Charles D'Hooghvorst
La lettre et l'esprit

La lettre ne doit pas être rejetée, elle est nécessaire. Elle est comme le support de l’esprit, de même que le corps de l’homme sert de support à son esprit. Sans le corps, l’esprit ne peut s’exprimer. « L’esprit n’est pas séparé de la lettre », ont dit les Pères de l’église, fidèles à la tradition primitive, « il est contenu et d’abord caché en elle. La lettre est bonne et nécessaire parce qu’elle conduit à l’esprit, elle est son instrument et sa servante. »

(Revue Epignosis. No III, 2ecahier. 1984)

« La lettre tue, mais l’esprit (le souffle) vivifie » (IIe Épitre  aux Corinthiens, Chap. III, 6).

Qu’est-ce que la lettre ?

Dans le texte grec du Nouveau Testament, ce qui est traduit par « lettre » est le mot grec « gramma » : caractère grave, caractère d’écriture, texte écrit, du verbe « graphein » : écrire [1]. La « lettre », c’est donc le texte écrit, composé de mots, eux-mêmes composés de caractères ou lettres.

Nous serions donc tentés de comprendre cette phrase de St Paul dans le sens que si « la lettre tue », elle nous est inutile et même nuisible et qu’il faut la rejeter pour ne chercher que « l’esprit qui vivifie ».

Si nous nous plaçons dans la mentalité de la primitive Église chrétienne, nous constatons que la lettre représentait et désignait le texte de l’Ancien Testament, autrement dit la Loi de Moïse et les livres des Prophètes d’Israël. C’est donc toute la tradition juive qui est en jeu ici, à une époque où la Révélation apportée par l’Évangile de Jésus-Christ se répandait dans un monde gréco-romain, c’est-à-dire le monde des gentils, complètement étranger au monde des Hébreux. Ces gens-là étaient naturellement disposés à abandonner et à rejeter les Écritures hébraïques et certaines sectes chrétiennes primitives l’ont fait, l’esprit apporté par l’Évangile (litt. : la Bonne Nouvelle) devant suffire à tout.

Pourtant l’Église chrétienne, à la suite de St Paul et des premiers Pères de l’Église, n’a jamais cédé à cette tentation, et a conservé les livres de la Loi de Moïse et des Prophètes, comme partie intégrante du patrimoine chrétien. Pourquoi ?

Jésus lui-même n’a pas rejeté la lettre de la Loi et des Prophètes d’Israël. « Ne pensez pas que je sois venu abolir la Loi et les Prophètes ; je ne suis pas venu abolir, mais accomplir [2]. Car je vous le dis en vérité, jusqu’à ce que passent le ciel et la terre, un seul iota ou un seul trait [3] de la Loi ne passera pas que tout ne se soit produit… Car je vous dis que si votre justice ne surpasse celle des scribes et des pharisiens, vous n’entrerez point dans le Royaume des Cieux » (Mat. V, 17-18 et 20).

La lettre ne doit pas être rejetée, elle est nécessaire. Elle est comme le support de l’esprit, de même que le corps de l’homme sert de support à son esprit. Sans le corps, l’esprit ne peut s’exprimer. « L’esprit n’est pas séparé de la lettre« , ont dit les Pères de l’Église, fidèles à la tradition primitive, « il est contenu et d’abord caché en elle. La lettre est bonne et nécessaire parce qu’elle conduit à l’esprit, elle est son instrument et sa servante. »

La lettre donc ne peut être oubliée, puisqu’elle est comme le chemin indispensable qui conduit à l’esprit vivifiant.

Mais alors, pourquoi est-il dit que la lettre tue ?

Jésus après avoir affirmé qu’il n’est-pas venu abolir la Loi et les Prophètes, ajoute « … Car je vous dis que si votre justice ne surpasse pas celle des scribes [4] et des pharisiens, vous n’entrerez point dans le Royaume des Cieux« . Et Origène [5] dans son commentaire sur l’Évangile de Matthieu explique : « Ce n’est pas à cause de la Loi, (c’est-à-dire la lettre) à laquelle ils semblaient croire, que les pharisiens n’étaient pas « la plantation du Père »; mais à cause de leur mauvaise interprétation de la Loi et de ses textes… »

La lettre tue si nous la comprenons charnellement, c’est-à-dire avec notre intelligence d’homme déchu, avec notre compréhension raisonnable, basée sur nos sens abêtis, par suite de la chute originelle, privés, coupés de l’Esprit d’en haut. Cette intelligence-là ne nous donne qu’une compréhension historique, morale, sociale, charnelle somme toute, de la lettre prophétique ; et c’est pourquoi elle tue, puisque l’esprit qui donne le sens vrai ne vient pas la vivifier. Et nous mourons, esclaves, sur le désert d’exil.

C’est cette optique-là qui n’a pas permis aux pharisiens de voir que Jésus ne faisait que confirmer la Loi de Moïse, à laquelle ils étaient attachés, et qu’il était là pour l’accomplir. C’est cette même perspective qui pousse les pharisiens actuels à clouer le Christ sur la croix de l’histoire et à transformer son enseignement en préceptes moraux ou sociaux. C’est cette même interprétation qui conduit les raisonnables de tous les temps à rejeter et à condamner les prophètes et leur enseignement au nom de la Tradition ancienne que ces derniers réalisent sous leurs yeux d’aveugles.

« En effet, si vous croyiez Moïse, vous me croiriez aussi, car c’est de moi qu’il a écrit. Mais si vous ne croyez pas à ses écrits, comment croirez-vous à mes paroles ? » (Jn. V, 46-47)

Ainsi donc toute Écriture inspirée possède une lettre et un esprit. La vérité est dans la façon de la lire : si on lit l’Ancien Testament dans l’optique messianique, on lit le Nouveau Testament, mais si on lit les Évangiles avec le cœur des scribes et des pharisiens, on lit l’Ancien Testament (c’est-à-dire la Loi, la lettre morte). Le Nouveau Testament n’ajoute rien aux autres écritures, et « si l’Ancien Testament est compris spirituellement, il ne diffère en rien du Nouveau« , disait un père de l’Église, nommé Hervé du Bourg-Dieu.

Chaque Écriture inspirée se transmet au moyen d’une lettre qui diffère de celle des autres Écritures et on ne peut les unifier que par le même esprit vivifiant qui les illumine toutes.

Aucun prophète n’a jamais contredit un autre prophète.

Lorsqu’on lit le même objet dans tous les livres inspirés, on lit dans le Livre naturel. C’est le livre qui se trouve dans l’homme et qui se découvre selon la manière de lire les livres inspirés.

C’est pour cela que le Zohar fait ce commentaire : « Pourquoi est-il écrit : (Nb. 21,14) »…dans le livre… », et non pas : « dans la Torah… » (la loi de Moise) ? Réponse : Il y a ici un secret élevé, à savoir qu’il y a un lieu pour le Saint béni soit-il appelé Livre. C’est ce qui est écrit : (Isaïe 34,16) « Cherchez dans le Livre de IHVH et lisez« , que toute la force et puissance des œuvres du Saint béni soit-il dépend de ce Livre et émane de lui. »

Il semble que l’Objet du Grand Œuvre des Sages soit double, deux choses en une, ce qu’ils appellent leur Re-bis (chose double), une matière fixe qui est comme la lettre, inutile par elle-même, si elle n’est unie à son volatil qui est comme son esprit. Les deux doivent être unis, comme l’homme et la femme, comme la terre et le ciel, pour produire le Fils triomphant, la Pierre victorieuse.

Cet Objet repose dans la Crèche de Bethléem et c’est là que les mages le contemplent. C’est pourquoi Rupert, un autre père de l’Église, affirme: « Toute l’universalité des Écritures, toute sa Parole, Dieu l’a rassemblée dans le sein de la Vierge. »

La connaissance de cet Objet est un don de Dieu, c’est l’adoration des mages et des bergers, qui seuls possèdent l’intelligence des livres saints, parce que cet Objet est « passé », « présent » et « futur ». Il semble que le Message Retrouvé de Louis Cattiaux fasse allusion à ce « Rebis », lorsqu’il dit au livre XXIII, vers. 57 et 57b : « Si vous avez trouvé l’unité de l’Unique, déchirez les pages du Livre et laissez-les s’envoler dans le vent en fredonnant une joyeuse chanson. Sinon ne les quittez ni le jour ni la nuit, jusqu’à ce qu’elles pénètrent votre entendement et jusqu’à ce qu’elles vous mènent à la boue qui ne mouille et qui ne salit rien. »

« Le Royaume des Cieux, c’est la connaissance des Écritures » disait Bède le Vénérable, au VIIIe Siècle [6].

L’homme exilé du Royaume des Cieux [7] a toujours tendance à interpréter l’enseignement littéral de l’Écriture selon un sens conforme à sa nature déchue, et non selon le sens vrai de la lettre vivifiée par l’Esprit.

« C’est pour cela que tout scribe devenu disciple du Royaume des Cieux ressemble à un maître de maison qui tire de son trésor du neuf et du vieux » (Matt. XIII, 53) [8].

« Aucune parole d’Écriture sainte ne contredit en fait la parole d’une autre Écriture sainte. Ainsi Dieu apparaît multiple en personne, mais il est cependant unique en acte et en repos comme étant l’Être par excellence, c’est-à-dire le Premier et le Dernier en tout. » « Il nous faut donc connaître toutes les Écritures saintes et les étudier jusqu’à ce que nous ayons découvert l’Identité première et dernière de la Parole inspirée. Penser à Dieu et méditer sur sa création, c’est prier et louer Dieu. » (Message Retrouvé XV, 50 et 50 b).

Cet article a paru dans « Le Fil d’Ariane » n° 2 (automne 1977).

ANNEXE

1. Les quatre sens de l’Écriture selon les cabalistes hébraïques.

En hébreu le Paradis se dit PaRDeS, littéralement : verger d’orangers.

Le mot PaRDeS est employé comme une abréviation des quatre interprétations de la Torah, c’est-à-dire la Loi de Moïse. Chaque consonne de ce mot indique une de ces interprétations :

P pour « Peshat » : le sens littéral,

R pour « Remetz » : le sens allégorique,

D pour « Derasha » : l’interprétation talmudique (les règles de conduite),

S pour « Sod » : le sens secret (G. G. Scholem : « La kabbale et sa symbolique« . Payot, Paris).

Le Paradis est donc pour les cabalistes l’union des quatre sens dans le dernier, le sens secret.

2. Les quatre sens de l’Ecriture selon les Pères chrétiens du Moyen-Age.

« Littera gesta docet, quid credas allegoria,

« moralis quid agas, quo tendas anagogia. »

Ce célèbre verset cité par Nicolas de Lyre au XIVe siècle résume toute l’exégèse (interprétation) des Pères de l’Église.

« La lettre enseigne l’histoire [9] ; l’allégorie, ce à quoi tu crois ; le sens moral (ou tropologique) [10], ce que tu fais ; l’anagogie [11], ce vers quoi tu tends. »

Comme un vieil auteur le dit des quatre degrés de la contemplation, on doit dire de ces quatre sens qu’ils sont liés entre eux comme les anneaux d’une chaîne unique… Et encore chacun d’eux possède une force propulsive, en sorte que l’un conduit à l’autre. La « parole de l’histoire » est achevée par le sens de l’allégorie, et à leur tour « les sens de l’allégorie » inclinent d’eux-mêmes à « l’exercice de la moralité ». On passe d’un mouvement naturel et nécessaire de l’histoire à l’allégorie, et de l’allégorie à la moralité. L’allégorie est en vérité, la vérité de l’histoire : celle-ci, demeurant seule, serait incapable de s’achever intelligiblement ; l’allégorie l’achève en lui donnant tout son sens. Le mystère que l’allégorie découvre de la sorte ne fait lui-même qu’ouvrir un nouveau cycle : en son premier temps il n’est qu’un commencement ; pour être pleinement lui-même il lui faut doublement s’achever. D’abord il s’intériorise et produit son fruit dans la vie spirituelle dont traite la tropoloie ; puis cette vie spirituelle doit s’épanouir au Soleil du Royaume, en cette fin des temps qui fait l’objet de l’anagogie.

Chaque sens tend à l’autre comme à sa fin.

Ils sont donc plusieurs, mais ils n’en font qu’un.

Henri de Lubac : « L’écriture dans la Tradition » (Aubier, Paris), page 276.

3. La lettre et l’esprit dans la Tradition islamique.

« L’exégèse symbolique spirituelle s’attache au maintien simultané de la lettre (le zahir) et de son sens caché (le batin), car c’est à cette condition que l’apparence littérale devient transparence d’un autre monde, mais cette transparence ne se produit que par l’écran de la lettre  » (H. Corbin : « En Islam Iranien« , Vol. 1, p. 153, Gallimard, Paris).

« Les livres saints racontent des évènements, dont la « geste extérieure » (c’est-à-dire l’histoire), le « zahir », se présente comme accomplie dans le passé ; ils mettent en scène des personnages, des faits et des gestes, des figures du passé. Il faut cependant que ces évènements et ces êtres aient un sens différent de celui qu’ils auraient, s’ils figuraient simplement dans un livre profane. S’ils ont un sens pour la vie et la mort de celui qui les lit, c’est qu’ils ne sont pas simplement des évènements du « passé », des évènements enregistrés dans des chroniques… »

« Le Ve Imam, Mohammad Baqir (mort en 733), déclarait avec force à ses familiers : « Si la révélation du Qorân n’avait de sens que par rapport à l’homme ou au groupe d’hommes à l’occasion desquels tel et tel versets furent révélés, alors tout le Qoran aujourd’hui serait mort. Non pas ! Le Livre Saint, le Qorân est vivant, jamais ne meurt : ses versets s’accompliront chez les hommes de l’avenir comme ils se sont accomplis chez ceux du passé ».

………L’exclamation de Nietzsche: « Dieu est mort », n’annonce que la mort de celui qui la profère. » (Henry Corbin, op. cit.Vol I, pp. 137 et ss.)

BIBLIOGRAPHIE

Origène : Commentaire sur l’Évangile  selon Matthieu (Collection « Sources Chrétiennes », no 162 ; Éditions du Cerf, Paris, 1970)

Henri de Lubac : Exégèse médiévale : les quatre sens de l’Écriture (4 volumes ; Aubier-Montaigne, Paris, 1959).

Henri de Lubac : L’Écriture dans la Tradition. (Édit. Aubier-Montaigne, 1966).

Henry Corbin  : En Islam iranien. Aspects spirituels et philosophiques (« Bibliothèque des Idées », Gallimard, 1971-2 ; 4 volumes).

G. G. Scholem : La Kabbale et sa symbolique (Pavot, Paris, 1966).


[1] Remarquons en passant que le gramme, unité de poids, vient curieusement du même mot ; c’est le « scrupulum » latin, 24e  partie de l’once, et qui signifie : petit caillou.

[2] Certaines traductions mettent « parfaire ». Pourtant le mot grec employé ici signifie : remplir, réaliser, d’où accomplir.

[3] La lettre Yod en hébreu, rendue par le iota grec, est la plus petite des lettres hébraïques. Un trait, c’est un accent ou une partie de lettre.

[4] En grec : « grammateus », de « gramma » : lettre ; en hébreu « sofer », du verbe « safar » : écrire. Les scribes étaient spécialement voués à l’étude et à l’interprétation de la lettre, c’est-à-dire de la Loi Mosaïque.

[5] Origène : un des plus grands exégètes ou commentateurs chrétiens ; né à Alexandrie en 185, mort à Tyr en 253.

[6] Cité par H. de Lubac dans son ouvrage : « L’exégèse médiévale » (Aubier, Paris).

[7] « Le Royaume des Cieux » semble correspondre à ce que représente « Malcout », la dernière des Sephirot hébraïques.

[8] « Du neuf et du vieux » : la Révélation nouvelle et les Révélations anciennes.

[9] Sur l’histoire, voir plus loin ce que dit H. Corbin sur la « geste extérieure ».

[10] du grec « tropos » : direction, manière. Le sens moral est donc celui qui concerne la conduite et l’action dans la vie spirituelle.

[11] Anagogie, du grec : qui conduit en haut. Ce dernier sens correspond au sens secret des cabalistes.