André Niel
La liberté créative

De deux choses l’une : ou bien ce « sentiment profond » que nous avons de notre liberté n’est qu’un leurre de la nature, ou bien notre liberté elle-même doit être considérée comme un agent néfaste de désordre et de misère. En fait, ces deux possibilités se conjuguent pour nous accabler. Nous allons voir comment, si notre liberté n’est qu’illusion, cette illusion est en outre assez virulente pour nous avoir amené dans l’état de malheur qui est le nôtre.

(Extrait de Krishnamurti et la Révolution 1953)

I

Psychologie du sentiment oppositionnel de liberté

« La vraie liberté n’implique pas le choix. Mais ce qui est plus important, c’est que, même si nous sommes libres, nous le sommes dans un état de confusion. Or notre état de confusion interdit tout choix.

« Très exactement, le choix dans l’état de confusion est la négation de la liberté.

« Il faut d’abord que vous reconnaissiez votre état de confusion. Vous devez d’abord vous éclairer… Il faut donc prendre conscience des causes. »

KRISHNAMURTI

(Interview au journal « Combat » du 9-5-50).

§ 1. — Le libre-arbitre oppositionnel.

C’est un fait que l’homme se sent intérieurement libre, qu’il a le sentiment profond de sa liberté. Ce fait constitue même l’argument psychologique fondamental sur lequel les partisans du libre-arbitre essaient d’appuyer leur thèse [1]. La force de l’évidence sentimentale a toujours résisté ici aux remontrances des argumentations mécanistes. Et devant cette forteresse inexpugnable : le sentiment intérieur et permanent, chez l’individu, de sa liberté, les partisans du déterminisme sont, finalement, bien obligés de lever le siège !

La plupart des Révolutions et des mouvements politiques d’origine revendicative ont eu également leur ressort dans un tel sentiment et une telle certitude [2].

Une objection décisive est pourtant capable de répondre à ce « sentiment intérieur » de notre liberté. Si elle n’a jamais été présentée, c’est sans doute que, simple expression du bon sens, elle n’apporte rien au camp adverse, le « mécanisme déterministe ». Voici cette objection : si l’homme était réellement libre, vraiment, serait-il, sentimentalement et socialement, si malheureux ? Si l’humanité était composée d’hommes réellement libres, serait-elle aujourd’hui dans un tel désordre ?

De deux choses l’une : ou bien ce « sentiment profond » que nous avons de notre liberté n’est qu’un leurre de la nature, ou bien notre liberté elle-même doit être considérée comme un agent néfaste de désordre et de misère. En fait, ces deux possibilités se conjuguent pour nous accabler. Nous allons voir comment, si notre liberté n’est qu’illusion, cette illusion est en outre assez virulente pour nous avoir amené dans l’état de malheur qui est le nôtre.

Ajoutons cependant tout de suite qu’il ne semble pas qu’une telle illusion ait sa source dans une fatalité incoercible : aucune possibilité de renfort, ici, pour la position déterministe ! D’ailleurs, nous nous plaçons délibérément sur un plan où, aux problèmes réels posés par une humanité réelle, ne peut plus être adapté le carcan rhétorique d’aucune discussion contradictoire. Ce n’est donc pas à la lumière des conflits philosophiques traditionnels que nous allons maintenant aborder l’étude analytique de l’illusion de liberté. En fait, il n’est jamais de véritable enseignement que rayonnant de la chose même, et l’ambiance de dispute contradictoire n’est propre qu’à déformer l’aspect réel des objets considérés. Or, nous allons voir que, justement, et comme par surcroît, la chose-liberté n’est rien d’autre qu’une liberté-conflit, un mode d’agir inséparable de la négation de l’homme par l’homme.

C’est par l’étymologie que nous est rendu le plus directement accessible le sens profond du mot liberté. Est-ce que la « libertas » n’est pas, dans l’antiquité romaine, la condition de l’homme libre, par opposition à celle de l’esclave possédé par un maître ? Nous sommes ici, tout de suite, plongés dans une ambiance significative : celle que résume l’idée des rapports réciproques constamment en vigueur entre un maître et son esclave.

Si, du plan politique, nous passons sur le plan psychologique, le mot « liberté » ne perd qu’en apparence son sens primitif. La tension d’abord introduite par le sentiment de rapports réciproques de dualité et d’opposition entre maître et esclave, dominant et dominé, subsiste comme un germe profond. Cela tient avant tout à ce que toute conscience porte en elle-même, aussi fortement gravés l’un que l’autre, les sentiments de l’existence du Moi et celui de la contradiction et du défi du Non-Moi [3]. Le Non-Moi, n’est-ce pas l’Autre-absolu, un Autre qui, s’il n’est tenu en respect, ou au moins dans l’éloignement, risque d’absorber, d’anéantir le Moi ?

Ainsi, la tension des rapports entre maître et esclave est-elle en nous innée, avec la tendance à l’exclusion réciproque qui met aux prises notre sentiment du Moi et notre sentiment du Non-Moi. Toute la vie du Moi ne consiste-t-elle pas avant tout dans sa résistance à l’opposition menaçante du Non-Moi : cet Autre-esclave toujours prêt à la rébellion, ou ce Maître toujours sur le point de nous réduire, de nous assimiler [4] ?

C’est ici qu’il convient de saisir dans sa véritable essence notre « sentiment intérieur de liberté » : il se confond, en fait, avec la certitude de notre victoire actuelle sur l’Autre-absolu. J’existe, donc je suis libre de l’Autre. Et j’existe même d’autant plus que j’ai le sentiment, par une conscience plus vive de mon opposition à cet Autre, de le tenir mieux en respect [5]. Autrement dit, notre « sentiment intérieur de liberté » est-il inséparable de l’état d’une conscience que déchire littéralement en deux l’ambivalence de sa représentation de l’être moral de l’homme : positif dans le Moi, et négatif dans cet aspect du Non-Moi qu’est l’Autre-absolu.

Passons maintenant du « sentiment intérieur » de notre liberté à son expression dans l’acte soi-disant libre. On assiste à l’éclosion d’un comportement déduit de la situation fondamentale ci-dessus.

Nous savons comment le sentiment de notre liberté se confond avec notre certitude de vivre à part l’Autre-absolu, et, pour ainsi dire, hors de sa coupe. Or, c’est de la même manière que tout acte libre implique généralement le choix d’une situation, d’un objet ou d’un être contradictoirement à tels autres, alors rejetés dans la catégorie existentielle négative. Il n’est pas ici d’ambiguïté possible : un tel choix répète la victoire du Moi sur le Non-Moi, et c’est en quoi il nous semble affirmatif de liberté. La contradiction du Moi et de l’Autre-absolu est derrière tout choix proclamé libre. Choisir, à ce compte, c’est affirmer-nier : poser ceci par opposition à cela, soi-disant au nom de la Raison, du Bien, de la Justice, de Dieu ou du Diable, mais, en fait, au seul nom de la contradiction fondamentale du Moi et de l’Autre-absolu.

C’est, à vrai dire, toute l’histoire des fameuses et absurdes querelles autour du « libre-arbitre » qui, soudain, s’éclaire. Voici à peu près à quoi une telle querelle se réduit : Toutes les philosophies commencent par tomber d’accord qu’une liberté absolue serait à peine concevable [6]. C’est alors que la « liberté de choix » proprement dite est mise en avant : on est libre dans la mesure où on est capable de choisir dans le mépris ou le respect de telle croyance, ou évidence plus générales. Seulement, ici, les philosophies ne sont plus du tout d’accord, car chacune a, bien entendu, son titre suprême de référence. Vous êtes libres d’accepter ou de rejeter Dieu, la Raison, la Justice, le Progrès — c’est-à-dire le Bien ou le Mal — mais attention à vous ! car de terribles représailles attendent les ignorants, les faibles, les traîtres ou les infidèles à l’Idée ! Remarquons ici qu’au fond, la nature particulière de cette Idée importe bien peu : il suffit que le sentiment intérieur d’être libre continue d’être satisfait ; et c’est ce qui a lieu quel que soit le système philosophique, religieux ou politique à l’intérieur duquel se place l’individu lorsqu’il choisit-affirme ceci contre cela.

Mais si le « sentiment intérieur de liberté » reste satisfait, la simple logique n’arrive pas à l’être : menaces, condamnations, représailles, tout cela est loin de supposer, en effet, la liberté, mais implique bien l’intervention d’absolues exigences ! A vrai dire, nous sommes les prisonniers de la ritournelle déterminisme, liberté, déterminisme, etc., et il serait vain de chercher à en sortir. Car nous sommes, en réalité, les prisonniers du cercle infernal de la contradiction originelle du Moi et du Non-Moi !

Par mon opposition à l’Autre, je me pose : donc libre de l’Autre. Mais la fatalité de l’être de l’Autre devient ainsi une condition de mon sentiment de ma liberté, car sans la présence haïssable de l’Autre, je deviendrais incapable de me poser libre-par-opposition [7].

Liberté absolue ? Impossible : il y a l’Autre, auquel je suis rivé par ma condition oppositionnelle. Au fond du sentiment précieux de ma liberté, il y a l’Autre, que je dois traîner comme un boulet !

Alors, détermination absolue ? Impossible ! Car je ne me pose ici en tant qu’être que libéré de l’oppression de l’Autre. Ma « détermination » signifierait ma soumission à l’Autre, mon absorption par cet Autre, pour tout dire ma disparition en tant qu’être !

Or, il ne saurait y avoir, en toute logique, plus de possibilités de solution au conflit traditionnel des philosophies du libre-arbitre et du déterminisme qu’il n’y en a d’échapper ici à l’absurdité du conflit fondamental du Moi et de son contraire essentiel, le Non-Moi. C’est cette dernière contradiction qui conditionne absolument tout le problème actuel de la liberté et qui le rend insoluble !

Il est vrai qu’une certaine honnêteté essaie de se proclamer aujourd’hui. À nouveau elle s’autorise de l’évidence du fait intérieur de la liberté. Mais on se propose, cette fois, de rester le plus près possible de cette évidence, même si l’action qui devait en résulter, en se proclamant absolument libre, risquait de s’exposer au reproche d’absurdité [8]. Pour tout dire, on est prêt à admettre que l’existence soit essentiellement absurde, si cette absurdité est le prix dont il faut payer la conversion en action réelle de ce sentiment intérieur et si précieux de liberté [9] !

Mais rien n’est ici, pour autant, résolu. On a beau « choisir » dans l’ivresse d’une imagination délirante de liberté, on n’en est pas pour cela plus libre du cercle vicieux de la contradiction du Moi et de l’Autre ! On peut bien avoir répudié toute Religion, toute Raison [10], toute Morale, c’est toujours au nom du Moi-ennemi-de-l’Autre qu’on choisit-affirme ceci contre cela. Un tel Moi peut bien s’appeler Caprice, Intuition, Instinct, Passion, ou même Liberté [11], on choisit toujours par décision ambivalente, affirmative-négative, en faveur d’un Etre-positif, contradictoirement à un certain Etre-négatif. En fait, il n’existe pas de « pure liberté », de « liberté absolue » qui réponde, en tant que réelle possibilité d’action, au sentiment intérieur que nous pouvons avoir d’une telle liberté. Celle-ci n’est jamais qu’une illusion, née de l’opposition-contradiction des images que nous nous formons spontanément du Moi et du Non-Moi. Agir au nom de la « liberté absolue », c’est sacrifier, en fin de compte, à une nouvelle divinité, obéir à une Morale, à une Religion nouvelle. Et « choisir » dans l’ivresse d’une absolue liberté, c’est encore choisir au sein de la contradiction du Bien et du Mal, représentés ici par la liberté et la non-liberté ! La loi de l’opposition du Moi et du Non-Moi est une fatalité profonde, une loi inéluctable qui condamne toute prétendue liberté — qu’elle s’inscrive ou non dans le cadre de la contradiction du Bien et du Mal traditionnels — à tourner dans son cercle. Le sentiment le plus exalté qu’on est libre d’un choix quelconque n’est encore possible que dans la soumission à la loi de la contradiction de l’Autre. De sorte que l’acte libre accompli dans le sentiment le plus intense d’une absolue liberté n’est encore qu’un faux acte libre, puisqu’il nie la liberté : il n’est en effet possible que dans la contradiction du Moi et de l’Autre, ou la tension de l’opposition est la négation de toute possibilité d’une liberté réelle [12] !

Mais comment ce qui constitue pour nous l’attrait essentiel de la vie — le sentiment  intérieur de notre liberté — pourrait-il être à ce point dépourvu de sens et grevé d’absurde ? N’est-ce pas, en fait, toute la part de l’activité humaine qui se trouve reliée des liens les plus étroits à ce sentiment — nous voulons parler de l’activité sociale, morale, sentimentale, et aussi métaphysique — qui se trouverait alors entachée d’un tel non-sens et d’une telle contradiction ? Mais le désordre et la misère où nous vivons ne sont-ils pas les évidents symptômes d’une telle présence universelle de l’Absurde ? Et pourtant, cet Absurde n’a pas encore tout à fait réalisé, parmi nous, son accomplissement. Le sentiment intérieur de liberté n’a jusqu’ici, en effet, trouvé son aliment que dans l’opposition d’individus matériellement incapables de s’entre-détruire jusqu’à l’extinction réciproque. Mais le progrès technique fait, peu à peu, son œuvre. Et le moment approche où la contradiction théorique de l’homme par l’homme sera capable de passer sur le plan pratique de la négation effective de l’espèce par elle-même. La contradiction de principe de l’homme par l’homme est aujourd’hui sur le point de se transformer en principe de destruction effective de l’humain par l’homme.

De sorte qu’on peut lire, dans l’absurdité de notre actuel vouloir-libre intérieur — fondé sur l’opposition — l’aboutissement virtuel du sort de tout humain !

La conclusion est rigoureuse : la chose-liberté, en tant que chose, ne va pas au delà du sentiment illusoire que nous en avons. Mais il y a plus grave : tous les actes qu’engendre une telle illusion, parce qu’ils reproduisent une situation-type essentiellement négatrice de l’homme, se rejoignent dans un effort universel qui est une menace directe contre la vie de l’espèce.

Le développement de l’Histoire vérifie d’ailleurs une telle affirmation, son devenir n’étant rien d’autre que la Contradiction en marche vers l’abolition de l’existence ; c’est-à-dire vers le triomphe de la Liberté : celle d’un « Moi » finalement délivré de tous les Autres — la sinistre « libération » d’une humanité débarrassée, pour jamais, d’elle-même !

Une des caractéristiques de notre époque, c’est de vivre et de subir intensément la menace que fait peser sur l’homme son obsession d’une liberté inhumaine. Pour sa part, l’individu lucide et logique ne peut vivre une telle menace qu’il ne songe à lui répondre. Mais il n’y a, en fait, de sa part, réponse effective que si, en se libérant lui-même de la prison intérieure de l’opposition, il parvient à transgresser pour son propre compte une condition universellement absurde ! Or, c’est là une « libération » qui n’a aucun rapport avec aucun effort libérateur encore jamais entrepris. Il s’agit, en effet, d’aborder à un rivage où l’individu se trouve débarrassé du virus de la contradiction, ce mal dont le symptôme le plus significatif est, actuellement, notre sentiment enivrant et stérile de liberté. À cette condition seulement, l’homme et la pensée auront quelques chances de survivre.

C’est un tel rivage que nous allons maintenant, malgré les lourdes ténèbres qui nous étreignent, essayer d’entrevoir.

§ 2. — Le choix créatif.

La pure passion d’épouvante où la simple émotion de désir seront toujours impuissantes à composer une œuvre valable de l’Art éternel. Tout au plus la traduction de ces sentiments dans un ouvrage de l’imagination peut-elle être une réussite dans l’ordre de la calomnie ou de la propagande. Du tremplin de l’amour aveugle ou de la haine servile, l’artiste ne s’élève jamais que pour une gloire éphémère. La source unique et universelle de l’Art est le libre génie créateur de l’homme-individu. Seul, un tel élan peut prêter des ailes à qui se sent la force de traduire en beauté son merveilleux étonnement de vivre.

Mais il peut arriver que le génie de créer se fourvoie dans l’impasse de la contradiction du Moi et de l ’Autre, qu’il se laisse prendre au piège de l’adoration ou de la haine. Alors, une porte se ferme, qui donnait sur l’azur sans limites… Le génie de la création n’est plus libre dans l’individu, il ne peut plus fonctionner que dans l’accompagnement d’une destruction ! Les témoignages d’expression de l’artiste en sont alors réduits à s’unir dans un même effort affirmatif-négatif de représentation d’une Image unique, tenue debout parmi les ruines d’un monde adverse…

Or, la psychologie du désir de liberté est liée d’un rapport étroit avec celle de l’Art de combat. Ici et là, en effet, on s’affronte, Moi ou Nous-Autres, à quelque Autre absolu dont la suppression est âprement désirée. On lutte, c’est-à-dire qu’on ne s’épanouit pas directement dans une action ou dans une œuvre devant être finalement proposées au jugement universel des hommes: on lutte pour l’institution d’une humanité qui n’existe pas encore, qui n’est pas encore libérée de la matrice de l’Histoire… On n’a même plus ici l’idée que, dans le cadre universel de l’homme-qui-est, puisse être créé quelque chose dont chaque individu soit susceptible de voir immédiatement sa vie transformée, éblouie.

C’est qu’il n’existe, en fait, qu’une seule créativité : celle qui se passe d’affirmer ceci contre cela, et qui ne saurait penser non plus que ceux-ci dussent être détruits pour le profit de ceux-là. Une telle créativité tend à se réaliser directement dans le sein de l’universel. Le seul fait que l’homme se soit déjà rendu capable de tels actes exclusivement créateurs, se soutenant par eux-mêmes, à part toute négation, est une preuve décisive qu’il existe un être-de-l’homme pouvant dès aujourd’hui servir de fondement à l’édification d’une civilisation unifiée. La totalité de l’humain a sa preuve dans le simple pouvoir de chacun de fonder l’universel, dans une action ou une œuvre capable de représenter aux yeux de tous les autres hommes une nouvelle raison de vivre !

Un très grand intérêt psychologique résulterait de la comparaison approfondie des activités de choix dans les états respectifs de fausse et de véritable créativité, c’est-à-dire de créativité oppositionnelle et de créativité non-oppositionnelle, ou libérée.

L’artiste, le poète, dans les moments où ils sont libres de toute arrière-pensée d’opposition, ne choisissent les éléments de leur œuvre que relativement aux exigences de celle-ci. Ce choix ne résulte donc que d’un pur effort intuitif de création. Toute décision élective est alors, de leur part, directement et exclusivement édificatrice. À aucun moment un choix de cette sorte n’implique la négation des éléments provisoirement délaissés.

Or, nous venons de voir que dans le cadre de l’opposition, tout se passe différemment. Le choix, n’y étant affirmatif que par négation, y est toujours de parti-pris. On choisit ceci contre cela, « ceci » exprimant alors l’Idée où s’informe le Moi-oppositionnel profond. Un tel choix n’a donc rien, ici, de réellement créateur. Il se borne à rapprocher des symboles, à émettre des jugements favorables ou non, suivant qu’il y a ou non participation à telle Idée du suprême sans rapport aucun avec l’universel. C’est ainsi, par exemple, que l’artiste partisan sera principalement guidé dans le choix des éléments de son œuvre par tel souci d’une utilité particulière — perfection d’une ressemblance, flatterie, efficacité religieuse ou politique, but moral, succès personnel, etc… beaucoup plus que par son sentiment intime des lois de la sensibilité commune.

Si le domaine de la créativité artistique se prête ainsi à de fructueuses comparaisons avec le domaine moral, c’est que la sensibilité esthétique et la sensibilité morale plongent ensemble leurs racines dans les mêmes profondeurs subjectives. Mais alors que, dans le domaine de l’Art, ont déjà été produites quelques réussites capables de transporter d’une émotion merveilleuse les hommes de tous les temps, la sensibilité morale est restée jusqu’à ce jour une terre à peu près stérile… Il semblerait donc que le souffle de la mentalité créatrice non-oppositionnelle ait commencé par toucher l’homme esthétiquement sensible bien avant l’homme moral et social… Mais il resterait alors à disputer si l’esprit d’unité n’a pas vraiment commencé par conquérir l’homme pratique, en lui donnant le sentiment de l’unité spatio-temporelle du monde phénoménal…

De toutes manières, l’homme moral et social ne nous semble pas près de s’ouvrir à de telles influences ! Il suffirait pourtant, pour cela, que voie le jour une conception nouvelle des rapports du Moi et du Non-Moi, du Moi et de l’Autre, et capable de substituer à leur contradiction des rapports d’unité et d’harmonie. L’action morale des individus verrait alors s’ouvrir devant elle le champ d’un développement analogue, par l’étendue, à celui où l’Art et la Science ont commencé de fleurir.

A la notion traditionnelle — et combien confuse — de liberté, vient ici se substituer l’idée d’une véritable libération de l’homme, aussi bien de l’état de dualité que des menaces d’auto-destruction qui en résultent, ceci au profit d’une activité sociale et morale exclusivement créatrice. L’humanité adhère, enfin, à elle-même. Elle émerge dans l’état de vie universelle dont nous venons de voir qu’il est exclusif de toutes frontières. L’individu ne se pose plus complémentairement à la négation d’autres individus, et c’est pourquoi il n’a plus l’obsession de sa liberté. Il a conscience qu’il ne pourrait jouir d’une autre liberté que celle qui résulte, désormais, de son pouvoir d’agir créativement, d’une manière constante, dans un monde qu’il a lui-même affranchi de la dualité.

L’ouverture de telles perspectives ne suffit sans doute pas à résoudre le problème actuel si dramatique des rapports sociaux. Mais encore fallait-il au moins que le véritable problème soit posé, et c’est à quoi nous avons abouti. Au vieux problème, insoluble par nature, de la Liberté, se trouve ici substituée la question pratique d’une libération réelle de l’homme d’une condition dont il est aujourd’hui, sans le savoir, l’esclave misérable et promis au néant.

Ce « problème nouveau » n’est peut-être, après tout, que l’ancien problème de la liberté, mais transposé en termes de connaissance… Or, il résulte de cette « connaissance » que nous ne pouvons nous contenter d’une prise de conscience superficielle, puisée dans des textes ou de froides observations. Toute une mentalité doit être réformée ! D’énormes obstacles de croyance et d’habitudes doivent être franchis. Le souffle même de l’esprit créateur libre devra commencer par renverser lui-même les lourdes barrières de la passivité, du silence et de la peur qui sont autant d’obstacles à son épanouissement.

Certes, le génie de la libération créatrice sommeille en tout individu, avec le génie même de créer. Mais la contradiction du Moi et de l’Autre-absolu est un mal naturel fortement ancré en chacun, et contre lequel nous sommes, depuis toujours, restés désarmés. Aussi bien semble-t-il probable que l’humanité sociale ne puisse être gagnée que progressivement à l’esprit de non-division, c’est-à-dire à l’état de liberté créative.

Krishnamurti est, de toute apparence, l’un des esprits où s’annoncent aujourd’hui avec le plus de vigueur les signes avant-coureurs d’une offensive prochaine de la mentalité unifiée. Sa pensée se propose à nous comme le début d’une expérience mentale dont on ne peut que souhaiter qu’elle devienne le plus vite possible une expérience largement universelle. Ainsi, croyons-nous apercevoir en lui l’un des premiers spécimens d’une humanité qui essaye, malgré tout, de se pousser hors de soi, hors de l’ornière de notre époque où l’Histoire des hommes s’est immobilisée, dans le plus tragique et menaçant arrêt que l’espèce ait sans doute connu depuis les origines, sur la route sans fin de l’évolution.

Parce qu’il traite presque constamment la question des rapports de l’homme avec lui-même, Krishnamurti ne pouvait pas ne pas aborder le problème crucial de la vraie et de la fausse liberté. Il s’y est arrêté en de nombreux entretiens. Nous allons essayer de reparcourir sa route, mais cherchant, plutôt, à revivre qu’à suivre.


[1] Pour Bergson, notamment, la liberté est une des «données immédiates de la conscience».

[2] « La liberté ! Il faut l’avoir perdue pour la connaître enfin et l’étreindre, cette amie,  cette épouse dont aucune puissance au monde n’est capable de nous séparer ! » F. Mauriac , Présentation du poème Liberté, de Paul Eluard .

[3] Une telle situation psychologique fondamentale a sa traduction philosophique la plus explicite dans la pensée de Fichte, pour qui le conflit essentiel du Moi et du Non-Moi est la condition même de la pensée.

[4] Symptôme indéniable de cette phobie générale du Non-Moi que le rôle joué, dans la philosophie de Sartre, par le souci angoissé de la seule présence d’autrui. « Le fait d’autrui est incontestable et m’atteint en plein cœur. Je le réalise par le malaise ; par lui, je suis perpétuellement en danger. » (L’Être et te Néant, p. 334.)

[5] Pour Hegel, le sentiment que j’ai de mon existence exigerait, en plus, pour s’affirmer vraiment, une véritable « reconnaissance » du Moi par le Non-Moi subjugué. C’est, en termes plus précis, la nécessité de la « reconnaissance du Maître par l’Esclave » telle qu’il l’expose dans la Phénoménologie de l’Esprit.

[6] Une liberté indépendante de tout motif « nous abaisserait au-dessous des bêtes », estime Leibniz (Nouveaux Essais, II, c h. XXI).

[7] Il y a un exemple tellement significatif d’exaltation du sentiment de liberté, consécutivement à une aggravation de l’opposition, dans les lignes déjà citées de François Mauriac, que nous ne pouvons que les reprendre, suivies d’autres également significatives : « La liberté ! Il faut l’avoir perdue pour la connaître enfin et l’étreindre !… Parce que les Allemands tenaient la France à la gorge, les poètes de France furent délivrés d’eux-mêmes… Cette musique qu’ils avaient chantée pour eux seuls, cette eau obscure devint tout à coup limpide… » (F. Mauriac, Présentation du poème « Liberté », de Paul Eluard).

[8] « Il n’y a pas de déterminisme, l’homme est libre, l’homme est liberté. Si, d’autre part, Dieu n’existe pas, nous ne trouvons pas en face de nous des valeurs ou des ordres qui légitimeront notre conduite. Nous sommes seuls, sans excuses… L’homme est condamné à être libre… » (J.P. Sartre, L’Existentialisme est un humanisme, p. 37). J.-P. Sartre reconnaît lui-même l’absurdité de l’acte libre :« …il est absurde comme étant par delà toutes les raisons », et il l’identifie avec la conscience « non-thétique », ou irrationnelle que nous avons de nous mêmes. (L’Être et le Néant, p. 559 et 539.)

[9] « Tout existant naît sans raison, se prolonge par faiblesse, meurt par rencontre. » (J.-P. Sartre, L’Être et le Néant, p. 170).

[10] « Toute raison vient au monde par la liberté. » (id„ p. 567).

[11] « Les actes des hommes de bonne foi ont comme ultime signification la recherche de la liberté en tant que telle. » (L’Existentialisme est un humanisme, p. 82).

[12] On pourrait imaginer un jeu consistant à découvrir tous les aspects de la contradiction enfermée dans la notion traditionnelle de liberté. Voici l’un de ces aspects, analysé par J.-P. Sartre : « La liberté est liberté de choisir, mais non liberté de ne pas choisir. Ne pas choisir, en effet, c’est choisir de ne pas choisir… Le choix est fondement de l’être choisi, mais non pas fondement du choisir. D’où l’absurdité de la liberté. » (L’Être et le Néant, p. 561).