre le duel et s’intensifia par la suite jusqu’à ce que le Concile de Trente condamnât absolument le duel et promît des peines éternelles à ceux qui l’employaient. L’excommunication n’empêcha pas les duels de continuer et de s’étendre. L’usage s’établit même que les amis des combattants se battent deux à deux. Richelieu institua contre les duellistes de sévères pénalités, ce qui n’empêcha pas deux femmes, Mme de Nesle et Mme de Polignac, toutes deux éprises du cardinal, de se rencontrer à l’épée. Chose extrêmement significative : jusqu’en 1810, le Code français resta muet au sujet du duel, ne pouvant s’opposer à un usage trop établi ni consacrer officiellement une forme judiciaire si contraire à la théorie du droit. Nous avons signalé que les Assises acquittaient les cas graves tandis que la Correctionnelle condamnait les cas moins sérieux. Actuellement, le duel est tombé en désuétude.

Si étrange que nous paraisse aujourd’hui le duel judiciaire, pour décider d’une inculpation, nous devons reconnaître que les procès criminels reproduisent, sur le plan affectif, un assaut du même genre, où l’éloquence de l’avocat, du procureur, enlève le verdict du jury d’une façon-tout aussi peu rationnelle que des coups d’escrime. La condamnation, qu’on l’envisage comme châtiment ou comme moyen prophylactique, reste largement soumise au hasard du duel oratoire et, pour accentuer cette intervention du hasard, il reste encore le droit de grâce ou d’amnistie, modifiant la sanction édictée pour des motifs encore tout subjectifs ou fortuits, et constituant une sorte nouvelle d’appel au miracle. On peut dire que la justice moderne ne s’applique vraiment à être objective que pour la protection de l’innocent ou dans les affaires civiles ; par ailleurs, le hasard psychologique a remplacé le hasard de la résistance nerveuse ou musculaire, mais le puissant ou l’habile y trouve toujours avantage.

Un des points les plus singuliers de notre révision est sans doute la facilité avec laquelle les hommes, malgré leur intense besoin d’équité, se soumettent au hasard, comme à un principe de justice mystérieux et tout-puissant. Le hasard, qui, du point de vue rationnel, apparaît comme l’injustice même, satisfait pourtant les aspirations affectives du sentiment de justice. Il n’y a pas longtemps qu’en France, la conscription militaire se faisait par tirage au sort (le jeune homme riche gardant la possibilité de payer un remplaçant). Les loteries, les jeux de hasard exercent en général un attrait immense sur l’affectivité populaire, justement parce que leur indétermination apparente permet d’imaginer le miracle. Pour cette même raison, jusqu’à un certain point, les concours qui décident d’une situation sur la chance d’une épreuve isolée ne révoltent pas le sentiment de justice de nos contemporains.

Lévy-Bruhl, dans son étude de la mentalité primitive, insiste sur la confiance entière, invincible, des primitifs, dans les résultats de l’épreuve judiciaire ou ordalie ; il l’explique par l’animisme qui attribue les phénomènes naturels à l’action des esprits. Il n’est pas niable que les hommes les plus civilisés sont encore tentés d’attribuer beaucoup d’événements à Dieu, aux saints, aux puissances occultes ou au diable, et que les mêmes tendances jouent parmi nos concitoyens.

Voilà donc ce que les hommes ont institué pour satisfaire le sentiment de justice qui est en eux. Mais il est inévitable que la loi, à finalité collective, entre en conflit fréquent avec les aspirations individuelles. Bien souvent, les individus n’ont pas été satisfaits des arbitrages imposés ni des lois subies. Ils ont donc rêvé d’une compensation future, magnifique, triomphale, absolue, et ce rêve, élaboré collectivement, a inspiré les croyances religieuses.

________________________________________________________

1 Dans la Chine ancienne, le Tribunal ne s’occupait que des délits contre l’État, la religion, la famille. Dans l’Inde, le Code de Manou (VII-4-7) ne prévoit que dix-huit sortes de délits pour le Tribunal. Pour le reste, la justice personnelle était admise dans une certaine mesure.

2 On lit dans la Bible : « A chaque blessure qui m’est infligée, je tue un homme ; à chaque meurtrissure, un adolescent. Caïn se venge sept fois ; Lémec se venge soixante-dix-sept fois. »

3 Abel REY. Logique et Morale, Paris, 1916, p. 922-925.

4 POST. Afrikanische Juris prudenz, 1887, et Oldenburg, 1895.

5 CURR. The Australian Race, 3 vol. Melbourne, 1866-1877, I, P. 339.

6 PALLOCK et MAITLAND. The History of English Law before Edward I, 1898, II, P. 470.

7 L. c., t. II, p. 30.

8 WAITZ. Deutsche Verfassnungsgeschichte. Berlin (s. d.), t. I, P. 437.

9 POWERS. Tribes of California, Contrib. to North America Ethnology. 1877. t. III.

10 PALLOCK ET MAITLAND, l. e., t. II, p. 457.

11 JENKS. Law and Politics in the Middle Ages. London (Murray), 1919.

12 POST, l. c., t. II, p. 164 et 226.

13 Voir encore Nombres, XXXV-I 5, 20, 21, 24.

14 ALEXANDER ET STAUB. Der Verbrecher und seine Richter. Wien, 1929.

15 Cf. Dr E. PICHON in Revue Franç. de Psychanalyse, 1929, no 3, P. 551-555.

16 Cf. ALABASTER. Notes and Commentaries on Chinese Criminal Law, Londres, 1889, p. 5-6.

17 R. ALLENDY. Orientation des idées médicales. Paris (Sans Pareil), 1928.

18 G. GLOTZ. L’ordalie dans la Grèce primitive. Paris, 1909.

19 Cf. LÉVY BRUHL. La mentalité primitive. Paris, 1925, p. 244, 295.

20 Cf. ESMEIN. Histoire du Droit français, XIe éd., 1912, p. 103.