Roberto Fondi
Science, scientisme et vision traditionnelle du monde

« … bien que partant de postulats très différents de ceux de la phi­losophie traditionnelle, en ignorant complètement les principes d’Aristote et des autres Anciens souvent réputés, aujourd’hui, tota­lement dépassés, et tout en ne s’appuyant que sur les données sûres de la science moderne, on arrive cependant aux mêmes conclusions précises que celles auxquelles était […]

« … bien que partant de postulats très différents de ceux de la phi­losophie traditionnelle, en ignorant complètement les principes d’Aristote et des autres Anciens souvent réputés, aujourd’hui, tota­lement dépassés, et tout en ne s’appuyant que sur les données sûres de la science moderne, on arrive cependant aux mêmes conclusions précises que celles auxquelles était parvenue depuis des millénaires la ‘philosophie éternelle’ » (Luigi Fantappié)

Giovanni Monastra : Je crois que notre conversation peut commencer par une réflexion sur ce qui me paraît être une donnée de fait désormais vérifiée : l’« état de santé » de la science moderne, dans son ensemble, n’est pas particulièrement brillant. Les symptômes sont multiples, et diffèrent par l’origine comme par la nature. C’est ainsi par exemple qu’on a l’occasion d’entendre, de la part de spécialistes de diverses disciplines, des discours où transpire un certain sentiment d’insécurité ou un désarroi plus ou moins évident devant les contenus les plus « signifi­catifs » des connaissances scientifiques de notre époque. Je voudrais donc que vous exposiez votre opinion sur l’état présent de la science. Et plus précisément : le pano­rama scientifique actuel de la nature, globalement, se présente-t-il comme cohé­rent, non susceptible d’importantes modifications, ou trahit-il plutôt certaines dif­ficultés intrinsèques ?

Roberto Fondi : Mon point de vue est que la science moderne pèche par une grave contradiction de fond, qui est d’ailleurs bien expliquée, par exemple, dans les ouvrages du physicien nord-américain Fritjof Capra [1], ouvrages vraiment importants dont on ressentait depuis longtemps la néces­sité. Capra s’est aperçu que la conception du monde émergeant des acquis les plus récents de la physique et de la biologie correspond, dans ses gran­des lignes, à celle que nous ont transmise les traditions métaphysiques — qu’il appelle « mystiques » — de l’Orient ancien (et, ajouterai-je pour ma part, du vieil Occident). Si cela se produit, ce n’est certes pas parce que les sages du passé pensaient avec les concepts de la cybernétique et de la physique des particules, ni parce que les scientifiques actuels sont devenus des adeptes des métaphysiques antiques. Tout cela, au contraire, dépend essentiellement du fait qu’à la suite de ses propres découvertes, la science moderne a dû s’éloigner de plus en plus du domaine où elle est née, et qui était celui, galiléen et cartésien, d’une séparation rigide entre pensée individuelle et monde extérieur. C’est précisément à l’intérieur de ce domaine, négateur de la précédente vision métaphysique, que, grâce à Newton surtout, a pu naître et se développer la physique dite « classi­que », dominatrice incontestée — avec son mécanisme foncier — de la con­ception de la nature qui va de la fin du XVIIème siècle à la fin du XIXème siècle

Capra ne se contente pas de relever cette concordance entre des visions du monde si éloignées dans le temps comme dans l’espace, il va plus loin. Non sans un courage certain, il dénonce la contradiction où continuent de se débattre les scientifiques eux-mêmes qui, bien qu’ils ne puissent nier ces concordances, se comportent généralement comme si ces dernières ne les concernaient pas.

« Bien que leurs théories conduisent à une vision du monde semblable à celle des mystiques, écrit Capra, il est surprenant que celles-ci aient si peu modifié les attitudes de la plupart des scientifiques (…) Ainsi, la plu­part des physiciens actuels ne semblent-ils pas réaliser la portée philoso­phique, culturelle et spirituelle de leurs théories. Beaucoup d’entre eux sou­tiennent activement une société fondée sur une vision mécaniste et fragmentée du monde, sans voir que la science désigne, par-delà une telle con­ception, une vérité du monde qui inclut non seulement notre environne­ment naturel, mais aussi toute l’humanité. Je crois que la vision du monde impliquée par la physique moderne est incompatible avec notre société actuelle, qui ne reflète aucunement l’interdépendance harmonieuse que nous observons dans la nature. Afin de réaliser un tel état d’équilibre dyna­mique, une structure économique et sociale radicalement différente sera nécessaire : une révolution culturelle au vrai sens du mot. La survie de notre civilisation entière dépend peut-être de notre possibilité de réaliser une telle transformation » [2].

Étant donné que tout mon bagage de connaissances me mène à rester fidèle à la vision non moderne ou traditionnelle du monde, et, en même temps, à ne négliger aucun apport vraiment valable de la science contem­poraine, je ne peux qu’être d’accord avec les conclusions de Capra.

Mais quelles sont, selon vous, les causes de cette contradiction ?

Je pense qu’elle est due surtout à une forme d’étroitesse culturelle pro­duite par l’excès de spécialisation. De nombreux scientifiques — et en par­ticulier les biologistes — sont aujourd’hui mal informés tant sur les mé­thodes et les résultats de la physique contemporaine, que sur la Weltanschauung traditionnelle. Mais il faut ajouter à cela l’effet délétère du scientisme, qui, dans la pratique, reste l’attitude philosophique dominante chez les professeurs et les chercheurs.

On peut se demander pourquoi le scientisme a exercé une si forte influence. S’agit-il de conformisme, de lâcheté ou d’une conviction sincère ?

Je laisserais de côté la lâcheté. Selon moi, c’est essentiellement un phé­nomène relevant du conformisme ou d’une authentique conviction. Le scientisme, comme chacun sait, n’est autre que l’attitude intellectuelle de ceux qui estiment que le seul savoir valable, capable de résoudre tous les problèmes et de satisfaire tous les besoins humains, est le savoir descriptif-expérimental propre à la science entendue au sens moderne du terme. Il est donc clair que si l’on adopte cette attitude, toute autre forme de savoir (comme par exemple le savoir logico-philosophique au sens abstrait, le savoir analogique et symbolique et le savoir ascético-sapientiel : autant de formes de savoir reconnues et répandues dans le monde traditionnel) ne recourant pas de façon exclusive aux méthodes d’investigation propres à cette « science », est dévaluée dès le départ.

Or, bien qu’une telle attitude ait été, sur le plan strictement philosophi­que, plusieurs fois critiquée et réfutée, il n’est pas du tout surprenant qu’elle continue avec ténacité de modeler la forma mentis de l’écrasante majorité des hommes d’aujourd’hui et, plus particulièrement encore, des scientifi­ques officiels. Un scientiste, en effet, par là même qu’il n’accorde pas de valeur au raisonnement philosophique pur (c’est-à-dire indépendant de la donnée descriptive et expérimentale), ne peut que se désintéresser d’em­blée des considérations critiques de penseurs comme Poincaré, Boutroux, Le Roy, Brunschwicg, Meyerson et bien d’autres, pour tourner son atten­tion uniquement vers ce qui est admis, supposé et théorisé par les savants : les seuls, selon lui, dignes d’être considérés comme les dépositaires de la vérité et du savoir.

À votre avis, quelle est réellement l’origine de l’attitude scientiste ?

Cela me semble clair : elle dérive d’une adhésion fidéiste — tacite ou inconsciente dans la plupart des cas, peu importe — au Zeitgeist, à l’es­prit du temps. Nous ne pouvons ni ne devons oublier, en effet, que la civi­lisation dans laquelle nous vivons se fonde sur une vision du monde née du rejet total des principes traditionnels, lesquels reposent sur la recon­naissance, au-delà de la réalité sensible, d’une réalité, aussi et surtout, suprasensible et métaphysique. Il suffit de rappeler les noms de Platon, Aristote et Plotin pour se rendre compte que, dans les temps prémodernes, on ne concevait pas du tout une seule forme de connaissance, mais bien différents degrés ou niveaux de connaissance, reliés harmonieusement les uns aux autres. En partant d’un type de connaissance fondé sur le donné sensible — le plus immédiat —, on visait en effet à parvenir, par une dis­cipline rationnelle et philosophique appropriée, au domaine métaphysi­que et symbolique ou ascétique et initiatique, réputé seul réellement capa­ble d’élever la personnalité et la dignité humaines, en les « déifiant » carré­ment. Au contraire, la plupart des scientifiques modernes se contentent des premiers degrés de la connaissance, tout en s’efforçant de faire croire que tout s’arrête là et qu’il est impossible d’aller plus loin.

Mais s’il plaît à ces personnes de penser ainsi, tant mieux pour elles. Il est par contre agaçant et irritant de voir que, dans de nombreux cas, elles traitent avec légèreté, ironie et un air de suffisance — voire avec intolérance — ceux qui estiment ne pouvoir les suivre dans leur façon de voir et qui aspirent sérieusement à des buts plus élevés. Et ceci vaut aussi, malheureusement, pour la majorité des scientifiques chrétiens, la raison essentielle en étant que la théologie chrétienne actuelle se désintéresse — à de très rares exceptions près — du problème de la vraie connaissance et du juste rapport entre l’homme et la nature. Comme dit l’Iranien Seyyed Hossein Nasr, « étant donné que l’accent a été mis de préférence sur la rédemption de l’individu plutôt que sur la ‘rédemption de la création’, la pensée religieuse moderne aide dans sa plus grande part à séculariser la nature et s’est soumise aux édits de la science dans le domaine naturel » [3]. En conclusion : à la différence de ce qui se passait dans les civilisations traditionnelles, aujourd’hui il n’y a plus de dénominateur commun entre science et religion. On peut même affirmer tranquillement que la science tend de plus en plus à jouer le rôle que jouait autrefois la reli­gion, aspirant ainsi à devenir le seul réceptacle des espérances eschatologiques de l’humanité.

Puisque vous avez fait allusion à la conception du monde propre aux doctrines traditionnelles, je crois qu’il est opportun de parler brièvement des milieux cultu­rels qui s’y référent. J’ai l’impression qu’une certaine aversion, ou du moins une certaine indifférence à l’égard de la science, est enracinée dans ces milieux, si l’on excepte quelques cas personnels. La méthode et les différentes disciplines scienti­fiques ont ainsi été accusées de représenter l’expression la plus « solidifiée » et la plus épaisse du matérialisme moderne. On a fini par rapprocher science et scien­tisme, et par confondre les deux termes. On a jugé bon, en définitive, de se tenir éloigné de tout ce que le monde de la science représenterait, même vaguement. On a ainsi laissé autant d’espaces inespérés à l’adversaire, tout en enfermant la culture d’inspiration « traditionnelle » dans une tour d’ivoire. Aujourd’hui, cepen­dant, il me semble que cette tendance perd du terrain et qu’on assiste, dans ces milieux, à un regain d’intérêt pour certaines disciplines scientifiques comme l’an­thropologie, la psychologie, l’éthologie, la génétique du comportement et l’écolo­gie. Que pensez-vous de tout cela ? Comment jugez-vous ce phénomène ?

Je ne le juge pas seulement positif, je l’estime indispensable. Si l’on veut vraiment que la culture d’inspiration traditionnelle soit une chose vivante et vivifiante, et non un sanctuaire de « principes » destiné à rester éternel­lement suspendu dans l’Hyperuranie, il est nécessaire qu’elle soit mise en relation — sans altérer en quoi que ce soit ses fondements ni ses finalités —, de façon permanente, intime et harmonieuse, avec la réalité et les problè­mes existentiels de notre époque.

À ce sujet, j’ai suggéré en une autre occasion de « ne pas se retirer dans une tour d’ivoire, mais d’agir et de combattre en ayant l’esprit dans une tour d’ivoire ». En d’autres termes, il s’agit de se considérer comme engagé à maintenir un lien de fidélité, implicite mais ferme et constant, avec la vision traditionnelle du monde, sans retour à laquelle l’humanité ne sor­tira pas de la décadence profonde où elle est plongée. Il s’agit donc d’être capable de repousser tout compromis sur les idées et d’approfondir sans cesse sa préparation culturelle.

Cependant, je souligne qu’il ne serait pas seulement irresponsable et dommageable, mais aussi idiot, de se mettre à disserter de psychologie, d’éthologie ou de génétique sans avoir les compétences requises, et sans savoir exactement ce qui, dans ces disciplines, peut vraiment être utilisé pour combattre avec efficacité les thèses adverses. Outre le risque d’être ridiculisé, il y aurait surtout le danger de se convertir, éventuellement sans même s’en rendre compte, en champion d’idées qui appartiennent en réa­lité à la vision du monde à laquelle on prétend s’opposer. Dans le cadre de la culture d’inspiration traditionnelle, cela, malheureusement, est déjà arrivé et arrive encore, et cela dénote une formation doctrinale, une pré­paration culturelle et un sens des responsabilités très insuffisants. Il n’est pas difficile d’indiquer les remèdes appropriés à prévenir cette situation : plus de familiarité avec la vision traditionnelle du monde, plus de dévoue­ment à ses valeurs, une culture plus étendue, plus de « professionnalisme », donc moins de superficialité et refus de se contenter d’un intellectualisme brillant mais trop souvent pris comme but en soi.

À propos des rapports entre la science moderne et la Tradition, Titus Burck­hardt a écrit : « La science naturelle et la philosophie sont comme les deux frag­ments d’une entité perdue, l’une s’étant développée vers l’’objectivité’ et l’autre vers la subjectivité’. L’entité a disparu lorsque fut abandonné l’axe qui faisait son fondement, c’est-à-dire la doctrine traditionnelle de l’esprit » [4]. Sera-t-il pos­sible de retrouver cette « entité » ? Ou bien devrons-nous nous contenter de for­muler des phrases comme celle-ci, due au professeur Minelli de l’université de Bolo­gne : « Le problème du Transcendant ne peut être ni expliqué ni nié par la méthode scientifique, puisque les deux problématiques n’ont rien de commun » [5], thèse d’ailleurs partagée par bon nombre de ceux qui refusent le scientisme et tendent à séparer les sciences de toute autre problématique (politique, sociale, etc.) et donc non uniquement de la problématique religieuse ?

Des phrases banales comme celle que vous venez de citer reviennent sou­vent dans la bouche des scientifiques. La plupart du temps, elles visent à proclamer une indifférence fondamentale à l’égard de la réalité d’une dimension transcendante. Puisque cette dimension ne peut être explorée avec les méthodes de la science moderne, elle serait de toute façon incon­naissable même si elle existait, et il est donc inutile de se poser le problème, au-delà de l’adhésion ou non à des références idéologiques particulières fondées sur la seule foi. Voilà comment on raisonne. Mais, de grâce, sous l’angle pratique, pour ceux qui ne veulent pas accepter les dogmes sur la base de la seule foi, affirmer le caractère inconnaissable d’une chose, n’est-ce pas tout simplement la nier ? Il est clair que cette attitude, induite par le fait de considérer la science moderne comme la seule forme possi­ble de vraie connaissance, reflète un préjugé scientiste ; en tant que telle, elle doit être remise en question.

En réalité, la science moderne ne nous fait pas connaître le monde tel qu’il est effectivement, dans son intégralité. Il est vrai que cette science se fonde sur l’observation scrupuleuse des phénomènes naturels, sur la décomposition progressive de ces phénomènes dans les processus élémen­taires qui les constituent et sur la reproduction expérimentale de ces der­niers ; mais il n’en reste pas moins — comme l’a courageusement réaf­firmé Vasco Ronchi, l’auteur de La natura della luce (unanimement con­sidéré comme l’ouvrage le plus sérieux et le plus complet sur l’histoire de l’optique) — que l’observation en soi n’est en rien garantie de « vérité », dans la mesure où elle nous présente le monde non tel qu’il est réellement, mais tel qu’il est « selon notre conformation psychique ». Ce que nous voyons, en d’autres termes, n’est pas ce qui existe dans l’absolu, mais seu­lement ce que nous, précisément, voyons : non pas le monde vrai, par con­séquent, mais un monde apparent, essentiellement psychique, et donc subjectif.

Tout processus visuel, chez l’homme comme chez les animaux, s’arti­cule dans la réception de stimuli lumineux par la rétine de l’œil et s’achève dans la structure psychique particulière de l’observateur, où s’accomplit, au terme d’une chaîne phénoménologique plus ou moins longue et com­pliquée, l’acte final : la représentation du monde apparent de l’observa­teur, avec toutes ses formes et couleurs. C’est seulement et toujours le psychisme de l’observateur qui « localise » son monde devant ses yeux et qui le lui fait sentir comme « extérieur » et « objectif ». Cela signifie que considérer a priori notre monde apparent comme identique au monde réel est une pure hypothèse, privée de tout fondement. « Ce peut être une hypo­thèse de travail, très utile comme moyen pour simplifier le travail expéri­mental, écrit Ronchi, mais la laisser dans la clandestinité, donc ne pas la mettre en évidence, si bien qu’on détermine dans la mentalité dominante la conviction que la distinction entre monde apparent et monde réel n’a pas de sens, est une véritable déformation de la nature des choses, et par conséquent le procédé le plus antiscientifique qu’on puisse imaginer » [6]. Or, tout le développement de la science moderne a été précisément bâti sur la foi galiléenne, aujourd’hui pétrifiée en dogme, selon laquelle tout ce qu’on voit c’est tout ce qui existe vraiment.

Ronchi a magistralement montré [7] que Galilée lui-même savait fort bien ne pouvoir démontrer la réalité effective des choses lointaines observées par lui à travers sa lunette, comme les satellites de Jupiter et les cratères lunaires. Galilée n’était pas très fort en optique, si bien qu’il évita tou­jours soigneusement de déclencher une polémique scientifique avec ses prin­cipaux adversaires, ces maîtres d’optique médiévale qui enseignaient que personne ne doit croire avec trop de confiance à ce que ses yeux lui mon­trent, et encore moins par le moyen d’un instrument artificiel comme la lunette [8]. Au contraire, il employa toute son énergie à répéter avec téna­cité, solennité et même avec superbe sa foi dans l’objectivité de ce qu’il observait, entreprenant — avec l’aide du grand-duc de Toscane — une martelante campagne de propagande et de prosélytisme : ce qu’on fait précisément quand on veut mettre en circulation une certaine croyance [9].

Moins d’un an plus tard, on eut la première grande conversion à la foi nouvelle : celle de Kepler, considéré par ses contemporains comme la plus grande autorité en matière d’optique (même si, à la différence du « moderne » Galilée, Kepler n’était pas du tout disposé à renoncer à sa forma mentis d’homme encore médiéval, imprégné d’un platonisme et d’un pytha­gorisme qui lui présentaient la nature comme une totalité harmonieuse et unitaire).

Après quoi la croyance galiléenne l’emporta et conquit tous les milieux académiques, devenant ainsi de manière stable la première grande étape de la science moderne. Mais cette étape est le fruit de la propagande, non de l’étude directe et impartiale de la nature des choses ; c’est pourquoi le physicien Walter Heitler a parfaitement raison lorsqu’il reconnaît que « nos méthodes scientifiques modernes sont de par leur nature limitées » et que « c’est nous-mêmes qui nous sommes construit ces limites » [10].

Mais alors, si la science ne nous fait pas connaître le monde tel qu’il est vrai­ment, quelle est sa valeur gnoséologique effective ?

C’est là une question vraiment cruciale, à laquelle les scientifiques répon­dent rarement sans hésitation. Je pense que, pour donner une réponse satis­faisante, il faut aller encore un peu plus loin dans l’analyse des limites que l’homme s’est données pour bâtir « sa » science.

Je crois que c’est le psychologue Karl Bühler [11] qui, le premier, a sou­tenu — dans le sillage de la « théorie de la signification » (Bedeutungslehre) du biologiste Jakob von Uexküll, des études du physicien Carl Friedrich Weizsäcker et des éthologistes Konrad Lorenz, W.H. Thorpe, Niko Tinbergen et bien d’autres — que la psyché de l’homme et des animaux a la propriété de relever des configurations signifiantes dans le milieu extérieur, cette propriété étant fondamentalement instinctive ou intuitive (anschaulich), spécifique et innée. En elles-mêmes, en effet, les données des sens ne sont pas configurées en « structures » ayant une signification parti­culière, ni ne sont perçues isolément pour être ensuite rattachées les unes aux autres sur une sorte de tabula rasa ou dans un « récipient psycho­physique » vide. Au contraire, c’est précisément la structure psychique spé­cifique, propre aux différents organismes, qui confère à ces données per­çues leur caractère « gestaltique » ou configuré spécifique, et donc signi­fiant. Pour reprendre la terminologie de von Uexküll, chaque type d’or­ganisme a son Umwelt ou monde apparent spécifique, qui résulte d’une interaction constante et indissoluble entre son psychisme et le milieu extérieur.

Eh bien, si l’on se souvient qu’une configuration signifiante n’est pas un simple agrégat d’éléments indépendants les uns des autres, mais, au contraire, une structure cohérente, une totalité organique où s’exerce la règle — déjà clairement exprimée par Aristote — qui veut que le tout soit plus et autre que la simple somme de ses parties ; si l’on se souvient de cela, on s’aperçoit qu’il n’y a rien d’extraordinaire dans le fait que la réa­lité manifeste des caractéristiques telles qu’elle peut être ordonnée « logi­quement » par notre pensée : un fait, celui-là, qui a étonné et embarrassé de nombreux savants, à commencer par Albert Einstein. Répétons que ce que nous appelons réalité n’est autre que notre réalité, celle perçue par nos sens et organisée par notre psychisme. Il est donc naturel que l’Umwelt de l’homme présente des caractéristiques entièrement compatibles avec celles de sa ratio, et il faudrait en fait plutôt s’étonner s’il n’en était pas ainsi.

Il me semble qu’on peut maintenant distinguer au moins deux configu­rations psychogénétiques fondamentales : la configuration essentiellement intuitivo-synthétique, fondée sur des universalisations appliquées aux don­nées du monde extérieur et sur des relations analogico-symboliques entre elles, et la configuration logico-analytique, fondée sur le formalisme abs­trait de type numérique et mathématique. Puisque la science moderne s’ap­puie surtout sur cette seconde configuration, nous nous arrêterons un moment pour l’examiner de façon plus approfondie.

N’importe quelle structure logico-mathématique constitue, en tant pré­cisément que structure ou configuration (fût-ce de type abstrait), un système cohérent, caractérisé par un ensemble bien défini de postulats de base et par un ensemble tout aussi bien défini d’opérations numériques corrélables à ces postulats. En adoptant ces postulats particuliers et en dévelop­pant ces opérations particulières, on finit donc par arriver, de manière parfaitement rigoureuse, à des résultats univoques. Et c’est un fait que nous sommes aujourd’hui en mesure, grâce à un certain nombre de systèmes logico-mathématiques préparés par notre psychisme, de décrire en mode analytique rigoureux et univoque (ayant donc la même valeur et la même signification pour tous les hommes, sans aucune distinction) la plupart des phénomènes qui caractérisent notre Umwelt ou de les délimiter avec le pouvoir de notre raison. Par là même, le complexe de nos perceptions cesse de constituer un ensemble mystérieux et imprévisible d’apparences indéfinies, pour se transformer en un ensemble compréhensible et prévisi­ble de choses ayant pour tous les hommes une signification physique bien définie. Ce qui nous permet de communiquer avec nos semblables au-delà de toute division nationale et culturelle, rendant ainsi possibles l’élabora­tion et la réalisation de programmes d’action commune.

Si nous nous appuyons sur ce à quoi nous ont conduits les précédentes considérations, il me semble alors évident que la science ne peut pas être comprise uniquement comme l’expression d’une curiosité pure et désinté­ressée ou d’une soif de savoir, à aimer et à cultiver pour elle-même, mais aussi comme une arme formidable, un instrument extrêmement efficace que l’homme peut forger pour « mettre de l’ordre » dans une jungle de phé­nomènes qui, autrement, resterait pour lui beaucoup plus ambiguë et inap­prochable. Et nous Européens — héritiers dégénérés, mais héritiers tout de même, des anciens Romains — ne pouvons ni ne devons négliger cet aspect actif, universel et ordonnateur de la science : car le simple fait de poser des limites dans le but de créer de l’ordre, en soumettant chaque cas particulier à des normes ou règles de niveau plus élevé ou général, est, si l’on y réfléchit, une caractéristique d’émulation de la dimension spiri­tuelle qui organise le cosmos. L’essentiel, cependant, c’est de ne jamais oublier la valeur intrinsèquement relative et éminemment pratique de ce type d’activité cognitive. Valeur relative, en tant que la science ne se tourne pas vers l’Être tel qu’il est effectivement, mais vers l’Être tel qu’il se mani­feste à l’homme et, pour être précis, vers les seuls aspects les plus exté­rieurs, analysables, susceptibles d’être confectionnés et transmissibles sous la forme de schémas logico-mathématiques, de cet Être apparent. Valeur pratique, en tant que la science n’a pas pour objectif de connaître le monde réel dans son unité substantielle (donc en visant, parce l’homme en est une partie intégrante, à s’y identifier consciemment), mais bien de con­vertir chaque expérience en termes manipulables par la raison humaine, pour les utiliser ensuite en vue de la satisfaction de besoins essentiellement physiques et rationnels (c’est-à-dire matériels dans les deux cas). C’est pré­cisément cet aspect entièrement humaniste de la science moderne qui a dirigé le prodigieux développement technologique des deux derniers siè­cles. Celui-ci nous a permis de scruter les plus sombres profondeurs océa­niques et de fouler le lointain et poussiéreux sol lunaire mais, en défini­tive, ce développement ne trouvant pas son pôle d’équilibre naturel dans le cheminement vers une connaissance absolue et désintéressée de la réa­lité, a fini par enivrer l’homme moderne, par exalter sa vanité et sa présomption, au point de lui faire croire qu’il pouvait dominer le monde à sa guise. Or, il n’y a rien de plus illusoire que cette prétention.

Cela me paraît suffisant pour faire comprendre que la science est tout autre chose que le simple résultat d’un processus automatique et « objectif », qu’il faudrait considérer en soi et pour soi, sans faire intervenir des éléments étrangers aux domaines techniques des différentes disciplines qui la composent. La science, au contraire, part d’intentions originelles pure­ment humaines qui, bien que généralement inexprimées et cachées dans les coulisses, n’en sont pas moins vivantes et agissantes. Et dans la déter­mination de ces intentions, il n’est pas seulement possible, mais carrément inévitable, qu’interviennent diverses impulsions et tendances sur les plans philosophique, religieux, moral, politico-social et même esthétique. Il faut donc s’opposer énergiquement à toute tentative pour soustraire la science à la tension spirituelle qui doit caractériser toute espèce de combat mené au nom d’une vraie culture.

Mais comment peut-on harmoniser les différents secteurs, scientifiques et non scientifiques, de cette « vraie culture » ?

À ce sujet, je crois que le passage de Burckhardt précédemment cité par vous touche au cœur du problème.

Nous avons affirmé à plusieurs reprises que le monde que nous perce­vons n’est pas toute la réalité, mais seulement une « coupe » de celle-ci, effectuée par notre psychisme sur la base de ses capacités et caractéristi­ques particulières et naturelles. Dans ces conditions, il est inévitable de se poser le problème de la réalité vraie, c’est-à-dire totale, dont nous ne percevons qu’une portion.

Or, le fait que la science moderne ne puisse pas parvenir à connaître le vrai visage de l’Être, ne signifie pas que celui-ci soit inaccessible aux capacités cognitives résidant en l’homme : chez ce dernier, en effet, il n’y a pas que les organes des sens et le psychisme imaginatif, raisonneur et calculateur. Il y a aussi ce que René Guénon a appelé « intuition intellec­tuelle », et qui est de nature éminemment spirituelle.

Cette intuition intellectuelle est un type d’expérience cognitive qui, tout en étant immédiate comme l’acte de l’intuition, ne présente rien de ce qui caractérise les « ravissements mystiques », le côté confus, extatique et pathétique. Elle est au contraire lucide comme le procédé logico-mathématique le plus impeccable. Cette connaissance, qui procède par identification du sujet et de l’objet, par assimilation du connu au connaissant — Aristote disait qu’un être est tout ce qu’il connaît — est indissociable d’une anthropologie traditionnelle bien précise, fondée sur la distinction essentielle du « Soi » et du « moi », de la personnalité et de l’individualité, et d’une doctrine des états multiples de l’Être, sur lesquelles je ne peux malheureu­sement pas m’étendre ici. Disons qu’il faut bien comprendre que ce n’est pas, évidemment, en tant qu’individu usant de la faculté mentale que l’homme peut parvenir à la connaissance métaphysique.

À propos de l’intuition intellectuelle ou encore « intellect transcendant », Guénon écrit en effet : « L’intellect transcendant, pour saisir directement les principes universels, doit être lui-même d’ordre universel ; ce n’est plus une faculté individuelle, et le considérer comme tel serait contradictoire, car il ne peut être dans les possibilités de l’individu de dépasser ses pro­pres limites, de sortir des conditions qui le définissent en tant qu’individu. La raison est une faculté proprement et spécifiquement humaine ; mais ce qui est au-delà de la raison est véritablement ‘non humain’ ; c’est ce qui rend possible la connaissance métaphysique, et celle-ci, il faut le redire encore, n’est pas une connaissance humaine. En d’autres termes, ce n’est pas en tant qu’homme que l’homme peut y parvenir ; mais c’est en tant que cet être, qui est humain dans un de ses états, est en même temps autre chose et plus qu’un être humain ; et c’est la prise de conscience effective des états supra-individuels qui est l’objet réel de la métaphysique » [12]. Le réveil en l’homme de l’intuition intellectuelle lui fait retrouver le « sens de l’éternité », lui fait percevoir que « tous les états de l’être, envisagés dans leur principe, sont en parfaite simultanéité dans l’éternel présent » [13]. C’est là un point fondamental, sur lequel il faut insister, n’en déplaise à la men­talité profondément historiciste de l’homme moderne : « Celui qui ne peut sortir du point de vue de la succession temporelle et envisager toutes cho­ses en mode simultané est incapable de la moindre conception de l’ordre métaphysique » [14]. A l’inverse, celui qui en est capable peut espérer accé­der à un état de conscience universelle, participant de la « permanente actua­lité », de cet « Instant » — cosmologiquement insaisissable, métaphysique­ment illimité et coextensif à la Possibilité Totale elle-même — sur lequel insistent toutes les écoles de sagesse du monde traditionnel.

C’est précisément de la connaissance dont nous parlons, donc fondée sur l’intuition intellectuelle, qu’est dérivée une vision du monde unitaire — une cosmologie au sens antique du terme — qui peut être retrouvée, fût-ce sous différents revêtements, dans toutes les traditions sapientielles de l’humanité prémoderne. Cette cosmologie a marqué tous les aspects de la vie communautaire : de la politique aux arts, de la guerre aux rapports entre les sexes. C’est elle qui constitue le noyau culturel de ce que des auteurs comme René Guénon [15] et Julius Evola [16] ont appelé « Tradition ».

Eh bien, il est très significatif que la vision traditionnelle du monde ne refusait pas du tout un type de connaissance pratique et relatif comme cultivé par les modernes. Simplement, loin de le considérer comme exclusif, elle voyait en lui une forme de connaissance profane et inférieure, qui devait dépendre, être subordonnée à une expérience cognitive bien plus noble et élevée : celle destinée à mettre en communion avec l’Absolu et à en rapprocher toujours plus le noyau transcendant de la personnalité.

Si l’on reconnaît tout cela, ce qu’il est nécessaire de faire pour rétablir l’« entité perdue » à laquelle faisait allusion Burckhardt devient immédia­tement compréhensible. Les scientifiques, aujourd’hui, sont pour la plu­part d’entre eux sur une barque qu’ils dirigent sans disposer cependant d’un point de référence stable. Il s’agira donc de les convaincre que le type de connaissance auquel ils adhèrent présente, malgré toutes ses grandio­ses conquêtes, un aspect du monde très limité, voire petit comparé aux problèmes que cette connaissance n’effleure même pas. Cet aspect ne se rapporte qu’au côté extérieur et quantifiable du monde, et ne concerne l’homme qu’à travers ses applications techniques et ses schémas ration­nels d’interprétation. Le slogan courant qui veut que la science, en tant que recherche de la vérité, n’est ni morale ni immorale, et que seul celui qui veut en tirer des applications se trouve confronté à des questions éthi­ques, ne peut donc être accepté sans réserves.

En réalité, et bien que la recherche du vrai, certes, ne puisse pas être en soi immorale, le fait est que la recherche scientifique moderne est la plupart du temps orientée selon des directions préétablies, conformes aux goûts et aux désirs de l’homme d’aujourd’hui. Et cette science allègue des prétentions totalitaires, au point de vouloir être la seule et entière vérité. Mais une vérité partielle qui prétend être totale est, de par sa nature, immo­rale. La foi dans le scientisme est une superstition moderne, et c’est sur­tout dans cette superstition que se niche ce que Heitler a appelé le « démo­nisme de la science », susceptible d’entraver et d’étouffer l’aspiration légi­time de l’homme à des formes plus élevées de connaissance, et de détruire toute forme de respect de la vie sur notre planète.

Il est donc indispensable de rappeler régulièrement aux scientifiques qu’il existe un immense ensemble de connaissances, éminemment spirituelles, qu’on a accoutumé de dénommer « traditionnelles », ensemble qui ne peut s’opposer, en aucune façon, à l’ensemble de connaissances, exclusivement physico-rationnelles, qu’on a accoutumé d’appeler « scientifiques ». Si des oppositions entre les unes et les autres se présentaient, elles devraient néces­sairement être considérées comme apparentes (donc comme le fruit d’une façon inadéquate d’interpréter les choses), ou bien comme dérivant d’er­reurs commises dans l’application et le déroulement du procédé scientifi­que. Il faudra donc examiner à fond les faits, vérifier la correction du rai­sonnement logique et mathématique par lequel on a cherché à se repré­senter de façon cohérente les faits mêmes et, enfin, mettre en relief l’er­reur qui a déterminé l’opposition. Ou bien l’on devra voir si les faits eux-mêmes ne sont pas susceptibles d’autres interprétations scientifiques, en harmonie avec les prémisses de la cosmologie traditionnelle.

Pour conclure, j’estime que l’avenir réservera surtout deux tâches à ceux qui, dans l’esprit que je viens de définir, se sentent particulièrement atti­rés par les disciplines scientifiques. En premier lieu : libérer la science des « mythes », des préjugés, des exagérations et des extrapolations indues qui, pleinement conformes à l’atmosphère de dissolution qui caractérise l’épo­que actuelle, voudraient l’opposer ouvertement aux enseignements que nous ont transmis nos ancêtres, en présentant ces derniers comme « privés de fondement scientifique », donc évidemment erronés et « fantaisistes ». En second lieu : approfondir constamment la connaissance des cosmologies traditionnelles, non certes dans l’idée d’y trouver quelque chose qui nous servirait aujourd’hui, mais seulement pour y puiser des orientations métho­dologiques liées à la perception de la réalité comme kosmos, comme un tout ordonné dans lequel le sensible et le suprasensible, le quantitatif et le qualitatif, les phénomènes et les idées forment une unité harmonieuse et cohérente : perception qu’il faut toujours avoir en mémoire dans toute forme de vraie connaissance. Si une telle façon de voir apparaissait en amont d’une initiative culturelle quelconque, et surtout une autre façon de sentir, je suis certain que beaucoup de choses vraiment valables et posi­tives pourraient être faites dans le domaine des sciences naturelles.

Au lieu d’insister sur l’aspect purement polémique, critique et négatif, il faut donc chercher à réveiller la compréhension des principes et des idéaux qui furent propres au monde de la Tradition : principes et idéaux qui étaient précisément caractérisés par le sens des justes rapports hiérarchiques entre les diverses formes de connaissance, ainsi que par le besoin d’un savoir organique au plus haut degré. Un savoir qui ne se perd pas dans le laby­rinthe des connaissances particulières, qui ne se contente pas de schémas abstraits ni de constructions numériques, mais qui maintient toujours une relation essentielle avec le monde de la qualité, des dimensions les plus subtiles et des significations métaphysiques. Dans le Moyen Age occiden­tal, c’était encore cet idéal qui animait l’étude dans les universités, et tout d’abord la philosophia naturalis, sur laquelle on a voulu jeter plus tard un total discrédit.

(Extrait de La Révolution organiciste – entretien sur les nouveaux courants scientifiques)

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1 Cf. Fritjof Capra, Le Tao de la physique, Sand, 1985 et Le temps du changement, Rocher, 1984. Le premier de ces deux ouvrages contient des argumentations très proches de celles qu’avait développées, il y a environ cinquante ans, Bernhard Bavink dans Die Naturwissenschaft auf dem Wege zur Religion, Frankfurt, 1933.

2 Fritjof Capra, Le Tao de la physique, op. cit., pp. 311-312 (souligné par nous).

3 Seyyed Hossein Nasr, L’homme face à la nature, Buchet-Chastel, 1978, p. 35. Voir aussi du même auteur, Sciences et savoir en Islam, Sindbad.

4 Titus Burckhardt, Science moderne et sagesse traditionnelle, Archè, Milano, 1986, p. 34.

5 In Corriere della Sera du 5 avril 1980.

6 In La Fiera Letteraria, 1972.

7 Cf. Vasco Ronchi, Il cannochiale di Galileo e la scienza del Seicento, Boringhieri, Torino, 1958.

8 Jusqu’à la révolution provoquée par l’abbé Francesco Maurolico, Gian Battista Della Porta, Johann Kepler et surtout Galilée, les verres grossissants étaient considérés comme des curiosités de foire, qui pouvaient être employées pour allumer des feux ou — dans le meilleur des cas — pour corriger la vue lorsque les collyres ne suffisaient plus, mais jamais à des fins cognitives. À l’époque, l’idée dominante dans les milieux culturels, c’était en effet qu’on ne pouvait faire de la bonne science au moyen de la vue seule, et qu’il n’était permis de croire à ce qu’on voyait que lorsque les observations étaient confirmées par le toucher. En conséquence, dans la mesure où, lorsqu’on regarde les objets à travers des lentilles de verre, on voit des images différentes des objets eux-mêmes (plus grandes ou plus petites, plus proches ou plus lointaines, parfois même renversées ou déformées), il était réputé absurde et déraisonnable de recourir à des instruments de ce genre pour faire de la vraie science.

9 On ne peut pas ne pas songer, à ce sujet, au cas analogue présenté par le darwinisme.

10 Walter Heitler, Der Mensch und die naturwissenschaftliche, Erkenntnis, Vieweg u. Sohn, Braunschweig, 1962.

11 Karl Buhier, Das Gestaltprinzip im Leben des Menschen und der Tiere, Hans Huber Ver­lag, Bern, 1960.

12 René Guénon, La métaphysique orientale, éd. Traditionnelles, 1976 (1ère éd. 1939), pp. 11-12.

13 René Guénon, Op. cit., p. 15.

14 René Guénon, Op. cit., p. 18.

15 Cf. René Guénon, La crise du monde moderne, Bossard, 1927 et Idées/NRF, 1969 ; et Le règne de la quantité et les signes des temps, Gallimard, 1945 et Idées/NRF, 1970.

16 Cf. Julius Evola, Révolte contre le monde moderne, éd. de l’Homme, Montréal-Bruxelles, 1972 ; et « Chevaucher le tigre », Guy Trédaniel, 1982.